🇵🇪 Le PĂ©rou implose (Ritimo)


La crise politique au PĂ©rou s’intensifie de jour en jour. Depuis 2016, l’instabilitĂ© règne dans ce pays d’AmĂ©rique du Sud : six prĂ©sidents en cinq ans, deux dissolutions du Congrès, un rĂ©fĂ©rendum sur des rĂ©formes institutionnelles, des Ă©lections anticipĂ©es, un coup d’État en novembre 2020, une guerre intestine entre le lĂ©gislatif et l’exĂ©cutif… L’association Ritimo fait un point très dĂ©taillĂ© et nous livre son analyse.

Pedro Castillo s’adresse à la nation péruvienne, octobre 2021. Photo : Présidence de la République.

En 2021, les Ă©lections gĂ©nĂ©rales (prĂ©sidentielle et lĂ©gislative) ont portĂ© au pouvoir Pedro Castillo, un syndicaliste, professeur rural et membre des rondas campesinas (organisation autochtone andine puissante dans la rĂ©gion de Cajamarca, d’oĂą est originaire Castillo). ImmĂ©diatement, les rĂ©actions racistes et classistes de la classe politique traditionnelle ont Ă©mergĂ©, cherchant Ă  invalider le vote populaire au motif d’une supposĂ©e fraude Ă©lectorale qui n’a jamais pu ĂŞtre dĂ©montrĂ©e. Comme Trump aux États-Unis pour contrer la victoire de Biden, les manĹ“uvres lĂ©gales – et mĂŞme les coups de force de la part de membres du Jury National d’Élections liĂ©s Ă  des scandales de corruption – ont cherchĂ© Ă  invalider le vote des provinces andines, rurales et pauvres du pays qui voyaient en Castillo leur reprĂ©sentant symbolique. Sa façon de s’exprimer, d’évoluer en sociĂ©tĂ©, le contenu de son discours, et surtout la violence du racisme et du classisme [1] dont il fait l’objet, force l’identification symbolique de toute une partie du pays qui en fait l’expĂ©rience depuis 200 ans, et l’indĂ©pendance d’une RĂ©publique issue de la colonisation, excluante et discriminatoire. Pendant plus d’un mois, la plus grande partie de la droite, de l’extrĂŞme-droite et des mĂ©dias dominants ont refusĂ© de reconnaĂ®tre sa victoire Ă©lectorale, et l’ont contestĂ© au moyen de manĹ“uvres lĂ©gales et de discours confus. Finalement, Ă  une semaine de sa prise de fonction, il est officiellement reconnu prĂ©sident, au grand dam de ces secteurs de la droite.

Ainsi, le racisme et le classisme sont au cĹ“ur de l’opposition entre la prĂ©sidence de Castillo et les membres du Congrès (chambre unique de reprĂ©sentation du pouvoir lĂ©gislatif). Dès sa prise de fonction le 28 juillet 2021, le Congrès n’a eu de cesse de bloquer toute initiative politique du gouvernement et de tenter de destituer Castillo. L’évaluation de l’action du gouvernement de Castillo est mitigĂ©e, et tout le monde n’est pas d’accord : certain·es donnent plus de poids que d’autres au blocage de la droite dans son inefficacitĂ© ; d’autres l’estiment incompĂ©tent et frustre politiquement ; d’autres encore considèrent qu’il s’est entourĂ© de mauvais conseillers, ou que ses compromis envers la droite ont trahi ses engagements de campagne… Il serait trop long de rĂ©sumer les diffĂ©rentes alliances politiques de Castillo au cours de son annĂ©e et demi de mandat. L’influence du parti qui l’a portĂ© au pouvoir, Peru Libre, menĂ© par des cadres de l’élite provinciale Ă  l’influence marxiste lĂ©niniste mĂŞlĂ©e Ă  des scandales de corruption, a fluctuĂ©. L’influence de secteurs de la gauche de Lima et de classe sociale supĂ©rieure Ă©galement. Castillo a Ă©tĂ© assez inconstant et donnait l’impression de naviguer Ă  vue, et a sans doute commis de nombreuses erreurs politiques. Les gouvernements et premiers ministres ont dĂ©filĂ© Ă  un rythme accĂ©lĂ©rĂ©. Il est certain que Castillo n’avait aucune expĂ©rience de la gestion d’État, rĂ©gie par ailleurs par des logiques de corruption fortement ancrĂ©es (auquel lui mĂŞme n’a pas Ă©chappĂ©, puisqu’il a Ă©tĂ© entourĂ© d’un certain nombre d’affaires de corruption – ce qui n’a pas manquĂ© d’être largement instrumentalisĂ© et exagĂ©rĂ© par la droite, elle-mĂŞme très impliquĂ©e dans des affaires de corruption d’une autre ampleur). Cependant, le gouvernement de Castillo a Ă©galement mis en place un certain nombre de politiques publiques qui ont signifiĂ© des avancĂ©es substantielles, mais qui ont Ă©tĂ© systĂ©matiquement invisibilisĂ©es : par exemple, une politique d’attention aux victimes de la pollution aux mĂ©taux lourds liĂ©es aux industries extractives, l’interruption de 40 projets miniers contestĂ©s par la population locale, le refus de rĂ©primer les manifestations populaires, le refus de financer les mĂ©dias dominants qui le traĂ®naient dans la boue, etc. Au milieu de tout cela, la crise institutionnelle a fait couler Ă©normĂ©ment d’encre, et les exigences populaires de rĂ©formes structurelles n’ont pas avancĂ© au niveau des attentes populaires, faisant monter la pression et la frustration un peu partout dans le pays.

