🇧🇷 La nouvelle politique brésilienne à l’ère de la démocratie menacée (Olivier Compagnon et Anaïs Fléchet / Le Grand Continent)


Lula, président de gauche, a été élu de justesse à la tête d’un pays où une droite radicale, incarnée par Bolsonaro et ancrée dans l’héritage fasciste, s’est durablement installée. Dans cette étude, Olivier Compagnon et Anaïs Fléchet reviennent sur les conditions de cette élection et ce qui attend le futur président jusqu’à son investiture le 1er janvier 2023.

© AP Photo/Bruna Prado

Et Lula a fini par l’emporter… Au soir du 30 octobre dernier, après une campagne électorale d’une rare violence durant laquelle plusieurs militants de gauche et leaders de communautés indiennes ont trouvé la mort, la victoire s’est jouée à un cheveu. Avec une avance d’un peu plus de deux millions de voix sur Jair Bolsonaro — soit moins de 2 % des suffrages valides — et un écart réduit des deux tiers par rapport au premier tour, le chef du Parti des Travailleurs (PT) s’est offert un troisième mandat présidentiel après ceux des années 2003-2006 et 2007-2010, grâce notamment aux électeurs du Nordeste et à la bascule du traditionnel swing state que représente le Minas Gerais.

Une élection sur le fil

Jusqu’au bout, le suspense aura été brûlant tant la société brésilienne est polarisée. Alors que ses partisans espéraient une victoire dès le premier tour, Lula a dû jouer les prolongations dans une campagne sous forme de double plébiscite – pour ou contre Bolsonaro, pour ou contre Lula –, dominée par le dénigrement virulent de l’adversaire, sans qu’aucun sujet de fond ne puisse être véritablement abordé. La dynamique enclenchée dans le camp Bolsonaro, dont le parti est arrivé en tête à la chambre des députés et dont les principaux ténors se sont imposés au Sénat lors du scrutin du 2 octobre, a pesé sur l’entre-deux-tours, alors que se multipliaient fake news, appels de pasteurs évangéliques dénonçant le satanisme de Lula et recours auprès du Tribunal Supérieur Électoral (TSE). Le jour même du second tour, des opérations de contrôle orchestrées par la police fédérale des routes, parfois avec le renfort de la police militaire et de l’armée, ont empêché de nombreux électeurs d’aller voter dans les États du Nordeste, traditionnellement acquis à Lula. Face à ces tentatives de déstabilisation, dont on sait aujourd’hui qu’elles ont été manigancées depuis Brasília, le président du TSE, Alexandre de Moraes, a joué la carte de l’apaisement, refusant de suspendre ou de reporter l’heure de clôture du scrutin, évitant ainsi de donner du grain à moudre aux bolsonaristes ou qu’un mouvement de panique ne vienne rompre le processus électoral.

C’est donc un immense soulagement qui s’est exprimé à l’annonce des résultats pour une moitié des Brésiliens, aux yeux desquels la démocratie reprend ses droits à l’issue de la séquence de déstabilisation initiée par le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff en 2016 et portée à son paroxysme sous la présidence de Bolsonaro, qui a fait des attaques répétées contre les institutions du pays son principal fonds de commerce. Un soulagement international a également accompagné la victoire de Lula, dont les principaux chefs d’États, en Europe et dans les Amériques notamment, ont reconnu la victoire en un temps record, contribuant ainsi à renforcer le résultat du scrutin face à d’éventuelles remises en cause internes. Une réaction proportionnelle à l’intérêt suscité par une élection dont les enjeux ont largement dépassé les frontières brésiliennes. S’y jouait, en effet, l’affrontement entre une grande alliance démocratique et une extrême-droite porteuse, au nom de Dieu, de la nation et de la liberté, d’un projet autoritaire, présentant de nombreux échos avec les droites radicales européennes et nord-américaines. S’y jouait aussi l’avenir de l’Amazonie, dont le niveau de déforestation a atteint un taux record pendant le gouvernement Bolsonaro, avec plus de 40 000 km2 partis en fumée, soit l’équivalent de la superficie des Pays-Bas. À quelques jours de l’ouverture de la COP 27, un second mandat de Bolsonaro faisait craindre une destruction plus massive encore de l’environnement, incitant plusieurs personnalités à se prononcer publiquement à l’image de Leonardo di Caprio, avec plusieurs tweets devenu viraux  : «  Le monde entier dépend de l’Amazonie, pour notre biodiversité, notre climat et nos vies  »  ; «  ce dimanche, tous les Brésiliens peuvent voter pour protéger l’environnement.  »

