Variations nationalistes en Équateur : les ONG face à l’inclusion et à l’exclusion des exilés colombiens et vénézuéliens (Lucie Laplace / Alternatives Humanitaires)


L’Équateur s’est longtemps présenté comme un pays d’accueil particulièrement favorable aux migrants. Mais depuis une dizaine d’années, le « nationalisme inclusif » s’est transformé en un « nationalisme excluant ». Les ONG d’aide aux migrants forcés se sont mobilisées juridiquement et en mettant en place des programmes économiques pour promouvoir la figure du « bon » réfugié.

Poste frontière entre la Colombie et l’Équateur. Photo: Daniel Tapia / Reuters

En juin 2007, le président de l’Équateur Rafael Correa affirmait qu’« aucun être humain n’est illégal ». Quelques mois après, en  2008, la nouvelle Constitution du pays proclamait que « les migrants étrangers ont les mêmes droits que les Équatoriens » (art. 11). État ayant reconnu le plus de réfugiés d’Amérique latine, l’Équateur menait alors une politique progressiste et inédite qui semblait créer un cadre d’action particulièrement favorable, en partenariat avec les organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans la protection, dessinant ainsi les contours d’une société accueillante. Pourtant, depuis 2010, un virage sécuritaire s’est dessiné, particulièrement à compter de l’élection en 2017 du président Lenín Moreno. En août 2018, une déclaration du ministre de l’Intérieur accuse les migrants d’être vecteurs de maladies et de crimes « pervertissant » l’ordre public et « contaminant » la société équatorienne. En janvier 2019, le féminicide d’une femme équatorienne enceinte, Diana, perpétré par son compagnon vénézuélien en pleine rue de la ville d’Ibarra, conduit les habitants à chasser les populations vénézuéliennes de la ville, cailloux à la main. Le lendemain, à Quito, une manifestation dénonce les violences machistes et xénophobes. Face à la situation, le gouvernement augmente les mesures de sécurité et affirme que la protection des nationaux est une priorité l’emportant sur celle des étrangers, en particulier les exilés vénézuéliens qu’il stigmatise. Le 20 janvier, le président Moreno déclare sur le réseau social Twitter, sous le hashtag #Nous sommes tous Diana !  :

« L’Équateur est et sera un pays de paix. Je ne permettrai à aucun antisocial de nous l’enlever. L’intégrité de nos mères, de nos filles et de nos compagnes est ma priorité. J’ai pris des dispositions pour la formation immédiate de brigades pour contrôler la situation légale des immigrants vénézuéliens dans les rues, sur les lieux de travail et à la frontière. Nous étudions la possibilité de créer un permis spécial d’entrée dans le pays. Nous leur avons ouvert nos portes, mais nous ne sacrifierons la sécurité de personne. Il est du devoir de la Police d’agir avec fermeté contre la délinquance et le crime, et elle a mon soutien. […]. »

Face à ces discours contradictoires, quelles sont les stratégies qui ont été développées par les ONG d’aide devant l’afflux d’exilés colombiens et de migrants vénézuéliens dans le pays, deux populations immigrées majoritaires en Équateur ? Ces deux types de discours (progressiste versus sécuritaire) réactualisent en effet l’opposition entre l’étranger « désirable » et celui qui serait « indésirable », déjà présente dans les normes migratoires des années 1940-1971 en Équateur, fondatrices de l’approche sécuritaire et développementiste nommée « ouverture segmentée ». Plus qu’une opposition, il s’agit d’un continuum entre nationalisme inclusif et nationalisme excluant, avec lequel ni les acteurs politiques ni les ONG de protection des réfugiés ne sont arrivés à rompre.

Cet article analyse l’évolution des discours et des pratiques dans le traitement des migrants et exilés colombiens et vénézuéliens, en décryptant le jeu d’acteurs des institutions étatiques et d’autres acteurs politiques dont les ONG d’aide, tout en tenant compte des contextes de crises économiques et politiques.

Cette analyse s’appuie sur une recherche doctorale en cours sur les politiques de gestion des exilés colombiens en Équateur. Elle inclue notamment 22 mois d’enquête de terrain, de 2015 à 2017, ayant donné lieu à une centaine d’entretiens de travailleurs des organisations du secteur et de réfugiés, et d’observation du travail des ONG spécialisées, lors d’ateliers mettant en œuvre divers programmes sociaux en faveur des migrants forcés (aide psychologique, accompagnement juridique, nutrition, formation professionnelle, formation à l’éducation financière, accompagnement à l’élaboration d’un projet professionnel).