La pression a explosĂ© d’un coup, de façon très choquante pour tout le pays, le mercredi 7 dĂ©cembre 2022 Ă  midi. Pedro Castillo, Ă  la surprise de son propre gouvernement et de ses conseillers proches, annonce au pays via une dĂ©claration tĂ©lĂ©visĂ©e qu’il « dissout temporairement le Congrès Â» et initie un « gouvernement d’exception Â» par dĂ©cret-loi le temps de convoquer de nouvelles Ă©lections parlementaires – cela, Ă  l’encontre de l’ordre constitutionnel. Il annonce Ă©galement une rĂ©organisation judiciaire et la convocation d’une AssemblĂ©e Constituante dans un dĂ©lai de neuf mois. Cet « auto-coup d’État Â» fait l’effet d’une bombe. ImmĂ©diatement, certains analystes font la comparaison avec le coup d’État d’Alberto Fujimori du 5 avril 1992 ; cependant, Castillo ne possède ni le soutien de l’armĂ©e, ni des mĂ©dias dominants. Il a tentĂ© de porter un coup, sans avoir les moyens de frapper : c’est un suicide politique immĂ©diat. Ses ministres dĂ©missionnent les uns Ă  la suite des autres. Une demi-heure plus tard, le Congrès vote pour la troisième fois la destitution du prĂ©sident pour « incapacitĂ© morale Â», et cette fois-ci, l’opposition Ă  Castillo l’emporte. C’est sa Vice-PrĂ©sidente, Dina Boluarte, une avocate et fonctionnaire d’État, qui assume la prĂ©sidence Ă  sa suite, Ă  15 h le mĂŞme jour. Pendant quelques heures, le doute plane sur la lĂ©gitimitĂ© du pouvoir : le Congrès peut-il voter la destitution du PrĂ©sident qui vient de le dissoudre ? Quelle position vont prendre les institutions officielles, Ă  commencer par l’armĂ©e, qui finalement dĂ©termine le gagnant de ce bras de fer ? Rapidement, toustes s’alignent sur le Congrès. Pendant ce temps, Castillo tente de rejoindre l’ambassade du Mexique afin de demander l’asile politique – rappelant inĂ©vitablement la fuite du prĂ©sident bolivien Evo Morales après le coup d’État de 2019. Cependant, sa garde rapprochĂ©e, au lieu de l’emmener vers l’ambassade, l’amène au commissariat de police, oĂą il est arrĂŞtĂ© pour subversion Ă  l’ordre constitutionnel et accusĂ© de dĂ©lit de « rĂ©bellion Â».