Les défis de la transition

Reste que le résultat a été serré. C’est bien l’image d’une société coupée en deux qui domine au lendemain du scrutin. À court terme, les défis sont nombreux. Le premier tient aux réactions du président sortant et de ses partisans les plus radicalisés, prompts à céder aux tentations séditieuses. Bolsonaro lui-même a donné le ton quand il a appelé ses fidèles à défiler en armes à Brasilia, sur la place des trois pouvoirs, pour commémorer les 200 ans de l’indépendance du pays, le 7 septembre dernier. Tout au long de la campagne, il a multiplié les déclarations remettant en cause le fonctionnement des urnes électroniques et la légalité du scrutin, et s’est dit victime d’actes de censure (sa plainte contre des stations de radio qui n’auraient pas diffusé ses spots électoraux a été classée sans suite, faute de preuves). Après tout ce bruit médiatique, son silence de près de 48 heures suite à l’annonce des résultats a pu résonner comme un encouragement pour la frange la plus radicale de son électorat. Les camionneurs, qui avaient joué un rôle central dans l’élection de 2018, ont bloqué des routes, tandis que des manifestants se réunissaient devant des casernes pour appeler les forces armées à «  sauver le Brésil  ».

Le risque d’un coup d’État, déclinaison tropicale de l’assaut du Capitole, semble toutefois temporairement écarté après que l’actuel locataire du palais de l’Alvorada a affirmé qu’il respecterait les termes de la Constitution et autorisait le lancement du processus de transition. Avant même cette déclaration, le président de la chambre des députés, Arthur Lira, membre le plus en vue du centrão («  le gros centre  », qui rassemble une multitude de petits partis sans ligne idéologique forte et prêts à s’allier au plus offrant) et proche de Bolsonaro, a reconnu la victoire de Lula, bientôt suivi par le président du Sénat, Rodrigo Pacheco, et la présidente du Tribunal Suprême Fédéral, Rosa Weber. L’armée, quant à elle, n’a pas bougé, sans doute en raison du nombre de militaires élus au Congrès et dans les assemblées locales. L’ordre constitutionnel semble donc devoir être respecté, mais les nombreuses mobilisations d’électeurs de Bolsonaro à travers le pays dans la semaine qui a suivi le second tour de la présidentielle, réclamant devant les casernes une intervention de l’armée, laissent augurer de troubles persistants au moins jusqu’à la passation de pouvoir du 1er janvier 2023.

Lula doit désormais – et c’est bien son premier défi pour les années à venir – construire une majorité pour gouverner. Car la coalition menée par le PT est loin d’avoir obtenu une base suffisante pour faire adopter le programme social qu’elle appelle de ses vœux. À la Chambre des députés, le PT et ses alliés ne comptent que 77 élus contre 99 pour le Parti Libéral (PL) de Bolsonaro, sur un total de 513. C’est dire l’ampleur de l’émiettement, conséquence du mode de scrutin proportionnel à listes ouvertes instauré par la Constitution de 1988, et l’importance qu’auront les négociations avec le centrão dans la future administration. Sans compter que les marges de manœuvre de l’exécutif fédéral seront de facto limitée par le pouvoir des gouverneurs des États de la fédération, en charge de nombreuses attributions dans les domaines de la sécurité publique, de l’éducation ou encore de la santé. Le PT peut certes compter sur quatre gouverneurs élus (dans les États de Bahia, du Ceará, du Piauí et du Rio Grande do Norte), mais les trois principaux États du pays (São Paulo, Rio de Janeiro et le Minas Gerais, qui représentent à eux seuls un peu moins de la moitié de la population totale et du produit intérieur brut national) sont désormais aux mains de proches de Bolsonaro, constituant un important frein local. (…)

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