Néolibéralisme et politiques de réduction de la pauvreté en Amérique latine (analyse de Hugo Goeury / Contretemps)

Le dernier quart du 20e siècle en Amérique latine a été marqué par une véritable déferlante néolibérale. Si, dans un premier temps, l’onde néolibérale fut déclenchée par les sanguinaires dictatures militaires du Cône Sud (Chili et Argentine en tête), elle se propagea par la suite au reste de la région sous l’auspice d’institutions en apparence plus respectables telles que le Fonds Monétaire International (FMI) et les différents régimes démocratiques qui appliquèrent ses fameux « programmes d’ajustements structurels » à l’échelle nationale. La transition vers le modèle néolibéral, après quatre décennies marquées par l’expérience de l’« industrialisation par substitution aux importations », se fit dans la douleur.

Pendant que l’élite économique nationale et internationale profitait pleinement des nouvelles opportunités d’accumulation de capital créées par la libéralisation du commerce, la dérégularisation de la finance et du marché du travail ainsi que les programmes massifs de privatisation, les réformes néolibérales eurent un impact désastreux sur les classes populaires. Durant ce qui est fréquemment appelé « la décennie perdue des années 80 », plus de 64 millions de personnes sombrèrent dans la pauvreté et 31 millions dans l’extrême pauvreté, faisant monter les taux de pauvreté et d’indigence de la région respectivement de 40,5 % à 48,3 % et de 18,6 % à 22,5 %. Si la situation s’améliora quelque peu durant les années 1990, en 2002 l’Amérique latine comptait plus de 221 millions de pauvres (44 % de la population) et plus de 97 millions d’indigents (19,4 % de la population). Après des décennies de domination politique de la droite dans la région, les choses commencèrent à s’inverser à partir de 1998 avec l’élection d’Hugo Chávez au Venezuela.

Dans le sillage de Chávez, plusieurs représentants de la gauche latino-américaine se firent élire aux fonctions présidentielles dans de nombreux pays du sous-continent. Ce revirement politique – fréquemment appelé « Marée Rose » (Pink Tide) en anglais – fut d’une telle ampleur qu’au milieu des années 2000, ¾ de la population latino-américaine vivait sous des gouvernements de (centre)-gauche. L’arrivée au pouvoir de la gauche en Amérique Latine s’accompagna d’une incroyable réduction de la pauvreté dans la région : en 2012, les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté étaient respectivement tombés à 28 % et 11,3 % (ce qui représente une réduction de +/- 42 % en dix ans dans les deux cas).

À l’heure actuelle, la Marée Rose semble s’être – temporairement ? – retirée alors que la droite est revenue au pouvoir dans de nombreux pays clés de la région[1]. Compte tenu des succès rencontrés dans les années 2000 en termes de réduction de la pauvreté, il semble opportun de revenir sur les politiques publiques mises en place par les gouvernements de (centre-)gauche pour lutter contre celle-ci. Plus précisément, il convient de s’interroger sur la relation qu’entretiennent ces politiques sociales avec le modèle néolibéral que ces mêmes gouvernements s’étaient engagés à renvoyer aux oubliettes de l’histoire (l’on se souviendra notamment de la célèbre formule de Rafael Correa qui, au jour de son accession à la présidence équatorienne, affirma que son élection marquerait « la fin de la longue et triste nuit du néolibéralisme »). Cet article s’intéresse tout particulièrement aux transferts conditionnels en espèces (TCE) qui sont devenus la marque de fabrique de la gauche latino-américaine dans sa lutte contre la pauvreté et l’indigence et qui en ont fait sa renommée internationale.

De fait, ayant vu le jour en Amérique latine dans les années 1990, les TCE ont acquis, en l’espace de quelques années à peine, le statut de « recette miracle » contre la pauvreté, leur usage se répandant aux quatre coins du globe, des pays les plus pauvres comme le Bangladesh jusqu’à la place forte de la finance mondiale et du capitalisme transnational qu’est la ville de New York[2]. La popularité des TCE est telle que l’influent journal The Economist, chantre de la pensée néolibérale, les qualifiait, en 2010, de « world’s favourite new anti-poverty measure » (« la nouvelle politique anti-pauvreté la plus prisée au monde »)[3]. Cinq ans après la publication de cet article élogieux, 132 millions de personnes – ou 20 % de la population – bénéficiaient d’un TCE en Amérique latine et dans les Caraïbes alors que la Banque Mondiale, l’un de ses promoteurs les plus dévoués à l’échelle mondiale, attribuait à cette politique la majorité du crédit pour la réduction de la pauvreté dans le sous-continent.

