Pérou. Des milliers de femmes amérindiennes demandent justice pour les actes de stérilisation forcée (À l’Encontre / Le Monde)

Le régime du dictateur péruvien Alberto Fujimori [de juillet 1990 à novembre 2000] a stérilisé 272 028 personnes entre 1996 et 2001, dont une majorité de femmes amérindiennes issues de zones rurales pauvres – et certaines sans leur consentement. Aujourd’hui, lors d’audiences publiques qui ont commencé au début de l’année 2021, des milliers de ces femmes demandent justice pour ce qu’elles disent être des procédures de stérilisation forcée appelées ligatures des trompes.

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Ñusta Carranza Ko est professeure (School of Public and International Affairs, University of Baltimore). Cet article a été publié sur le site The Conversation le 3 mars 2021 et traduit par la rédaction  de À l’Encontre.

La stérilisation était une partie cachée de la politique de «planification familiale» de Fujimori, qui visait à donner aux femmes «les outils nécessaires [pour qu’elles] prennent des décisions concernant leur vie». Mais en fait, comme le révèlent les documents gouvernementaux publiés par le bureau du médiateur des droits humains du Pérou en 2002, le régime considérait le contrôle des taux de natalité comme un moyen de lutter contre «l’épuisement des ressources» et le «ralentissement économique».

Il s’agissait là d’euphémismes pour ce que Fujimori, et d’anciens dirigeants du Pérou, appelait le «problème indien» – des taux de natalité plus élevés chez les Amérindiens que chez les Péruviens d’origine européenne. Et comme les femmes d’origine Quechua avaient le taux de pauvreté le plus élevé du Pérou, elles étaient la principale cible du gouvernement pour le «planning familial».

Plutôt que d’obtenir des consultations sur leurs droits génésiques [qui ressortissent à la reproduction sexuée], comme le faisaient d’autres femmes péruviennes lorsqu’elles se rendaient dans les cliniques publiques, les femmes indigènes se voyaient proposer des méthodes de «planification familiale», dont l’une était la ligature des trompes.

«Les responsables de la santé m’ont emmenée à l’hôpital et m’ont forcée à subir une opération», a déclaré Dionicia Calderón lors d’un témoignage public organisé par l’Organisation nationale des femmes indigènes andines et amazoniennes au Pérou en 2017. Les Amérindiens péruviens sont largement reconnus comme des victimes particulières de la dictature de Fujimori. Mais mes recherches sur les récits des femmes indigènes montrent que le crime de stérilisation forcée a été minimisé dans le passé péruvien post-Fujimori».

Vérité et justice

Les victimes et les familles des victimes de stérilisation forcée ont commencé à engager des recours juridiques en 1998, deux ans avant la chute de Fujimori.

La famille de María Mamérita Mestanza – qui a été stérilisée de force, a souffert de complications de santé et est décédée le 5 avril 1998 – a porté plainte auprès du bureau du procureur national contre le chef du centre de santé qui lui avait fait une ligature des trompes. Mais les juges ont décidé à deux reprises qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour poursuivre le médecin.

En 2004, les procureurs ont ouvert une enquête officielle contre Fujimori sur «l’application compulsive des stérilisations» de son régime. Mais après que Fujimori a été poursuivi et condamné par la Cour suprême du Pérou pour d’autres violations des droits de l’homme, l’affaire des stérilisations a été classée car elle n’était pas considérée comme un génocide ou une torture, et les crimes ne pouvaient pas être poursuivis dans le cadre du Code pénal péruvien existant.

Les enquêtes ont été rouvertes en 2011 après que la Commission interaméricaine des droits de l’homme, un organe juridique international [créé en 1959], a fait pression sur l’État pour qu’il enquête sur cette affaire, en invoquant le nombre élevé de victimes. En janvier 2014, le Ministère public péruvien a engagé des poursuites contre les médecins responsables de la mort de María Mamérita Mestanza. Mais le Ministère public a classé à nouveau 2000 autres affaires, affirmant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour que Fujimori lui-même soit tenu responsable.

