🇲🇽 FĂ©minicides au Mexique : entre corruption et injustice, la double peine des familles de victimes (Pauline Rouquette pour France 24)


Au Mexique, pays considĂ©rĂ© par l’ONU comme le plus dangereux d’AmĂ©rique latine pour les femmes, les familles de victimes de fĂ©minicide Ă©chouent très souvent Ă  obtenir justice. Bien que ce crime soit reconnu par la justice, les enquĂŞtes sont souvent torpillĂ©es par les connivences politiques et la corruption. Dans l’État du Michoacán, l’affaire Frida Santamaria Garcia est l’une des dernières illustrations de ce flĂ©au.

“Pas une de plus”, slogan d’un mouvement fĂ©ministe nĂ© en Argentine, peint sur la poitrine d’une manifestante mexicaine contre les violences perpĂ©trĂ©es Ă  l’Ă©gard des femmes, le 8 mars 2021 Ă  Mexico. © Rebecca Blackwell, AP

Frida Santamaria Garcia avait 24 ans et la vie devant elle quand Juan Paulo N., son petit-ami et meurtrier, lui a brutalement confisquĂ©e Ă  l’aide d’une arme Ă  feu.

C’Ă©tait le 18 juin 2022, Ă  Sahuayo, dans l’État du Michoacan, sur la cĂ´te Pacifique, au centre-ouest du Mexique. Ce soir-lĂ , Frida est laissĂ©e pour morte après avoir Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©e de son tĂ©lĂ©phone portable.

S’il niait jusqu’ici son implication dans la mort de son ex-petite-amie, Juan Paulo N. est revenu sur ses dĂ©clarations le 15 dĂ©cembre dernier, et reconnu avoir tirĂ© sur elle, prĂ©cisant que cela n’Ă©tait pas intentionnel. Des aveux qui, contre toute attente, lui ont permis, le 1er janvier, de voir les faits requalifiĂ©s par le parquet rĂ©gional de Jiquilpan en homicide involontaire. Ce qui lui ouvrirait le droit Ă  une procĂ©dure abrĂ©gĂ©e et une Ă©ventuelle libĂ©ration sous caution après une peine de trois ans de prison. Une plus grande clĂ©mence, donc, que s’il comparaissait pour “fĂ©minicide”.

Dans ce pays peuplĂ© de près de 127 millions d’habitants oĂą, selon les autoritĂ©s, plus de dix femmes sont tuĂ©es chaque jour, le cas Frida Santamaria Garcia s’inscrit comme une Ă©nième illustration des difficultĂ©s pour les familles de victimes Ă  obtenir justice.

“Le moment le plus terrible de ma vie”

“C’Ă©tait une personne très humble avec un grand cĹ“ur. Elle se prĂ©occupait du bien-ĂŞtre de sa famille et de ses amis. Elle Ă©tait inconditionnelle, loyale. Elle Ă©tait unique.”

Il est 20 h 35, le 18 juin 2022, lorsque Patricia Garcia reçoit un appel l’informant que sa fille Frida, blessĂ©e, est Ă  l’hĂ´pital. La jeune femme avait passĂ© la journĂ©e Ă  travailler dans une salle de rĂ©ception pour le baptĂŞme d’un enfant d’amis de la famille, auquel elle Ă©tait aussi invitĂ©e. “J’ai appelĂ© son cousin, qui travaillait avec elle, pour lui demander s’il savait quelque chose. Il a appelĂ© sur le tĂ©lĂ©phone de ma fille mais c’est son petit-ami, Juan Paulo N. qui a rĂ©pondu”, raconte Patricia Garcia. En arrivant Ă  l’hĂ´pital Santa Maria de Sahuayo, Patricia comprend que Frida a Ă©tĂ© blessĂ©e par balle. Ses poumons et son foie sont perforĂ©s. “Ce fut le moment le plus terrible de ma vie”, poursuit-elle. “Quelques minutes plus tard, le mĂ©decin m’annonçait que ma fille Ă©tait morte.”

La relation entre Frida et Juan Paulo Ă©tait rĂ©cente, tĂ©moigne Samantha Morrett Garcia, une cousine de la jeune femme. De l’ordre de trois ou quatre mois. “Mais moi, j’ai dĂ©couvert leur relation une semaine avant qu’il ne lui tire dessus”.

Le soir du drame, alors que la famille Santamaria Garcia pleure la perte soudaine de Frida, le meurtrier prĂ©sumĂ©, lui, a dĂ©jĂ  quittĂ© la ville et fui Ă  Guadalajara, la capitale de l’État voisin de Jalisco.

Commence alors, pour les victimes, un vĂ©ritable parcours du combattant d’ordre judiciaire. La dĂ©claration faite dans les jours qui suivent au bureau du procureur gĂ©nĂ©ral Ă  Jiquilpan ne permet en aucun cas de faire avancer l’affaire. “Il ne m’a mĂŞme pas informĂ©e que j’avais droit Ă  un conseiller pour les victimes”, tĂ©moigne Patricia Garcia.

Les services d’un avocat privĂ© ne seront sollicitĂ©s que cinq semaines plus tard, permettant enfin Ă  l’enquĂŞte d’avancer. “Nous nous sommes rendu compte que l’enquĂŞte n’Ă©tait pas menĂ©e correctement, ni dans le fond, ni dans la forme”.

