Révolution cubaine, anti-impérialisme et socialisme (Thomas Posado et Jean-Baptiste Thomas / Contretemps)
Cette analyse, publiée par la revue Contretemps, est un extrait de l’ouvrage de Thomas Posado et Jean-Baptiste Thomas, Révolutions à Cuba, de 1868 à nos jours, Paris, Syllepse, 2020. Plus d’informations ici
Résistances et premières victoires contre l’impérialisme
Dès février 1959, protestant contre les procès intentés à l’encontre des anciens batistiens n’ayant pu quitter le pays à temps avec leur chef, Washington formule ses premières menaces concernant la réduction de ses achats de sucre cubain. Parallèlement, l’agitation dans les campagnes, dans les villes et dans la jeunesse se poursuit[1]. Au mois de mai 1959, le texte de la réforme agraire promise par Castro depuis 1953 est rendu public. Il est certainement plus ambitieux que le programme qui avait été élaboré dans la Sierra en 1958 par Humberto Sorí Marín, ministre de l’agriculture, mais la réforme reste modérée dans ses grands axes. Les très grandes propriétés sont visées, mais la loi prévoit plusieurs dérogations : les nationalisations sont ainsi exclues dans les exploitations de moins de 400 hectares et même de 1300 hectares dans le secteur sucrier et rizicole là où la production serait supérieure de moitié au rendement national moyen, voire dans le cas d’exploitations ou d’entreprises étrangères jugées utiles à l’économie nationale. Il est prévu d’indemniser les propriétaires sur la base de leurs déclarations fiscales par des obligations d’État à vingt ans. C’est déjà trop pour la bourgeoisie. L’annonce de la réforme provoque un séisme au niveau bancaire et une première fuite de capitaux. À grand renfort d’encarts dans la presse, les associations patronales de producteurs et d’éleveurs s’étranglent. Plusieurs personnalités éminentes du gouvernement manifestent leur opposition au texte. C’est le cas du ministre de l’agriculture lui-même, mais aussi du président de la République, Urrutia, forcé de faire un pas de côté en juillet 1959 et remplacé par Osvaldo Dorticós, ou encore d’Huber Matos, dirigeant de la première heure du M26 et gouverneur de la province de Camagüey, qui démissionne en octobre[2]. La réforme décrétée le 4 juin au niveau national – un premier texte spécial ayant été promulgué pour la seule Sierra Maestra le 17 mai –, se réalise dans un contexte marqué par une forte agitation dans les campagnes et dans les villes, une grève générale étant lancée pour soutenir Castro dans son bras-de-fer avec Urrutia. Le 26 juillet, devant un demi-million de paysans, d’ouvriers et de jeunes rassemblés à La Havane, place de la Révolution (encore appelée « place Civique », à l’époque), pour commémorer l’assaut de 1953, Castro, qui a démissionné quelques jours plus tôt, annonce qu’il reprendra son poste de premier ministre.
Alors qu’une première campagne d’attentats à la bombe a secoué la capitale au mois de juin, l’automne 1959 est caractérisé, en province, par une série d’agressions perpétrées par des avionnettes contre des champs de canne et par le survol de La Havane par un B25 piloté par Pedro Luis Díaz Lanz, l’ancien chef de l’aviation révolutionnaire qui a fait défection en juillet. Il largue des tracts ainsi que des explosifs qui font deux morts et quarante-cinq blessés. Ces opérations, auxquelles il faut ajouter une série de sabotages, sont l’œuvre d’anticastristes autant que de partisans de Batista et ils opèrent, sans être inquiétés par les autorités états-uniennes, depuis la Floride.
La CTC réagit en organisant un grand rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes où l’on demande la plus grande fermeté à l’égard des contre-révolutionnaires. C’est dans ce contexte, endeuillé de surcroît par la disparition, en octobre, du très populaire Camilo Cienfuegos dont l’avion disparaît en vol au cours d’un ouragan[3], que se crée, le 22 octobre 1959, la Milice nationale révolutionnaire qui va bientôt organiser jusqu’à un demi-million de jeunes Cubains et Cubaines. La tâche des miliciens, organisés par secteur d’activité (ouvriers, paysans et étudiants) est de seconder l’Armée rebelle – qui ne se transformera en Forces armées révolutionnaires qu’en décembre 1961 – pour faire face à toute agression. C’en est trop pour les derniers représentants de l’aile bourgeoise libérale hostile à Batista du gouvernement et de la nouvelle administration. À l’instar de Felipe Pazos, président de la Banque nationale, ils démissionnent à la hâte fin novembre 1959 et quittent bientôt le pays. Ils rejoignent les quelque 100 000 Cubains qui, selon les estima- tions, fuient l’île entre janvier 1959 et le premier semestre 1961, avec armes, bagages et surtout portefeuille, horrifiés par ce qu’ils appellent «communisme» mais qui n’est jamais que la consolidation d’une mobilisation révolutionnaire des masses populaires. Guevara, qui remplace Pazos à la tête de la Banque nationale, signera les pesos cubains d’un simple «Che» ironique.
Si le gouvernement Castro développe une politique favorable aux classes subalternes, il s’attache cependant à limiter l’auto-organisation de la population ou, du moins, ne l’encourage pas. Dès l’année 1959, les conflits du travail qui éclatent avec l’effondrement de Batista et les libertés démocratiques qui en découlent sont contenus par la direction révolutionnaire. Souvent on demande aux ouvriers de ne pas faire grève et de laisser de côté leurs revendications alors que le capitalisme est toujours en vigueur. En contrepartie, des conciliations ont lieu au ministère du travail et donnent souvent raison aux employés et ouvriers. Les salaires sont augmentés; le temps de travail hebdomadaire réduit à 44 ou 40 heures par semaine avec maintien du salaire à 48 heures ; les tarifs de l’électricité et du gaz sont baissés de 30%; le prix du téléphone et les loyers sont divisés par deux.
