🇳🇮 «Le Nicaragua au cachot». Dora Maria Téllez, un symbole gênant (Pablo Pozzolo / À l’Encontre)


Dora María Téllez est emprisonnée depuis plus d’un an dans la prison nicaraguayenne connue sous le nom de El Nuevo Chipote. Plus d’un an dans des conditions si dures – isolement total, nourriture épouvantable, visites très espacées de membres de la famille et d’avocats, par exemple – qu’elle a entamé, fin septembre 2022, une grève de la faim avec deux autres prisonniers politiques. Ce qu’elle demande, c’est la fin de l’incarcération en cellule d’isolement et l’accès à la lecture. Un autre des grévistes de la faim, Miguel Mendoza, demande à être autorisé à voir sa fille, qu’il n’a pas vue depuis son arrestation, il y a seize mois.

Dora María Téllez lors d’une audience à Managua. Photo : Leonel López

17 juillet1979 lors de la prise de la ville de León. Dora María Téllez, et, au second plan, Daniel Ortega. (Archive)

Dora María Téllez n’est pas n’importe qui dans l’histoire politique récente du Nicaragua. Elle n’est pas non plus n’importe qui dans l’histoire du sandinisme. Comandante guerillera pendant la lutte contre la dictature de Somoza [dernier membre de la dynastie Somoza, dictateur du Nicaragua de 1967 à 1979], elle était appelée Comandante 2. Elle a dirigé – à la tête de l’état-major général du Front Nord du pays – la prise de León, la deuxième ville du pays Ce fut un moment clé du processus révolutionnaire. Auparavant, elle avait déjà combattu à Managua, dans les montagnes et la jungle. Très jeune, elle avait rejoint le Front sandiniste de libération nationale (FSLN). En 1973, elle a commencé des études de médecine à León; puis elle suivra une formation de chirurgie de guerre à Cuba. Elle était membre de la tendance Tercerista du FSLN – qui en comptait trois – proposant une stratégie de soulèvement; la direction de cette tendance était représentée, entre autres, par Daniel Ortega et son frère Humberto.

Après le triomphe de la révolution, elle a été ministre de la Santé, au sein d’un gouvernement dont les principales figures ont été purgées du FSLN lorsque ce dernier s’est retrouvé entre les mains de Daniel Ortega et de Rosario Murillo, l’actuel président et vice-présidente du Nicaragua. Dora María Téllez, vice-présidente du Conseil d’Etat et députée, elle n’a jamais abandonné son activisme social et sa production intellectuelle; elle a accompli des études d’histoire et a produit des ouvrages sur l’histoire du Nicaragua. L’université française Sorbonne Nouvelle lui a décerné un doctorat honoris causa pour sa «carrière politique et scientifique exceptionnelle».

Sa divergence avec l’administration sandiniste a commencé il y a longtemps, dans les années 1990, lorsque l’appareil bureaucratique d’Ortega a pris le contrôle du FSLN et a commencé à mettre en œuvre des alliances sociales et politiques diamétralement opposées à celles qu’il défendait dans les années 1970. En 2008, Maria Doria Téllez avait déjà organisé une grève de la faim dans le centre de Managua afin de dénoncer l’un des nombreuses descentes répressives lancées par Ortega, qui en était alors à son deuxième mandat [premier gouvernement Ortega 1985-1990; deuxième gouvernement 2007-2012].

La rébellion sociale de 2018, dont la répression a fait des centaines de morts, l’a trouvée en première ligne [voir les articles de Oscar-René Vargas consacrés au soulèvement de 2018 sur le site À l’Encontre, dès juin 2018]. Dora María Téllez a été arrêtée en juin 2021, peu avant les «élections» de novembre et après une nouvelle vague de manifestations de rue contre les politiques gouvernementales. Elle a été condamnée à huit ans de prison. Dora María Téllez a ainsi suivi les traces de nombreux autres anciens sandinistes pour lesquels l’actuel FSLN est une photocopie de piètre qualité de celui qui avait entrepris de construire un nouveau Nicaragua. Le régime Ortega-Murillo s’attirait, un certain temps, la haine de certaines grandes entreprises [le clan gouvernemental ortéguiste, corrompu, concentrait un pouvoir politico-économique qui pouvait faire obstacle à certains secteurs du capital Réd.], des secteurs les plus ultramontains de l’Église et des États-Unis.

Lorsque Dora María Tellez a été arrêtée, elle a été accusée de «trahison», le même délit qui a été reproché à un certain nombre d’autres anciens sandinistes qui sont allés en prison avec elle, comme le général Hugo Torres et l’ancien ministre des Affaires étrangères, Víctor Hugo Tinoco. Hugo Torres, qui a participé en 1974 à une opération militaire ayant abouti à la libération de prisonniers sandinistes, dont Daniel Ortega, et quatre ans plus tard à la prise du Congrès, aux côtés de Dora María Téllez, est décédé en février 2022 dans la prison d’El Chipote, sans avoir reçu les soins médicaux dont il avait besoin, selon ses proches.