Le but de cet article n’est pas tellement d’analyser les succès et échecs relatifs des TCE en Amérique latine, mais plutôt de mettre en lumière les principes sur lesquels ils reposent et qui, de la notion de gouvernementalité, à la refonte de l’appareil étatique suivant les principes de l’économie de marché et à la marchandisation des services sociaux qu’ils impliquent, en font un parfait exemple de politique sociale de type néolibéral. Cette analyse s’inscrit ainsi dans le débat actuel sur la nature soi-disant « post-néolibérale » des gouvernements de gauche qui dominèrent le paysage politique latino-américain durant la première décennie du 21e siècle.

TCE : conditionnalité, pièges à pauvreté et lendemains qui chantent

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de brièvement revenir sur le mode de fonctionnement des TCE. Bien qu’il existe certaines différences entre leurs variantes nationales, les mécanismes de base restent les mêmes. Notons tout d’abord que les TCE sont des politiques sociales à caractère non universel, mais qui, au contraire, ne bénéficient qu’aux familles les plus pauvres. Les familles avec des enfants faisant partie de ces groupes cibles se voient attribuer de petites sommes d’argent si elles remplissent un certain nombre de conditions (d’où l’aspect conditionnel de cette politique). Ces conditions incluent généralement la continuité de la scolarité des enfants et leur vaccination ainsi que des tests médicaux plus ou moins fréquents pour les femmes enceintes ou allaitantes.

Selon leurs promoteurs, les TCE ont vocation à s’attaquer aussi bien à la pauvreté de court-terme qu’à la pauvreté de plus long terme. Il est bien évidemment indéniable que toute entrée d’argent additionnelle, aussi minime soit-elle, aura un impact positif sur les conditions de vie de familles qui vivent dans un état de privation matérielle avancé. Cependant, et c’est sur ce point que les défenseurs des TCE insistent, ce sont les aspects éducatifs et sanitaires de ces politiques qui sont considérés comme particulièrement innovants dans leur habilité à mettre fin à la pauvre intergénérationnelle. D’après l’influent économiste américain Jeffrey Sachs, connu notamment pour avoir fait la promotion des « thérapies de choc » de transition radicale vers l’économie de marché dans les ex-pays de l’URSS et certains pays d’Amérique Latine, ce sont des taux d’éducation bas et un état de santé précaire qui maintiennent les populations pauvres dans des « pièges à pauvreté »[4]. Ainsi, en se focalisant également sur les aspects non-monétaires de la pauvreté, les TCE visent à permettre aux enfants des familles pauvres de pouvoir bénéficier de meilleures opportunités économiques dans le futur, promesse de lendemains qui chantent.

Aux origines des TCE en Amérique latine : solutions néolibérales à problèmes néolibéraux

D’un point de vue historique, les TCE doivent être appréhendés à l’aune des désastreuses conséquences sociales des politiques néolibérales qui furent introduites en Amérique Latine au cours du dernier quart du 20e siècle. En effet, ils firent leur apparition au milieu des années 1990 pour répondre à l’explosion de la pauvreté et de l’informalité causée par les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le FMI aux gouvernements de la région en échange de nouvelles lignes de crédit. Comme le note l’influent intellectuel marxiste David Harvey, à l’époque, le FMI avait été purgé de toute influence keynésienne et s’était converti au « fondamentalisme de l’économie de marché et à l’orthodoxie néolibérale »[5]. Dans un contexte de crise de la dette généralisé à l’ensemble du sous-continent, l’organisation multilatérale avait ainsi développé ses fameux PAS comme une sorte d’approche universelle, valide en tout endroit et en tout temps et visant à apporter une solution basée sur les préceptes de l’économie de marché aux pays latino-américains faisant face à de graves problèmes économiques. Le but des PAS était de mettre fin au modèle économique étatique et protectionniste – l’industrialisation par substitution des importations – qui avait jusque-là caractérisé les pays d’Amérique Latine et d’y imposer le modèle néolibéral centré sur le secteur privé et l’économie de marché. (…)

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