🇵🇪 Au Pérou, « Pedro Castillo est victime d’un ordre raciste » (interview de Guido Leonardo Croxatto, avocat de Pedro Castillo / Rosa Moussaoui / L’Humanité)


Le 7 décembre 2022, le président péruvien était incarcéré. Sa brutale destitution pose autant de problèmes juridiques que politiques. Retour avec son avocat, Guido Leonardo Croxatto, sur une opération d’usurpation du pouvoir.

Le 3 octobre 2021, à Cusco. Le président Castillo annonçait une réforme agraire sans expropriations, un plan en faveur des paysans. José Luis Cristóbal / Peruvian Presidency / AFP

Depuis quatre mois, le Pérou traverse une crise politique, institutionnelle et sociale sans précédent. Cinquante personnes ont été assassinées depuis la destitution illégale du président Pedro Castillo, le 7 décembre 2022.

L’avocat argentin qui le défend voit dans la procédure d’innombrables irrégularités et l’effet d’une revanche sociale des forces qui n’ont jamais admis l’arrivée, à la tête du pays, d’un instituteur indigène. Le Pérou connaît une forte mobilisation. L’intérim à la tête de l’État par Dina Boluarte est rejeté par 78 % des Péruviens.

Comment va Pedro Castillo depuis son incarcération dans une prison de haute sécurité ?

Lors d’une récente audience devant la justice péruvienne, Pedro Castillo a répété une chose très importante : il n’a pas renoncé, et il n’a pas l’intention de le faire. Pour résumer, il existe une série de garanties liées à la régularité de la procédure de destitution ; elles ont été violées dans l’affaire Castillo, et ce indépendamment de sa personnalité. Qu’on l’aime ou non, qu’il ait bien ou mal gouverné, ce sont des questions distinctes.

Pour destituer un président, il existe une procédure constitutionnelle au Pérou. Elle n’a pas été respectée. Sa destitution est inconstitutionnelle. C’est pourquoi nous maintenons que la seule alternative est la réintégration du président Castillo, qui reste légalement le président du Pérou.

Et ce, en dépit de l’usurpation par la force du pouvoir par un autre gouvernement qui a déjà tué 73 personnes. Dans les marches violemment réprimées, les protestataires dénoncent la « dictature » de Dina Boluarte, qu’ils assimilent à celle d’Alberto Fujimori (président de 1990 à 2000 – NDLR).

Parleriez-vous d’un coup d’État ?

Je dirais que la destitution de Pedro Castillo est irrégulière. Il en résulte un gouvernement qui usurpe le pouvoir politique, donc plutôt qu’un coup d’État, je dirais qu’il y a une usurpation. Ce qui activerait ce qu’on appelle au Pérou le droit d’insurrection : la population n’est pas obligée d’obéir, selon l’article 46 de la Constitution péruvienne, à un gouvernement qui usurpe le pouvoir politique.

Avec son discours du 7 décembre 2022 (par lequel il annonçait la dissolution du Parlement et l’établissement d’un « gouvernement d’exception »), Pedro Castillo s’est exposé à une accusation d’infraction constitutionnelle. Ce processus obéit à des règles qui n’ont pas été respectées par le Congrès péruvien. Lequel a invoqué la figure de « l’incapacité morale », qui pose une série de problèmes.

La Cour constitutionnelle péruvienne elle-même n’a jamais clarifié ce que l’on entend par incapacité morale. Disons qu’il s’agit d’un concept très large qui peut être utilisé arbitrairement pour destituer un président de manière irrégulière, comme cela s’est produit avec Castillo.

C’est un concept qui est politiquement générateur d’insécurité juridique : à travers ces mécanismes arbitraires, les présidents sont démis de leurs fonctions sans respecter la procédure régulière. Sans les priver de leur immunité. Or, jusqu’à ce que l’immunité soit levée conformément à la loi, le pouvoir appartient au président Castillo ; en d’autres termes, techniquement, le président est toujours Castillo.

Avant d’être lui-même renversé, Pedro Castillo avait-il l’intention de renverser l’ordre constitutionnel, comme l’en accusent ses adversaires ?

Avant même qu’il n’arrive au pouvoir, Castillo a été empêché de faire campagne. Ils n’ont pas voulu reconnaître son triomphe électoral. Ils ont contesté les votes des indigènes désignés comme « moralement incapables ». Ils ont déclaré depuis le premier jour que Castillo était inapte à gouverner. Ils ont rejeté 140 projets de loi que Castillo avait envoyés au Congrès. Ce Congrès, qui a 5 % d’approbation populaire, lui interdisait de voyager à l’étranger. Dans ce scénario, Castillo était harcelé. En outre, le procureur général de la nation a lancé des poursuites judiciaires contre lui, contre ses proches. Nous parlons d’une famille qui vient de Cajamarca, une région pauvre. Ce sont des enseignants ruraux qui ne comprennent rien au droit.

C’est pour cela qu’ils paient ce prix, pour l’expérience qu’ils ont eue en politique, et en raison du racisme dirigé, au Pérou, contre les secteurs les plus pauvres du pays. Castillo a dû affronter les mêmes forces qu’Evo Morales en Bolivie. Je dirais que Castillo a voulu renverser un système constitutionnel et juridique qui, pendant des années, a été raciste, discriminatoire, excluant et antidémocratique.

Et c’est ce qui explique son triomphe électoral. Castillo a gagné parce qu’il représente les peuples autochtones et les secteurs les plus pauvres. Ces secteurs ne sont représentés ni dans la Constitution ni au Congrès. Le Pérou est l’un des rares pays à ne pas avoir de quotas indigènes, bien qu’un quart de sa population se perçoive comme indigène, selon le dernier recensement national.

Ce sont les indigènes qui sont aujourd’hui dans la rue, qui sont les cibles d’armes de guerre. Mais comme il s’agit de pauvres gens de la montagne, de paysans, cela ne semble pas si grave. Les manifestations sont absolument pacifiques et pourtant elles sont réprimées avec une violence inouïe. Il n’y a pas de violence de la part des manifestants et pourtant on leur tire dessus à balles réelles, à bout portant. On dénombre à ce jour 73 personnes tuées et plus de 1 000 blessés. Chaque semaine quelqu’un meurt, victime de cette répression.

Percevez-vous, dans ce processus de destitution irrégulier, une volonté de revanche sociale ?

De la part d’une partie du pouvoir économique ? Oui, sans aucun doute. Pour eux, un indigène, un paysan venu de la Sierra n’est pas fondé à gouverner. Il faut garder en tête que cette année et l’année prochaine expirent au Pérou des concessions à des multinationales qui exploitent les ressources naturelles du pays, comme le cuivre. Ce sont des concessions que Fujimori a signées, qui ont duré trente ans et qui expirent cette année et l’année prochaine, et il n’était pas commode pour ces entreprises d’avoir un interlocuteur comme Castillo. Il avait déjà annoncé qu’il n’allait pas renouveler ces contrats et voulait une économie nationale, à l’image du président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, qui a nationalisé le lithium.

Propos recueillis par Rosa Moussaoui.

Article publié le 7 avril 2022, réservé aux abonné.e.s de l’Humanité mais reproduit ici avec l’aimable autorisation de la journaliste.


Voir également : Pour l’avocat de l’ex-président péruvien Pedro Castillo, « sa destitution est inconstitutionnelle » (Angelina Montoya / Le Monde / article réservé aux abonné.e.s)