Après un an et demi de tensions et d’instabilitĂ© politique, en trois heures, les cartes du jeu ont Ă©tĂ© complètement rebattues. Le pays est sous le choc. De nombreuses personnes n’ont appris la nouvelle que le soir mĂŞme, en rentrant chez elleux. Pour beaucoup, ce suicide politique reste mystĂ©rieux, et les rumeurs les plus folles courent pour l’expliquer : le prĂ©sident aurait Ă©tĂ© droguĂ© ; il aurait Ă©tĂ© menacĂ© pour l’obliger Ă  commettre cet acte anticonstitutionnel et ainsi justifier sa destitution… Pour la plupart de ses soutiens, il s’agirait, soit d’un geste dĂ©sespĂ©rĂ© pour sortir d’une impasse politique insoutenable, ou bien – et Ă©galement – l’obĂ©issance Ă  un souhait perçu de la part du « peuple Â» de dissoudre le Congrès. En effet, dĂ©but dĂ©cembre 2022, le prĂ©sident jouit d’une popularitĂ© de 30 %, et le Congrès de moins de 10 % – car il est composĂ© de parlementaires qui font l’objet de scandales de corruption Ă  rĂ©pĂ©tition, et qui ont fait preuve de positions ouvertement racistes et classistes. Quoiqu’il en soit de l’explication du geste de Castillo, sa destitution a Ă©tĂ© perçue par toustes comme la victoire sans conteste de la droite reprĂ©sentĂ©e par le Congrès – une victoire de l’oligarchie nĂ©olibĂ©rale et raciste. La façon dont Castillo a Ă©tĂ© dĂ©chu, l’humiliation qu’il a subie (les images de sa famille fuyant le Palais du gouvernement avec leurs affaires jetĂ©es en vrac dans des sacs de marchĂ© en plastique tissĂ© ont fait le tour des rĂ©seaux sociaux), les cris de victoire de la droite oligarchique et corrompue se dĂ©clarant grande sauveuse de la dĂ©mocratie, a terriblement impactĂ© les franges de la population qui avaient portĂ© Castillo au pouvoir en 2021.

Ce sont ces franges de population qui se sont rapidement dĂ©clarĂ©s en insurrection aux quatre coins du pays. D’abord, la route panamĂ©ricaine sud a Ă©tĂ© bloquĂ©e au niveau de la ville d’Ica. Des blocages de routes mineures ont Ă©galement eu lieu dès le jeudi 08 dĂ©cembre au cours de la journĂ©e. Toutes les organisations sociales du PĂ©rou se sont prononcĂ©es publiquement ; rapidement, les plateformes de lutte ont convergĂ© vers l’exigence de dissolution du Congrès (#QueSeVayanTodos, qu’iels partent toustes), de nouvelles Ă©lections gĂ©nĂ©rales, et l’amorce d’un processus Constitutionnel. Il faut rappeler qu’à ce jour, le PĂ©rou est rĂ©gi par la Constitution de 1993, instituĂ©e de manière autoritaire par le rĂ©gime d’Alberto Fujimori, aujourd’hui derrière les barreaux pour corruption et crime contre l’humanitĂ© pour les divers massacres commis dans le cadre de la rĂ©pression politique de son rĂ©gime. Cette Constitution, rĂ©gulièrement rĂ©formĂ©e au grĂ© des intĂ©rĂŞts de la droite fujimoriste, est sous le feu de la rampe notamment depuis que les rĂ©voltes chiliennes de 2019 ont mis en cause leur propre constitution, issue de la dictature de Pinochet. Certains secteurs sociaux ont exigĂ©, en outre, la fin de la persĂ©cution judiciaire et politique contre Castillo et la restitution de ses fonctions prĂ©sidentielles. Au-delĂ  de l’évaluation des politiques concrètes mis en Ĺ“uvre (ou non) au cours de son mandat, il est clair que la dĂ©fense de Castillo est une question symbolique et politique qui dĂ©borde largement de la dimension institutionnelle et de gestion effective des pouvoirs de l’Etat. Ce qui est en jeu dans ces mouvements sociaux, c’est ce bras de fer entre le pouvoir lĂ©gislatif incarnĂ© par la droite, l’oligarchie corrompue, l’élite raciste et concentrĂ©e dans la capitale ; et le vote populaire pour un exĂ©cutif qui reprĂ©sente les secteurs populaires, andins, ruraux, appauvris, qui souffrent d’humiliations racistes au quotidien. La dĂ©fense du prĂ©sident Castillo, dans ce contexte, symbolise quelque part la dĂ©fense de la dignitĂ© et de la voix d’une population historiquement marginalisĂ©e, humiliĂ©e, exploitĂ©e face Ă  l’élite .

