🇨🇱 Sécheresse ou assèchement ? La privatisation de l’eau au Chili (Chloé Nicolas-Artero  / La Vie des Idées)


Particulièrement vulnérable au réchauffement climatique, le Chili est confronté à une crise hydrique de manière récurrente. Dans ce pays phare du néolibéralisme, l’eau est un bien privé et négociable comme un autre. Le gouvernement de G. Boric tente de lutter contre cette marchandisation délétère.

Graffiti sur un maison à Petorca, région de Valparaiso, 2021

Le Chili est souvent présenté comme un cas paradigmatique de la néolibéralisation de l’eau en raison de la reconnaissance de la propriété privée sur les droits d’eau dans la Constitution de 1980, toujours en vigueur. Le terme néolibéralisme est parfois devenu un mot-valise, utilisé pour désigner un phénomène de manière péjorative. Néanmoins, en tant que système de pensée, il éclaire la racine ontologique des choix des politiques économiques qui s’appliquent au Chili à partir de 1973 et leur légitimation (Moulian 2002). De plus, il articule les bases théoriques sur lesquels repose la Nouvelle Économie des Ressources (NER) appliquée au domaine de l’eau, notamment à travers la création d’un marché de l’eau (Bauer 2002).

Au Chili, les pénuries d’eau se multiplient, y compris dans les régions plus humides du sud du pays. Au sein des ménages ruraux, où le manque d’eau se fait le plus sentir, ce sont principalement les femmes qui prennent en charge la quête de solutions pour accéder à la ressource. Cette situation, qui perdure, n’a rien de nouveau, comme en témoignent les nombreux conflits liés à l’eau depuis les années 2010. De ce fait, la critique de la marchandisation de l’eau et du Code de l’eau fut l’une des principales revendications lors de l’Estallido social d’octobre 2019. Cette mobilisation sociale, sans précédent depuis la fin de la dictature, a débuté avec des manifestations des lycéens contre l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago. Elle s’est rapidement étendue à toutes les villes du pays, la population exprimant ainsi une critique envers le système politique, économique et la transition politique (Dardot 2023). Le slogan « No es sequia, es saqueo » (traduction : « Ce n’est pas la sécheresse, c’est du pillage »), témoigne d’une défiance d’une partie de la population envers les discours médiatiques et politiques sur la gestion de la sécheresse, définie comme un évènement extrême engendré par le changement climatique. Cette expression suggère que ces discours contribuent à naturaliser les pénuries qui seraient le fruit d’appropriations de l’eau par les secteurs extractifs.

Pourtant, il est indéniable que le changement climatique entraîne une baisse des disponibilités en eau (Alvarez et al. 2023). Toutefois, ces données ne doivent pas conduire à attribuer seulement au changement climatique la responsabilité des pénuries d’eau. Le manque d’eau n’affecte pas tout le monde de la même manière. Il est aussi engendré par une augmentation de la demande des secteurs extractifs (miniers et agricoles), par les politiques économiques qui les soutiennent et le régime d’appropriation de l’eau en vigueur.

La reconnaissance de la propriété privée sur les droits d’eau empêche l’État d’intervenir dans leur allocation afin de privilégier l’usage pour la consommation humaine. Néanmoins, on ne peut attribuer à l’application unilatérale des textes juridiques définis dans les années 1980, la seule cause des pénuries. Pour éclairer la complexité des appropriations de l’eau par les secteurs extractifs, nous empruntons des éléments conceptuels de la géographie juridique critique (Blomley, 1994 ; Forest 2009) qui permet d’éviter tout formalisme ou fonctionnalisme juridique (Bourdieu 1986). Ce courant permet d’étudier la dimension spatiale du droit de l’eau et les rapports de domination qui engendrent les inégalités d’accès, en commençant par ceux qui la produisent. Ces réflexions émanent des recherches doctorales et postdoctorales menées dans plusieurs sites, dont la vallée d’Elqui (Nicolas-Artero 2024).

Le 11 septembre 1973, une junte militaire, dirigée par le général Pinochet, renverse le gouvernement démocratiquement élu de l’Unité populaire. Ce jour est symboliquement considéré comme le point de départ de l’application du référentiel néolibéral pour mener une guerre idéologique contre le communisme (Gaudichaud 2023 ; Dardot et Laval 2010). Dans ce contexte, la terreur devint un moyen central de répression et de contrôle des populations (Moulian 2002). Cependant, ce référentiel de pensée, qui a circulé à l’échelle mondiale, ne s’applique pas partout de la même façon sans résistance ni réappropriation (Brenner, Peck, et Theodore 2010). Au Chili, il s’est traduit par une stratégie économique monétariste orthodoxe mise en œuvre à travers le Plan de récupération économique de Jorge Cauas en 1975, le Plan du travail de 1979 et la souscription à deux programmes d’ajustements structurels auprès de la Banque Mondiale en 1982. Ce nouveau modèle économique repose sur un retrait de l’État de la production de biens et services. Il s’est concrétisé par la privatisation des entreprises publiques, du système de protection sociale, de l’éducation et de la santé. Il s’exprime également par la libéralisation du système financier et l’autonomisation de la Banque Centrale, l’ouverture commerciale, la flexibilisation du travail et la création d’un système de retraite par capitalisation (Meller 1996, Sunkel 2011). En somme, ce que de nombreux auteurs ont appelé une révolution capitaliste, chapeautée par la Constitution de 1980 inspirée par la pensée juridique de Friedrich August von Hayek (Larrouqué 2022, Moulian 2002, Klein 2008) (…)

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