Venezuela, Bolivie, Équateur : le progressisme latino-américain et ses rapports au salariat (analyse de Patrick Guillaudat / Contretemps)

Dans cet article de Patrick Guillaudat, il ne sera question que des trois pays qui ont le plus marqué le virage à gauche en Amérique latine à l’aube du XXIème siècle et symbolisé ce que l’on appelle le « progressisme latino-américain ». Il s’agit du Venezuela qui a élu Hugo Chávez en 1998, de la Bolivie d’Evo Morales, élu en 2006, et de l’Équateur de Rafael Correa, lui-même élu en 2007.

Depuis quelques temps, une réflexion est menée sur la nature de ces régimes, leurs avancées et leurs limites.  Mais la plupart des analyses du progressisme latino-américain du XXIème siècle portent généralement sur les mesures économiques et politiques (réforme de l’État, processus constitutionnel, etc…), et elles font souvent l’impasse sur l’éventuelle construction de nouveaux rapports sociaux au sein des entreprises. Car quoi de plus significatif que de regarder comment ces gouvernements ont fait évoluer les relations entre la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, et les salariés qui les font fonctionner?D’autant que cela permet de vérifier, au-delà des discours enflammés sur la rupture, si le pouvoir économique de la bourgeoisie a été réellement bousculé dans ces trois pays.

Au préalable cependant, il conviendra de définir rapidement en quoi a consisté la remise en cause des politiques néolibérales et jusqu’où elles ont été menées. Il sera également nécessaire de fournir quelques explications des impasses que connaissent ces régimes, au-delà même du manichéisme rendant responsable de tous les maux la seule politique impérialiste de la puissance nord-américaine, dont l’ingérence réelle ne peut cependant tout expliquer.

Patrick Guillaudat est docteur en anthropologie. Il est l’auteur de plusieurs articles pour Contretemps et, avec Pierre Mouterde, du livre Hugo Chávez et la révolution bolivarienne.


Des politiques de remise en cause du néolibéralisme

Les trois pays ont ceci en commun qu’ils ont posé dans les faits la question de la contestation des politiques néolibérales et, différence importante avec d’autres pays (comme par exemple l’Uruguay de Tabaré Vasquez, l’Argentine de Kirchner ou le Brésil de Lula), ils ont tenté de changer les règles d’organisation politique du pays en mettant en œuvre un processus de Constituante.

Dans ces nouvelles constitutions, la critique de l’ordre néolibéral s’exprime d’abord par un renforcement du rôle économique de l’État, devenu pilote des politiques économiques et gestionnaire des principales ressources du sous-sol.

La nationalisation de secteurs clefs de l’économie et du sous-sol (ou la restauration de la tutelle de l’État) a permis de réaliser un transfert important de ressources nouvelles vers les populations les plus pauvres car la rente issue de l’exploitation minière et des hydrocarbures a été partiellement  utilisée pour répondre aux besoins sociaux des couches populaires. Dans ces trois pays, nous avons notamment assisté à une réduction rapide du taux de pauvreté, à une forte croissance de l’alphabétisation (c’est particulièrement net en Bolivie), et au développement de l’accès aux soins et à l’éducation, y compris supérieur pour les jeunes issus des classes populaires.

Mais le néolibéralisme a une particularité : il est excluant. Ce qui implique que ses effets sont infiniment plus dramatiques pour les populations des pays du Sud que pour celles des pays du Nord. La raison principale tient à l’absence de certains amortisseurs sociaux qu’on retrouve dans la plupart des pays capitalistes développés. La deuxième raison se trouve dans les relations de dépendance nouées entre les économies du Sud avec celles du Nord.  En effet, si l’uniformisation néolibérale de la planète n’est pas achevée, le Sud reste un lieu où les formes prises par l’exploitation capitaliste sont les plus violentes. Stratégiquement, les différences entre économistes keynésiens et néolibéraux ne portent pas seulement sur le champ d’intervention de l’État, mais aussi sur la question des concessions socialement nécessaires pour maintenir des profits réguliers et satisfaisants afin de neutraliser les éventuelles crises sociales. En simplifiant, on a d’un côté des keynésiens ou des économistes « hétérodoxes » qui estiment que le développement des profits passe par des relations sociales apaisées permettant de développer dans la durée un statuquo propice aux affaires. De l’autre côté, on a les néolibéraux qui militent pour le profit immédiat. Alors que les keynésiens défendent une politique à long terme – les « hétérodoxes » ayant été historiquement partisans de plans quinquennaux dans de nombreux pays, dont la France – les néolibéraux exigent un rendement immédiat  hors de tout prévisionnisme à long terme. Cette orientation ne permet donc pas une politique redistributive, ni même un quelconque compromis social. Elle a son pendant politique : le néolibéralisme s’associe très bien avec l’autoritarisme politique ou la dictature, permettant de passer en force en cas de conflit vu l’absence de recherche de compromis. Est-ce un hasard si le premier laboratoire de mise en place des politiques néolibérales a été le Chili de Pinochet ?

En Amérique latine, les peuples ont vécu dans leur chair ces modifications d’orientation. Le Chili de Pinochet est devenu le laboratoire des Chicago Boys, tandis que l’ouverture démocratique qui a succédé à la nuit noire des dictatures de sécurité nationale dans le continent, si elle a permis de revenir à un État plus démocratique, n’a que très peu remis en cause les politiques économiques et sociales des néolibéraux. Les néolibéraux ont ainsi réussi à faire passer dans l’opinion publique leur crédo : l’austérité est nécessaire pour rembourser les dettes, l’État est incapable de gérer des entreprises publiques, la compétitivité est la source de la stabilité et le travail coûte trop cher. Cette bible néolibérale est intégrée non seulement par les partis politiques de droite, mais aussi par une bonne partie de ceux de gauche, notamment la social-démocratie.

