Chili: “Hier nous vivions bien…” C’était un mensonge (Témoignage de Ronnie Ramírez / Zin TV)

Témoignage de l’insurrection populaire d’octobre 2019 au Chili.

Il était plus de 21h, le vendredi 18 octobre 2019, à Antofagasta, et rien n’indiquait que ce jour allait être historique. Le ciel rose se dégradait vers le bleu, présage d’une nuit intense. Les cormorans nichaient tranquillement sur une vieille grue rouillée qui ornait le quai, un couple s’enlaçait amoureusement et regardait l’océan. Une vraie carte postale. Au nord du Chili, on dit que même le ciel contient des minerais : ce n’est pas faux, surtout à Antofagasta.

Sur les murs de la ville, on peut lire des graffitis qui dénoncent ce que les médias taisent : « Cette poussière tue ! ». Cette phrase fait référence à l’énorme hangar bleu qui stocke du concentré de cuivre transporté depuis la mine, et dont les « externalités négatives » se répandent dans toute la ville. C’est une poudre noire que tous connaissent et qui souille les murs, les toits et les rues.

Les graffitis sont les traces de mobilisations que le pouvoir politique a splendidement ignorées.

J’étais au Chili depuis deux semaines pour un atelier cinéma au sein de l’université catholique d’Antofagasta. Il touchait à sa fin ; les souvenirs et la mélancolie m’envahissaient. Entre la capitale du Chili et celle du Pérou, il y a 2.462 km et aucune école de cinéma à l’horizon. C’est pour cette raison qu’avec ZIN TV et l’aide de la WBI, nous avons mis en place des ateliers de formation cinéma à Antofagasta, au nord du Chili. Les jeunes y sont désireux d’apprendre et ils apprennent vite.

Par le passé, nous avions dû adapter notre calendrier de formation à celui du mouvement étudiant qui, dans le cadre d’une véritable révolution féministe, occupait régulièrement l’université. Du coup, cette année, nous avons proposé de réaliser un projet de film collectif autour de la condition féminine. Chaque participant devait écrire le portrait d’une femme sous la forme de scénario documentaire ; ces documentaires seront ensuite filmés et montés ensemble en 2020. Ce film se veut un portrait de la société chilienne.

J’avais éteint la lumière de la salle, fermé la porte, quitté l’université en saluant les gardiens sur le chemin de retour. La douce brise marine me guidait dans les rues d’un quartier résidentiel tranquille… Je me suis affalé dans le fauteuil du logement loué pour l’occasion. Comme un flashback, les bribes de conversations autour des rapports hommes/femmes échangées avec les étudiants me revenaient.

Je pensais au projet que mène Dodi, un de nos étudiants des plus discrets et des plus talentueux. Il prétendait que les épouses des mineurs étaient des femmes particulières, puisque mariées à des hommes absents. Souvent, les épouses de mineurs sont obligées d’interrompre leurs études pour devenir femmes au foyer, « entretenues » par leur époux. Elles savent d’ailleurs que ces derniers fréquentent des prostituées près des mines… L’amour finit par se perdre dans l’aller-retour vers la mine, l’image de l’épouse qui attendrait son mari en pyjama et les cheveux remplis de bigoudis contrasterait avec celle de la prostituée toujours prête aux fantaisies sexuelles qui augmentent l’auto-estime du client. Ce qui intéresse Dodi, c’est l’illusion du foyer heureux dans laquelle vivraient certaines épouses, qui accepteraient une relation faussée (puisqu’elles sont trompées), s’y résigneraient et adopteraient un masque…

Soudain, mon téléphone portable a affiché une notification dans le groupe de conversation de l’atelier de cinéma. J’y ai lu un message énigmatique de Cony, une étudiante très volubile : « ça craint il se passe r. Les gens nazes ! » A quoi se référait-t-elle ? Dans ma tête, j’ai poursuivi le film de Dodi, dont le potentiel me troublait.

Du projet de Dodi se dégage une curieuse fiction, une fiction du pouvoir à différents niveaux, qui me rappelle ce que Freud disait : « plus les actes sont violents, plus les apparences sont civilisées ». Dans cette description, largement partagée au Chili, tout est fait pour maintenir en place la fiction d’une société figée : l’homme ne saurait pas affronter sa défaite et refoulerait sa frustration et ses échecs, les exprimant par la dépression, l’alcool ou la violence.

L’expression du mal-être des femmes lors des occupations universitaires de 2016 et 2017 a rendu visible une série de revendications fissurant cette fiction d’un Chili heureux. Le film de Dodi pourrait s’enchaîner facilement au montage avec celui d’Ignacio, un autre de nos participants, plus à fleur de peau et en rupture avec le monde académique. Il s’intéresse au phénomène d’étudiantes qui cartonnent à la Faculté d’ingénieurs civils, traditionnellement une faculté d’hommes.

Il est habituel de voir les jeunes filles tomber enceintes pendant la période universitaire : leurs études sont interrompues, elles mettent fin à leur carrière et deviennent dépendantes de leur compagnon. Ainsi, la productivité des femmes diminue et celle des hommes s’accroît. La révolution féministe a tiré la sonnette d’alarme sur les dérives d’une société patriarcale et cherche à rompre avec ce système. À Antofagasta, les autorités académiques ont accueilli favorablement les demandes du puissant mouvement féministe, évitant ainsi le chaos. Une unité de genre a été créée en grande pompe ; méticuleusement, les militantes les plus farouches en ont été exclues et, après un an, les revendications ont subtilement été vidées de leur substance critique. Depuis, plus personne ne demanderait rien, rien ne changerait. Mais ce n’est qu’une illusion.

Le Chili est une fiction qui présente au monde des apparences de normalité

Une fiction qui signe toutes les conventions internationales des Droits humains et de l’environnement. Derrière ce décor se déploie une société réactionnaire où les pharmacies refusent la vente de moyens contraceptifs, où les femmes ne peuvent pas avorter et où l’homosexualité est encore mal vue. Un exemple illustrant cela est le Service national des femmes et de l’égalité des genres : à l’origine, il était ouvert à sept options de programme d’éducation sexuelle, mais l’option homosexuelle en a finalement été exclue.

Plongé dans mes réflexions entre fiction et réalité, j’ai été surpris d’entendre soudainement des sons de cloches venant du ciel, une récurrente percussion métallique qui m’a fait sortir de ma torpeur. Des coups de casseroles se sont rapprochés et ont entouré la maison… Ce n’est pas habituel de faire du boucan à cette heure tardive dans ce quartier chic. J’ai ouvert les portes, suis sorti dans la rue et j’ai vu l’immense immeuble d’une trentaine d’étages avec des centaines de locataires nous offrir un impressionnant concert de casseroles depuis leurs fenêtres. Les bâtiments d’en face s’y sont mis aussi, puis des pans entiers de la ville. Un flux continu de personnes déambulait dans la rue muni d’ustensiles de cuisine et tapant sur des casseroles vides, en criant : « Fuera Piñera !» (« Dehors Piñera ! », actuel président du Chili). J’ai alors compris le sens du texto de Cony, cette étudiante impatiente qui ne voyait rien se passer dans son quartier et je me suis empressé de lui répondre qu’ici, dans ce quartier bourgeois, on protestait contre le gouvernement. Ceci dit, mes voisins insultaient les manifestants avec des slogans pro-Pinochet. Cony me répondit par un émoticône riant de toutes ses dents.(…)

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