Au cours de l’année 1960, les tensions entre partisans d’une solution radicale et modérés ainsi que les tensions politiques et sociales à l’échelle de la société cubaine s’aiguisent davantage. Alors que la réforme agraire s’accélère, puisque 600 000 hectares sont redistribués dans la seule première semaine de l’année, contre 850 000 entre août et décembre 1959, les bourgeois qui n’ont pas encore quitté le pays font leurs valises. Un prêt demandé par La Havane est refusé par Washington qui fait pression sur ses partenaires pour que les lignes de crédit en direction de Cuba soient gelées. Parallèlement, sur fond de recrudescence des opérations de sabotage dans tout le pays, un navire français transportant des armes belges, La Coubre, explose dans le port de La Havane le 4 mars 1960, provoquant un massacre chez les dockers. C’est au cours de la manifestation massive qui s’organise en protestation contre ce qui ressemble fort à un attentat qui porterait la marque ou, du moins, la complicité des États-Unis, qu’Alberto Korda fait de Guevara le portrait iconique qui rapidement deviendra un symbole des années 68 et au-delà. En juin, Washington annonce son intention de réduire drastiquement ses achats de sucre. Castro réplique qu’à chaque coupe dans la cuota azucarera il répondra par l’expropriation d’une centrale sucrière américaine. Dans la foulée, le gouvernement exproprie sans compensation les installations de Texaco et d’Esso puis de Shell, le 29 juin et le 1er juillet, car les dirigeants des filiales locales des deux multinationales refusent de raffiner le brut soviétique livré par un tanker en avril. En réponse, l’administration états-unienne bloque l’achat de 700000 tonnes de sucre. Les Cubains réagissent en disant qu’ils envisagent de nationaliser toutes les entreprises nord-américaines, décision qui sera suivie par la nationalisation de toutes les banques américaines, dont la Chase Manhattan et la City Bank en septembre. Au même moment, alors que les États-Unis annoncent leur intention de mettre en place un premier embargo commercial contre l’île, le 13 septembre 1959, le second voyage de Castro à New York, pour se rendre à l’assemblée générale des Nations unies, est un exemple de guerre de communication des deux bords, mais aussi et surtout de provocation non nécessaire de la Maison Blanche: après qu’on a failli lui refuser un visa, Castro, qui réussit finalement à se rendre à New York, quitte l’hôtel dans lequel séjourne sa délégation pour protester contre les discriminations raciales que subissent les officiels afro-cubains et il s’installe à Harlem. À la fin de la visite, il doit quitter le sol américain à bord d’un avion soviétique car les autorités états-uniennes ont saisi celui de la présidence cubaine en raison d’impayés de La Havane vis-à-vis de bourgeois ayant quitté l’île, réfugiés à Miami et estimant, à juste titre, avoir été expropriés de leurs biens.
De ce point de vue, c’est bien l’entêtement, l’animosité puis l’hostilité manifeste de Washington qui vont finir par décider et sceller le rapprochement entre La Havane et Moscou, d’un côté, et la fraction gauche de la direction du M26 et les staliniens du PSP, de l’autre, sur fond de pression continue au niveau populaire, mais incapable de se transformer et de se structurer à travers des organismes de type conseilliste (comités autonomes ou conseils d’usine, de quartier, dans les campagnes ou sur les lieux d’étude). D’une part, la défection croissante de cadres et de personnels spécialisés (liés ou non à l’ancien régime, mais faisant le choix de quitter le pays ou de s’opposer à l’orientation du gouvernement) et l’insuffisance de cadres de direction issus du mouvement révolutionnaire force les castristes, à défaut de promouvoir une prise en main de leurs affaires par les masses mobilisées, à se rapprocher du PSP. Le sérieux de ses membres, la discipline de parti et l’expérience militante sont une aide précieuse pour le nouveau gouvernement qui doit répondre à mille exigences et urgences. D’autre part, face à la montée de l’agressivité états-unienne, les Cubains se tournent de plus en plus vers l’URSS, relativement absente jusqu’alors de l’hémisphère américain. Contre vents et marées, les partis staliniens latino-américains liés à Moscou défendent depuis la fin des années 1940 une ligne de coexistence pacifique ou, a minima, un modérantisme extrême. À l’inverse de ce qu’affirme la droite états-unienne et cubaine, relayée par certains historiens, le choix de s’appuyer sur l’URSS est donc loin d’avoir été décidé en amont. Les rapports entre le castrisme et les Soviétiques seront d’ailleurs marqués, au moins jusqu’en 1968, par de multiples tensions et désaccords qui finiront par se résorber à travers un alignement définitif du régime sur le bloc de l’Est à partir de la fin des années 1960. Par ailleurs, les liens économiques entre l’URSS et Cuba sont bien plus anciens que l’arrivée des barbudos au pouvoir. Alors que les États-Unis menacent très tôt de réduire leurs achats de sucre cubain, les Soviétiques, qui se proposent d’acquérir 500000 tonnes de sucre en 1959 et s’engagent à payer 31,3 millions de dollars sur deux ans, se situent bien en deçà du niveau de leurs importations sous Batista, lorsque les commandes pouvaient atteindre jusqu’à 47,1 millions de dollars pour la seule année 1957. (…)
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