🇲🇽 Mikel Ruiz : le roman du Chiapas (entretien avec l’écrivain / Pierre Madelin – Ballast)


Pour avoir grandi au Chiapas, l’État le plus pauvre du Mexique, Mikel Ruiz est autant familier des réseaux criminels entretenus par les plus puissants cartels mexicains que des difficultés rencontrées par les nombreux groupes indigènes de la région. La violence de son époque concentre l’essentiel de son attention et constitue la matière première de ses livres. Pourtant, tandis qu’il commence à écrire, on l’a vite renvoyé à son identité : s’il écrit, ce devra être en tant qu’« indigène ».

Depuis, que ce soit par le biais du conte, du roman noir ou par la composition d’anthologies, Mikel Ruiz s’en prend aux stéréotypes de la littérature indigéniste. Son but : saisir, autrement et en deux langues, le tzotzil et l’espagnol, une identité minoritaire traversée par des profonds bouleversements. Un entretien mené à San Cristóbal de las Casas par l’essayiste et traducteur Pierre Madelin.

Adolfo Mexiac, El Mezquital, 1957

Qu’est-ce qui vous a conduit à devenir écrivain ?

Je suis né dans un hameau de San Juan Chamula, municipalité indigène de langue tzotzil1. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de 16 ans, après quoi je me suis installé à San Cristobal de las Casas, la capitale historique du Chiapas, pour mes années de lycée. Puis ça a été Tuxtla Gutiérrez pour ma licence et, enfin, Valdivia au Chili, pour ma maîtrise, avant de revenir ici pour mon doctorat. C’est en licence que j’ai découvert la littérature et la possibilité d’écrire, un peu par hasard, en commençant à fréquenter des ateliers d’écriture, des aspirants écrivains et celui qui a été mon premier maître, José Antonio Reyes Matamoros. C’est aussi à cette période que j’ai pris conscience que j’étais « indigène » : étiquette qui m’était jusqu’alors étrangère car ça n’était jamais par ce terme que nous nous identifiions dans la communauté dont j’étais issu. Cette assignation nouvelle avait pour moi quelque chose de déconcertant. Puis j’ai découvert, fasciné, qu’il existait des écrivains indigènes et des livres, notamment des recueils de poèmes, écrits en tzotzil. La priorité pour moi, c’était néanmoins de parfaire mon apprentissage de l’espagnol, qui n’est pas ma langue maternelle. Peu à peu, j’ai commencé à écrire des textes courts puis l’idée d’écrire un livre à part entière a fait son chemin. En 2014, mon premier livre, Los hijos errantes [Les Enfants errants], un recueil de contes, a été publié. Immédiatement après, j’ai commencé à écrire La ira de los murciélagos [La Colère des chauve-souris], qui est sorti en 2021. J’ai encore plusieurs livres en cours, dont une suite de La ira de los murciélagos, car j’envisage une trilogie autour de cette thématique, et un roman sur le massacre d’Acteal, en le racontant du point de vue de l’un des paramilitaires qui l’a perpétré. 

Pourquoi avoir fait le choix d’écrire en espagnol si ça n’est pas votre langue maternelle ?

Mon premier livre, en réalité, a été écrit dans les deux langues, le tzotzil et l’espagnol. Mais vous avez raison de poser cette question car, de fait, ma relation à la langue espagnole, marquée par les humiliations et les défis, n’a pas toujours été facile. En changeant d’école en primaire, j’ai été rétrogradé d’une classe car je ne savais pas lire l’espagnol – pourtant j’avais jusque-là été plutôt un bon élève. Ça m’a affecté. Puis, alors que j’aspirais à devenir instituteur, comme de nombreux jeunes indigènes partis pour la ville, un de mes professeurs m’a laissé entendre qu’il serait préférable que je me consacre aux mathématiques, car, selon lui, j’étais plus doué pour les chiffres que pour les mots. Mais j’étais attiré par la philosophie. J’ai donc sollicité un cousin pour qu’il m’aide à trouver un cursus. Mon cousin m’a dit : écris une lettre de motivation et je t’aiderai. Mais il l’avait à peine lue qu’il l’a déchirée sous mes yeux avant d’ajouter : commence par apprendre à parler et à écrire l’espagnol, après je t’aiderai. C’était la deuxième fois que cette langue se dressait face à moi, obstruant ma scolarité et mes projets de vie. Il m’a donc fallu beaucoup travailler pour pouvoir écrire en espagnol comme je le fais aujourd’hui.