Les proches de la victime, conseillĂ©s par diverses organisations, dont le collectif fĂ©ministe Mapas, organisent alors des rĂ©unions avec les mĂ©dias et des manifestations pour rĂ©clamer aux autoritĂ©s qu’elles prennent en chargent l’affaire. Ils dĂ©noncent le manque de rapports et de tĂ©moignages, alors que le bureau du procureur s’entĂŞte Ă  vouloir traiter l’affaire comme un possible suicide.

Liens politiques et corruption

Dans l’affaire Frida Santamaria Garcia, il est une donnĂ©e qui ne peut ĂŞtre ignorĂ©e : le meurtrier, Juan Paulo N. n’est autre que le fils de l’ancien maire de la ville de Sahuayo, Alejandro Amezcua Chavez, qui est lui-mĂŞme le beau-frère d’Alfredo Inaya, ancien secrĂ©taire au dĂ©veloppement Ă©conomique du cabinet d’Alfredo Ramirez Bedolla, gouverneur de l’État du Michoacan.

EngagĂ© auprès de la famille de Frida, le collectif fĂ©ministe Mapas a d’emblĂ©e dĂ©noncĂ© le “cynisme” avec lequel l’autoritĂ© judiciaire traite cette affaire.

“Jusqu’au 1er janvier, la famille Santamaria Garcia et nous pensions que le bureau du procureur de l’État travaillait pour que justice soit rendue Ă  Frida”, affirme Sofia Blanco, porte-parole du collectif. “Nous savons maintenant que depuis le 20 dĂ©cembre, il Ĺ“uvrait pour requalifier le crime de fĂ©minicide en ‘homicide involontaire’, sans en informer la famille ou son avocat, de sorte de ne pas leur laisser le temps nĂ©cessaire pour contester la dĂ©cision avant l’audience qui Ă©tait prĂ©vue le 4 janvier”.

Le collectif fĂ©ministe dĂ©nonce le silence qui entoure l’affaire. “Ni le procureur gĂ©nĂ©ral, ni le gouverneur de l’État du Michoacan ne se sont prononcĂ©s sur le jugement en faveur du fĂ©minicide”, rappelle Sofia Blanco, qui regrette par ailleurs que la Cour suprĂŞme de justice de l’État du Michoacan “ne garantisse pas une procĂ©dure rĂ©gulière Ă  la victime, et n’empĂŞche pas le ministère public dans sa requalification du crime”.

“Actuellement, au Mexique, la personne qui se rend coupable d’un fĂ©minicide peut Ă©coper d’une peine allant jusqu’Ă  50 ans de prison ; pour un homicide involontaire, celui-ci risque une peine de trois ans avec possibilitĂ© de libĂ©ration sous caution”, Ă©crit la famille Santamaria Garcia dans un document destinĂ© aux mĂ©dias, retraçant l’ensemble du parcours judiciaire depuis le dĂ©but de l’affaire. “On comprend ainsi pourquoi le père et le beau-frère de Juan Paulo ont agi, en toute impunitĂ©, main dans la main avec la corruption, afin d’obtenir la requalification du crime.”

Une semaine après l’annonce de la requalification du meurtre de Frida en “homicide involontaire”, la mère de la jeune fille nous indique avoir fait appel de cette dĂ©cision, malgrĂ© les menaces dont la famille et plusieurs tĂ©moins auraient Ă  plusieurs reprises fait l’objet, et en dĂ©pit des tentatives de torpillage Ă©manant de l’entourage du meurtrier prĂ©sumĂ©.

En matière de fĂ©minicides, l’Ă©tat des lieux demeure très alarmant au Mexique.

En 2021, selon les chiffres officiels, quelque 3 751 femmes ont Ă©tĂ© assassinĂ©es et près de 100 000 ont disparu au Mexique. Parmi les meurtres recensĂ©s, seuls 1 004 ont fait l’objet d’une enquĂŞte en tant que “fĂ©minicides” dans les 32 entitĂ©s fĂ©dĂ©rĂ©es du pays. Une passivitĂ© des autoritĂ©s dĂ©noncĂ©e par les ONG qui, Ă  l’instar d’Amnesty international, estiment qu’elles “violent les droits des femmes avec des enquĂŞtes insuffisantes”.

Selon les experts, environ 90 % des cas traduits en justice aboutissent Ă  un non-lieu. Un chiffre estimĂ© mĂŞme Ă  94 % par la Conavim, une commission nationale destinĂ©e Ă  prĂ©venir et Ă©radiquer les violences contre les femmes.

“Les enquĂŞtes ne sont pas menĂ©es en fonction du genre de la victime, elles ne sont pas suivies, et la corruption empĂŞche de retrouver les meurtriers”, explique Sofia Blanco, qui rappelle qu'”environ 12 femmes meurent chaque jour d’un fĂ©minicide au Mexique”.

Le 4 janvier, des manifestants se sont rassemblĂ©s devant le palais de justice de Morelia, dĂ©clarant que chaque meurtre de femme qui reste impuni est un autre exemple que le Mexique est “un État fĂ©minicide”. Ils demandent la peine maximale pour le meurtrier prĂ©sumĂ© de Frida, et pour toutes les autres victimes. (…)

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