Pendant des années, les quelque 2000 cas de stérilisation forcée ont continué à rebondir dans le système pénal péruvien. De temps à autre, les autorités ouvraient des enquêtes sur des fonctionnaires de bas niveau accusés de participer au programme de «planning familial», pour les clore à nouveau en raison d’une «information insuffisante». Cela faisait partie de l’impunité générale entourant Fujimori, dont le fils et la fille sont tous deux des politiciens.

Pendant ce temps, des groupes amérindiens enregistraient les témoignages de ces femmes et créaient une archive en ligne dans laquelle les femmes indigènes évoquaien leur stérilisation forcée. Cette base de données, appelée «Quipu» – ainsi que la pression exercée par des groupes internationaux de défense des droits humains comme Amnesty International – ont contribué à faire pression sur le gouvernement pour qu’il organise des audiences publiques sur le sujet.

En janvier 2021, les premières audiences officielles du gouvernement sur les stérilisations forcées ont commencé à Lima. Mais elles ont été suspendues après seulement une journée, lorsque le juge Rafael Martín Martínez a déterminé que le tribunal avait besoin de plus de traducteurs pour la grande variété de dialectes quechua parlés par les victimes.

Les audiences ont repris le 1er mars à Lima, afin «d’officialiser les accusations de participation aux crimes contre la vie, le corps et la santé; lésions corporelles graves entraînant la mort», selon le procureur Pablo Espinoza Vázquez. (…)

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Au Pérou, l’ex-président Alberto Fujimori devant la justice pour avoir orchestré une politique de stérilisations forcées (témoignages recueillis par Amanda Chaparro / Le Monde )

Des centaines de milliers de femmes, le plus souvent pauvres et ne parlant pas espagnol, ont été opérées sous la contrainte dans les années 1990, dans le cadre d’un plan de lutte contre la pauvreté.

Une femme quechua témoigne avoir été stérilisée sans son consentement pendant qu’elle dormait, après avoir accouché de son troisième enfant à 28 ans.
Photo: Florence Goupil pour Le Monde

« Un jour, ils sont venus me chercher et ils m’ont fait monter de force dans une ambulance. Je n’étais pas seule, il y avait d’autres femmes avec moi, ils nous ont emmenées comme du bétail. » Aurelia Paccohuanca avait 24 ans quand elle a été forcée de subir une opération de stérilisation. « On m’a dit que je ne devais plus avoir d’enfants, que je devais me faire ligaturer les trompes. Je ne savais même pas ce qu’était la ligature des trompes ! Comment, vous ne savez pas ?, on m’a dit. Vous êtes des ignorants !” Arrivées au centre de santé, on nous a demandé de nous déshabiller, certaines femmes criaient. »

Les médecins l’endorment, l’opèrent alors qu’elle est à demi consciente et la renvoient chez elle, sans aucun suivi post-opératoire. C’était en 1998, sous la présidence d’Alberto Fujimori (1990-2000). Elle en garde des douleurs et un profond traumatisme.

De langue quechua, la deuxième du pays, Aurelia, originaire de Ancahuasi, près de Cuzco, dans les Andes, à plus d’un millier de kilomètres de Lima, a été l’une des premières à dénoncer ces crimes, dans un pays où la parole des femmes amérindiennes – qui plus est pauvres – est peu écoutée. Elle fait partie des 1 307 victimes dont la plainte a été reçueet qui attendent que la justice avance.

La stérilisation comme méthode contraceptive

Car vingt-cinq ans après les faits, l’impunité est totale. Aucun responsable n’a été condamné. L’enquête préliminaire a duré plus de seize ans et, avant l’arrivée d’un nouveau procureur qui a donné un coup d’accélérateur en 2018, le dossier a été classé à quatre reprises.

C’est dire si l’audience publique, qui a débuté le 1er mars par visioconférence, était très attendue. Elle s’est déroulée sans la présence de M. Fujimori, en prison, condamné en 2009 dans d’autres affaires à vingt-cinq ans d’emprisonnement pour crimes contre les droits humains et corruption. Cette série d’audiences préliminaires n’est que la première étape avant une enquête judiciaire qui ouvrirait la voie à un procès pénal hors norme. Le plus grand de l’histoire du Pérou si l’on prend en compte le nombre de victimes. (…)

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