Voir aussi Nicaragua. Mourir en prison. Hasta siempre, Hugo Torres ! (Communiqué collectif) (février 2022)

Le «sandinisme» sans les sandinistes

À l’époque, une autre ancienne commandante sandiniste, Mónica Baltodano, aujourd’hui en exil, avait déclaré que les arrestations de Dora María Téllez et d’Hugo Torres montraient Ortega dans toute sa crudité. Au sujet de Dora María Téllez, en particulier, Mónica Baltodano a déclaré qu’il s’agissait de l’une des «pires infamies». Elle se situait à un degré d’«indignité» similaire à la persécution dont a fait l’objet le prêtre et poète Ernesto Cardenal – également membre du Premier gouvernement sandiniste [ministre de la Culture de 1979 à 1987] – qui fut persécuté par un FSLN, qui se «reconvertit» à l’occasion de sa mort en 2020 [1].

«Cette force que Carlos Fonseca a fondée à des fins de justice sociale, de libération et de promotion de la démocratie n’existe plus. Elle a été pervertie par l’orteguismo, comme il l’a fait avec l’armée, la police, le système judiciaire et toutes les institutions. Tout fonctionne comme une dépendance du pouvoir familial», a déclaré Mónica Baltodano dans une lettre dénonçant la situation de Dora María Téllez et d’autres prisonniers politiques au Nicaragua.

«Le problème que les sandinistes ont avec Dora María Téllez est qu’elle est toujours sandiniste», écrivait la semaine dernière l’écrivain et journaliste uruguayen Fernando Butazzoni dans une tribune (La Diaria, 6 octobre 22). Il présente l’ex-guérillera comme «peut-être la prisonnière politique la plus illustre d’Amérique latine, la plus menacée et la plus radicale».


Quelques jours plus tôt, plus de deux cents universitaires et journalistes des continents «américain» et européen (principalement d’Argentine, de France, de Suisse, d’Italie, du Mexique, du Canada, des Etats-Unis et d’Uruguay), la plupart liés à la gauche intellectuelle, ont réclamé la liberté de Dora María Téllez Téllez dans une lettre ouverte. Il s’agissait la deuxième du même genre en quelques mois.  Cette lettre a depuis reçu des centaines de signatures.

Lettre ouverte à consulter et signer ici

En juin 2021, quelques jours après l’arrestation de Dora María Téllez, dans une autre lettre publique des intellectuels, des universitaires, des dirigeants politiques et des militants sociaux, se situant généralement à la gauche, dénonçaient les «griffes» répressives d’Ortega et, plus généralement, le «processus de répression», en général, ainsi que la «déchéance» du gouvernement nicaraguayen et du FSLN, «qui développent des pratiques de corruption, d’abandon des principes, d’enrichissement illicite, de manigances et de compromis avec le pire de la droite, visant ainsi à amasser des fortunes et à pérenniser leur pouvoir».

Une rhétorique vide de sens

Parmi ceux qui développent ce point de vue figure William Robinson, professeur de sociologie et d’études mondiales et latino-américaines à l’université de Californie, qui a collaboré dans les années 1980 avec les premiers sandinistes et a été professeur à la faculté de l’Université d’Amérique centrale à Managua jusqu’en 2001. Dans un entretien qu’il a accordé à The Real News (11 novembre 2021), «quelques jours après le début du quatrième mandat présidentiel consécutif d’Ortega», William Robinson propose une longue analyse du parcours du sandinisme au pouvoir, des écarts entre sa rhétorique et sa pratique, et du prétendu affrontement à mort entre le FSLN et les Etats-Unis, entretenu par les deux, mais infirmé dans les faits.

«De 2007 à 2018, il y a eu un pacte de co-gestionn entre la classe capitaliste et Ortega, et 96% de l’économie du Nicaragua est entre les mains de la classe capitaliste nicaraguayenne et transnationale», a indiqué William Robinson dans l’entretien. «Ortega a ouvert les vannes du pillage du pays par les sociétés transnationales. Le secteur agricole, l’industrie, les services, le secteur financier, tout est dominé par le capital transnational et ses homologues nicaraguayens, la classe capitaliste et une nouvelle bourgeoisie sandiniste. Le cercle restreint d’Ortega-Murillo est devenu très riche. Ils ont investi des sommes considérables dans les maquilas, ces entreprises où les gens sont surexploités. Dans l’agroalimentaire, dans le secteur financier, dans le commerce extérieur, dans le secteur du tourisme. Ce cercle restreint qui gouverne aujourd’hui le pays s’est intégré à «l’élite» nationale, à la classe capitaliste du pays».

Les États-Unis se sont très bien accommodés de cet état de fait, comme en témoigne la coopération étroite du Nicaragua avec la Drug Enforcement Administration (DEA), le Southern Command ou le US Migration Service, malgré –encore une fois – des déclarations contraires. Aucun des gouvernements étatsuniens, qu’ils soient républicains ou démocrates, n’a voulu changer cette situation qui a duré jusqu’en 2018. Alors la répression des protestations sociales, animées par la base historique du sandinisme (paysans, travailleurs/travailleuses, chômeurs et chômeuses, étudiant·e·s…), ainsi que par les organisations environnementales et féministes, a été si brutale que Washington a été contraint de mettre en œuvre certaines sanctions. Elles avaient déjà été envisagées dans des lois formellement en vigueur, mais qui n’avaient pas été appliquées. (…)

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