L’« ouverture segmentée », marqueur de l’avènement d’un État moderne et gardien de ses frontières

Aux XIXème et XXème siècles, l’identité de l’État-nation équatorien se construit avec la maîtrise de son territoire vis-à-vis de ses voisins (guerres avec le Pérou en 1855, 1941 et 1995), et en interne par l’exploitation de son territoire (agriculture et conquête de l’Amazonie) qui « modernisent » l’économie et « civilisent » ses populations autochtones. Les mouvements migratoires étant faibles, la gestion des migrations s’aligne sur les régimes de nationalité et de citoyenneté qui sont fondés sur les valeurs de moralité et de civilisation. Le modèle de l’« ouverture segmentée » traduit les politiques sécuritaires et développementistes dominantes. Il différencie les étrangers « désirables » des « indésirables », suivant la vision du ministère de l’Intérieur, qui en monopolise la problématisation. Les étrangers « désirables » sont des investisseurs dont l’activité domestique le territoire et civilise les populations locales, tout en développant la richesse nationale et modernisant l’État-nation. Susceptibles de contaminer sanitairement et moralement la société équatorienne, d’autres étrangers sont catégorisés comme « indésirables » (pauvres, responsables de délits et crimes, trafiquants et prostituées, handicapés, etc.). Malgré l’évolution des normes juridiques, cette vision sécuritaire et développementiste ne semble pas avoir complètement disparu. Au contraire, elle paraît refaire surface dans les discours politiques, les normes juridiques et les pratiques institutionnelles.

Émergence d’un nationalisme inclusif : actualisation de la figure de l’étranger « désirable »

La gestion migratoire évolue dans un contexte de mobilisations sociales et indigènes contre les politiques néolibérales de la fin des années 1990 qui ont conduit à une crise économique et politique de grande ampleur, en particulier face à l’émigration massive d’Équatoriens à la suite du feriado bancario de 1999. Dans le même temps, en Colombie, le conflit évolue, les civils deviennent la cible des logiques de rivalités territoriales des protagonistes (armée, guérillas, paramilitaires). À partir de l’année 2000, des milliers d’exilés colombiens tentent de trouver refuge en Équateur, dont l’État sollicite l’aide du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Face à ces nombreux enjeux sociaux, la société civile rend visible l’enjeu migratoire grâce aux propositions d’une large coalition entre défenseurs des droits humains, associations d’émigrés équatoriens à l’étranger et ONG spécialisées dans l’aide aux réfugiés. Cette coalition soutiendra la campagne de Rafael Correa en 2006. En effet, il est alors le seul candidat à politiser la problématique migratoire en mobilisant des arguments universalistes. Le projet de la « révolution citoyenne » s’appuie sur le travail de la coalition, dans lequel le migrant est présenté comme un vecteur de développement, qui caractériserait une société cosmopolite postmoderne. Les migrants sont associés au transfert d’argent comme de technologies en faveur des pays du Sud. Avec l’élaboration participative d’une nouvelle Constitution adoptée en 2008, de nouveaux principes sont définis (État plurinational, citoyenneté universelle, libre mobilité humaine, égalité de droits entre nationaux et migrants étrangers). La Constitution reconnait de nouveaux droits aux migrants, aux émigrés surtout, mais aussi aux immigrés, et ce dans le but de recommander un meilleur traitement des émigrés dans les pays d’accueil (en général au Nord). L’identité nationale semble plus ouverte et le modèle de l’État-nation moins rigide, permettant de poser les bases d’un nationalisme inclusif. Le travail de plaidoyer des ONG en faveur des droits des migrants est clairement présent dans ces améliorations juridiques de valeur constitutionnelle. (…)

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Lucie Laplace mène une recherche doctorale en science politique sur la gestion des exilés colombiens en Équateur durant la période 2000-2017 à l’Université Lumière Lyon 2 et au laboratoire Triangle. Elle est actuellement membre de l’Institut Convergences Migrations. Depuis 2016, elle s’intéresse aussi à la gestion de l’explosion migratoire vénézuélienne en Amérique latine, notamment l’évolution des politiques nationales des États d’accueil et celle des programmes des associations de Vénézuéliens y vivant. Plus largement, elle suit les changements politiques et électoraux dans cette région du monde (missions d’observation électorale de court terme avec l’Organisation des États américains en 2015 au Guatemala, et avec l’Union européenne en 2018 au Paraguay). Elle a participé au FAL Mag hors-série de 2018 sur les Migrations en lecture libre ici