Votre dernier roman, La ira de los murciélagos, relate les destinées croisées de deux personnages centraux. L’un, Ignacio Tsunun, est un jeune auteur indigène qui est en partie un personnage autobiographique. L’autre, Ponciano Pukuj, est un puissant narcotrafiquant qui brigue le poste de maire de San Juan Chamula et qui est en conflit avec d’autres prétendants au trône. La violence extrême — affrontements à l’arme lourde, torture, démembrements, dilution des corps dans l’acide — qu’il déploie pour parvenir au pouvoir est à l’image de celle qui ravage le Mexique depuis vingt ans, et les hautes terres du Chiapas depuis quelques années. Pour reprendre une question que vous posez vous-même dans le roman : « À quel moment nous, Chamulas, sommes-nous partis en couille avec nos us et coutumes ? Quand sommes-nous passés de l’odeur de l’encens à celui de la poudre, des prières aux narcocorridos2 ? »

Permettez-moi de répondre en revenant une nouvelle fois sur mon histoire personnelle. Au début des années 2000, j’ai failli partir illégalement pour les États-Unis à la fin du collège. Mon père, qui fabriquait et vendait des bougies, avait tout arrangé mais, au dernier moment, le projet est tombé à l’eau car un autre prétendant a pris ma place, ce qui m’a poussé à poursuivre ma scolarité. Mais beaucoup de jeunes des communautés indigènes, parmi lesquels des amis et des cousins, migraient à cette époque vers le Nord. Dix ans après, je suis retourné vivre temporairement dans mon village et, stupéfait, j’ai découvert que beaucoup de choses avaient changé. Dans les fêtes du village, beaucoup de personnes consommaient non seulement de la marijuana mais aussi de la cocaïne. Certains caciques locaux se déplaçaient dans d’imposants et fastueux cortèges de pick-up flambant neuf, étalant ostensiblement leur statut. Les groupes de musiciens invités pendant les fêtes chantaient des narcocorridos à leur gloire… J’avais l’impression d’être dans une scène du Parrain et qu’Al Pacino s’était installé dans mon village.

Cette irruption brutale de la drogue et du crime organisé correspondait en partie aux premiers retours de ceux qui avaient migré. Pour supporter les rythmes de travail très intenses auxquels ils avaient été soumis aux États-Unis, ils avaient pris l’habitude de consommer des drogues dures et étaient revenus au pays avec toutes sortes d’addictions. Peu à peu, certains des consommateurs devinrent dealers. Après, il y avait bien sûr déjà des dynamiques régionales qui étaient en place. Le Chiapas, situé à la frontière du Guatemala, était depuis longtemps une zone de transit pour le trafic de drogue, d’armes et d’êtres humains, et certaines communautés indigènes sollicitaient une sorte de « droit de péage » pour les convois du crime organisé, en échange de leur discrétion ou de leur protection. Enfin, il faut ajouter que l’essentiel du crime organisé local est composé par des groupes eux-mêmes issus du monde indigène, dont les activités s’emboîtent dans les structures de cartels plus puissants comme hier le cartel de Sinaloa et les Zetas ou, aujourd’hui, le cartel de Jalisco Nueva Generacion.

Cette émergence du crime organisé à Chamula a‑t-elle reconfiguré les dynamiques politiques locales ?

Adolfo Mexiac, sans titre, 1955

Oui, car une sorte d’aristocratie indigène, issue des rangs du crime organisé, a émergé, et certains de ses leaders, à l’image du Ponciano Pukuj de mon roman, se sont mis en tête de parvenir au pouvoir politique local, au prix de la violence et du sang si besoin. Il faut savoir qu’à Chamula, les élections sont un leurre mis en place avec pour seule fin de respecter la légalité républicaine mexicaine : la personne destinée à occuper le poste de maire est désignée en amont selon les usos et costumbres [us et coutumes], eux-mêmes indissociables de toutes sortes de jeux d’influence et de réseaux de clientèle dans lesquels ceux des barons de la drogue locaux ou d’anciens migrants n’ont évidemment pas tardé à s’impliquer. Le trafic de drogue étant aujourd’hui l’une des principales sources d’argent et de pouvoir, de nombreux jeunes aspirent à devenir narcotrafiquants et tueurs, comme les personnages Juan, Pedro et Salvador de mon roman. (…)

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