Ă€ partir du vendredi 09 dĂ©cembre, la situation dĂ©gĂ©nère. La province d’Andahuaylas, dans la rĂ©gion d’Apurimac (au sud des Andes, la première Ă  se dĂ©clarer en situation d’insurrection), est le théâtre de confrontations sanglantes entre manifestant·es et policiers. Trois jeunes sont assassinĂ©s par balles – les manifestant·es incendient le commissariat local et envahissent les pistes de l’aĂ©roport local. Dans la ville d’Arequipa, les manifestant·es envahissent l’usine de production laitière de Gloria, l’un des principaux groupes Ă©conomiques du pays. Dans la partie amazonienne de la rĂ©gion de Cusco, ce sont les infrastructures de l’entreprise de production de gaz qui sont prises d’assaut. Des universitĂ©s, comme celle de la ville de Cajamarca, sont occupĂ©es par les Ă©tudiant·es. La rĂ©gion d’Ayacucho se dĂ©clare en Ă©tat de rĂ©bellion, et le gouvernement rĂ©gional de Puno relaye Ă  son tour les exigences populaires. A Lima et Ă  Cusco, les locaux de chaĂ®nes de tĂ©lĂ©vision brĂ»lent, ainsi que ceux du Pouvoir Judiciaire. Face Ă  cela, Dina Boluarte, la nouvelle prĂ©sidente, annonce qu’elle accepte les Ă©lections anticipĂ©es et les programme en avril 2024… soit 18 mois plus tard. Cette dĂ©claration est perçue comme une gifle par la population mobilisĂ©e. Elle annonce en outre l’état d’urgence dans les zones les plus mobilisĂ©es du pays, avec l’intervention de l’armĂ©e. Ces dĂ©clarations jettent de l’huile sur le feu. La rĂ©pression s’intensifie d’heure en heure, et les assassinats attribuĂ©s Ă  la police se multiplient. Le rejet Ă  la prĂ©sidence de Dina Boluarte, accentuĂ© par les accords passĂ©s avec la droite fujimoriste (qui est plus que visible de par la conformation de son gouvernement : le Premier Ministre est associĂ© au scandale de corruption des « Cuellos Blancos Â») et Ă  la rĂ©pression sanglante, est de plus en plus massif. Dans la plupart des rĂ©gions andines et du sud, la sociĂ©tĂ© civile annonce une mobilisation permanente, une grève gĂ©nĂ©rale et un blocage illimitĂ© du pays jusqu’à l’obtention des revendications. Des bus entiers sont affrĂ©tĂ©s dans les zones rurales des Andes en direction des grandes villes et de Lima, centre des contestations les plus visibles. Les cagnottes s’organisent pour soutenir financièrement les victimes et leurs familles, ainsi que les marmites populaires qui vont alimenter les manifestant·es venu·es des Andes. Le 14 dĂ©cembre, alors qu’on compte dĂ©jĂ  7 morts, le ministre de la DĂ©fense a annoncĂ© que l’état d’urgence sera Ă©tendu Ă  tout le pays pour 30 jours : l’armĂ©e prend le relais de la gestion des manifestations, et les droits de rĂ©union, de libre circulation, d’inviolabilitĂ© du domicile, etc. sont suspendus. Le 15 dĂ©cembre, on compte dĂ©jĂ  18 morts, et c’est cette fois-ci la rĂ©gion andine d’Ayacucho qui est la plus touchĂ©e. Un couvre-feu est dĂ©clarĂ© dans diffĂ©rentes rĂ©gions du pays, et Castillo est condamnĂ© Ă  18 mois de dĂ©tention provisoire pour les dĂ©lits de rĂ©bellion et conspiration ; face Ă  cela, les populations rurales, principal soutien de Castillo, continuent d’affluer vers les grands centres urbains pour manifester leur colère. Le 16 dĂ©cembre, la rĂ©pression militaire fait trois morts et plus de 50 blessé·es dans la zone amazonienne de la rĂ©gion Junin. Le 17 dĂ©cembre, une descente de police dans les locaux de diffĂ©rentes organisations sociales et politiques (ConfĂ©dĂ©ration des CommunautĂ©s Paysannes, Parti Socialiste et Mouvement Nouveau PĂ©rou) intervient, et vise Ă  arrĂŞter des personnes spĂ©cifiques et Ă  mettre dehors les manifestant·es venu·es des provinces andines et hĂ©bergĂ©s dans ces locaux. (…)

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