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Dossier
L’Amérique latine est-elle à la croisée des chemins ?
Les processus progressistes en Amérique latine sont-ils en crise ? Le cycle progressiste latino-américain arrive-t-il à
sa fin ? Depuis quelques mois, ces questions se font omniprésentes dans les débats relatifs aux expériences socio-
politiques de ce début de XXIème siècle. Une conférence organisée par l’IRIS (Institut de Relations Internationales
et Stratégiques) à Paris le 3 février 2016 a permis d’ouvrir le débat sur trois pays phares de la région. « Argentine,
Brésil, Venezuela : fin de cycle en Amérique Latine ? ». Tel était le thème sur lequel ont échangé leurs points de vue
trois fins connaisseurs de la réalité latino américaine : George Couffignal, professeur émérite de Science politique
de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris III, Jean Jacques Kourliansky, chercheur à l’IRIS et Ignacio Ramonet,
directeur du Monde Diplomatique en espagnol. Christophe Ventura, chercheur associé à l’IRIS animait cette table
ronde à laquelle ont assisté plusieurs membres de France Amérique Latine. En voici une brève synthèse.
Si les intervenants se sont efforcés de répondre à cette cycle, entrainant dans son sillage l’économie des pays
interrogation de « fin de cycle en Amérique latine ? », leurs d’Amérique Latine.
différentes contributions sont allées bien au-delà : en
effet, ils ont rappelé les changements considérables Des progrès considérables mais sans véritable
apportés par les nouveaux gouvernements des pays changement structurel
concernés depuis les années 2000, mais ils ont aussi
souligné les difficultés conjoncturelles à même de Avec des structures comme l’ALBA, l’UNASUR et la
mieux nous aider à comprendre les revers électoraux CELAC, l’Amérique Latine a développé une diplomatie
récents. autonome fondée sur la concertation mutuelle, qui
a donné un poids nouveau à la région. Des projets
Des éléments des politiques mondiales intercontinentaux avec la Ligue Arabe et l’Afrique ont
à prendre en compte vu le jour. L’Argentine et le Brésil ont été intégrés au G20,
ont défendu leur marché intérieur en nationalisant des
• Le poids de la Chine : entreprises et en relevant les droits de douane.
Rappelons qu’elle est le deuxième partenaire Ce cycle progressiste s’est caractérisé par un taux de
économique des pays d’Amérique Latine, qui sont croissance moyen de 3%, une remarquable stabilité
avant tout exportateurs du secteur primaire (produits politique, la réduction de la pauvreté de 43,9% à
miniers, agricoles ou hydrocarbures) et dépendent 28% entre 2002 et 2014. En une quinzaine d’années,
donc du marché international. En particulier, la Chine grâce aux politiques de redistribution, 232 millions
est le premier importateur de minerais brésiliens et de personnes ont quitté la pauvreté. Une classe
de soja argentin. Sa politique économique a donc moyenne nouvelle a émergé : environ 100 millions
des répercussions directes sur l’Amérique Latine. Or de personnes y ont accédé. Des politiques sociales
la croissance de la Chine s’est fortement réduite et ambitieuses et efficaces ont été mises en place :
elle s’est recentrée sur son marché intérieur. Suite à Bolsa Familia au Brésil, aide aux enfants en Argentine,
la contraction de la demande chinoise, le prix des missions vénézuéliennes pour la santé, l’éducation,
matières premières a baissé brutalement partout. le logement. Disparition de l’analphabétisme,
C’est entre autres une catastrophe pour le budget investissements massifs dans le système sanitaire
vénézuélien dépendant du cours du pétrole. et éducatif, ouverture de l’Université aux minorités
• Le taux d’intérêt du dollar. discriminées, amélioration des logements : c’est toute
En 2008, l’Europe a répondu à la crise des subprimes une population qui a changé de mode de vie.
par une politique d’austérité, tandis qu’aux États- Mais si la pauvreté a régressé, l’Amérique latine
Unis, la Federal Reserve a maintenu des liquidités reste encore une des régions les plus inégalitaires.
abondantes et réduit le taux d’intérêt du dollar. Des Et les gouvernements progressistes n’ont pas utilisé
fonds considérables ont alors quitté les États-Unis les ressources exceptionnelles dont ils disposaient,
pour s’investir en Amérique Latine tandis que le baril pour transformer l’État, ils n’ont pas su diversifier
de pétrole qui était à 9 dollars en 1999, passe à 115. l’économie pour sortir d’une économie rentière qui
Cette masse de capitaux permet des transformations structurellementn’apaschangédepuisl’indépendance,
comme l’Amérique Latine n’en a jamais connu en soit depuis environ deux siècles. Ils ont maintenu
deux siècles. Mais dès que revient la possibilité de un système de libre marché et n’ont pas modifié la
voir remonter le taux d’intérêt du dollar (officiel en fiscalité : le taux des prélèvements obligatoires ne
décembre 2015), ces capitaux flottants regagnent les dépasse pas 18% en Amérique latine alors qu’il est de
États-Unis ; les monnaies des pays émergents chutent 35% dans l’OCDE. Le modèle est resté celui de l’État-
d’environ 60%, sauf dans des pays comme l’Équateur, rentier, accompagné d’une désindustrialisation et
le Panamá et le Salvador qui utilisent le dollar comme d’une re-primarisation de l’économie. Actuellement
monnaie nationale. Le cycle actuel se termine par la stagnation de la croissance économique entraîne
une réduction massive des exportations et une forte déjà une diminution des politiques sociales et les
baisse du prix des matières premières, en particulier inégalités perdurent, voire s’accroissent, ce qui freine
récemment celui du pétrole. C’est toute l’économie la croissance soutenue.
mondiale qui a changé, elle est passée à un nouveau
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