Les crises sociales et politiques qui sont devenues criantes dans les pays soumis aux plans d’ajustement structurel imposés par le FMI, et dans ceux qui ont vécu de violents virages néolibéraux, ont toutes été portées par des remises en cause de ces politiques excluantes. Cette révolte contre le néolibéralisme est accompagnée d’un rejet de la corruption, elle-même grandement facilitée par la libéralisation totale des marchés financiers. N’ont été partiellement épargnés par cette corruption visible que ceux qui ont su adapter leur législation nationale pour rendre légales des activités auparavant jugées illicites (par exemple, « l’optimisation fiscale ») mais aussi pour harmoniser la structure des multinationales à la financiarisation de l’économie, permettant le blanchiment. C’est principalement le cas des pays dominants, de ceux de l’Union Européenne à l’Amérique du Nord, en passant par le Japon.

Au Venezuela, l’élection de Chávez survient après une décennie noire pour les classes populaires. Le Caracazo de 1989, véritable insurrection populaire contre la vie chère, a trouvé sa source dans une paupérisation massive d’un des pays les plus riches du continent et aussi parmi les plus corrompus.

En Équateur, l’élection de Correa est la résultante de fortes mobilisations sociales contre la vie chère et pour des droits nouveaux, notamment exprimés par les organisations indigènes qui ont secoué le pays pendant plus de dix ans. En Bolivie, l’élection de Morales fait suite à une vague immense de protestations sociales, la guerre de l’eau, la guerre du gaz, mais aussi les grèves de cocaleros et les mobilisations ouvrières et paysannes.

Dans ces trois pays – chacun à leur manière -, portés par un vaste mouvement de rejet de la classe politique et des politiques néolibérales ont été élus des candidats qui se présentaient en rupture avec « l’ancien monde », sur trois points principaux :

– la volonté d’en finir avec les politiques néolibérales en mettant en œuvre une politique économique et sociale redistributive en direction des plus pauvres ;

– la rupture avec le système politique antérieur, corrompu, ce qui dans ces trois pays a débouché sur l’élection d’une Assemblée Constituante puis la rédaction et l’adoption d’une nouvelle Constitution ;

– Ces candidats sont portés par des organisations politiques qui ne sont pas issues des anciens partis politiques, de droite ou de gauche : le MVR (Mouvement pour le Cinquième République) avec Chávez, Alianza País avec Correa et le MAS (Mouvement pour le Socialisme) avec Morales.

La mise en évidence de ces caractéristiques communes ne vise pas à gommer les différences entre chacun de ces trois processus mais à montrer qu’il existe un tronc commun permettant d’expliquer la dynamique qui a mené à la victoire de ces trois candidats. On pourrait le résumer ainsi : il y avait une opposition massive de larges secteurs de la population à l’ordre néolibéral combinée à une aspiration tout autant déterminée à balayer tous ceux qui le représentaient.

Un modèle en échec

Au cours des dernières années, la tendance lourde à l’échelle planétaire est celle d’un glissement vers une uniformisation toujours plus aboutie des politiques sociales et économiques autour d’un calendrier néolibéral. Rien d’étonnant alors à ce que la gauche montre un réel engouement pour ces trois processus qui affirmaient vouloir en inverser le cours.

Dans ces trois pays, cette volonté de changement s’est exprimée dans un vocabulaire qui traduisait bien ces aspirations populaires : révolution bolivarienne au Venezuela, révolution citoyenne en Équateur, gouvernement des mouvements sociaux en Bolivie. Cette terminologie a été comprise au sein d’une grande partie de la gauche, notamment radicale, comme une ouverture d’une partie du monde vers une possible transformation en profondeur du pays. En effet, ce renouveau en pleine nuit néolibérale évoquait des espoirs réels, renforcés par l’immense ferveur populaire qui se dégageait au lendemain de chacune des victoires électorales dans chacun de ces pays.

Pendant les premières années, les engagements pris ont été tenus. Une politique de redistribution des revenus, notamment de la rente des hydrocarbures (principalement le pétrole au Venezuela et en Équateur ou le gaz en Bolivie), a permis de diminuer très rapidement les taux de pauvreté.

Une politique forte de l’État de nationalisation de secteurs clefs de l’économie a été couplée à des investissements lourds dans des infrastructures, routières notamment, comme en Équateur.

Sur le terrain politique, les débats autour du projet d’une nouvelle constitution faisaient écho à plusieurs aspirations populaires, comme la reconnaissance des droits des peuples indigènes, l’obligation de consultations populaires pour les grands projets ayant un impact sur la population, la limitation du nombre de mandats successifs, etc. C’est sur la question du pouvoir populaire que les différences sont notables. Elle a été posée au Venezuela, dès le débat constitutionnel, mais surtout à partir de 2006, à travers les lois successives sur le pouvoir communal sans être cependant vraiment résolue. Elle a été détournée en Bolivie avec le MAS qui considérait que le pouvoir populaire existait par définition, vu que le gouvernement était celui des mouvements sociaux, schéma largement théorisé par Garcia Linera, le vice-président de Morales. En Équateur, la question de la révolution citoyenne, très vive lors du débat constitutionnel, a été très rapidement limitée à la création d’un Consejo de Participación Ciudadana y Control Social, sorte de Conseil Constitutionnel intégré par des représentants de mouvements sociaux. (…)

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