Alternances de gauche et présence internationale de l’Amérique latine (Jean-Jacques Kourliandsky / Fondation Jean Jaurés)
À la suite des différents scrutins présidentiels gagnés par la gauche – les gauches – en Amérique latine, et notamment au Brésil et en Colombie, Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, analyse les dynamiques que ces victoires politiques pourraient générer aux niveaux régional et international, mais aussi leurs limites.
Depuis 2018, les votations en Amérique latine ont quasiment toutes, du Mexique au Brésil et à la Colombie, donné la victoire à des candidats présidentiels de « gauche ».
Ces alternances électorales ont créé un contexte propice à des réorientations économiques et sociales à l’intérieur des pays concernés. Les nouveaux dirigeants « progressistes » de ces pays ont aussi signalé leur volonté de doter l’Amérique latine de capacités autonomes sur la scène internationale.
Les discours des uns et des autres, au soir ou au lendemain des victoires, ont confirmé cette double intention. Mais envisager la probabilité d’une telle hypothèse suppose, au delà de propos volontaristes, d’évaluer leur faisabilité. En d’autres termes, de confronter l’objectif « que faire ? » à un « comment est-il possible d’y arriver ? ».
Un examen attentif des contextes, nationaux comme régionaux, est donc un préalable incontournable. Ils sont seuls de nature à donner la mesure réelle et la portée des discours volontaristes prononcés dans la ferveur de l’accession au pouvoir.
On examinera ici la faisabilité des annonces internationales faites par les présidents progressistes élus de 2018 à 2022. À cet effet, le champ des changements potentiels créés par les alternances sera soumis à un questionnement en quatre étapes :
- identification de l’état des lieux, éventail des alternances de gauche, ouvrant de fait l’éventualité d’une nouvelle affirmation au monde ;
- définition de la revendication collective affichée, donnant à l’Amérique latine la possibilité d’une meilleure reconnaissance internationale ;
- examen des contextes nationaux, permettant de mesurer la capacité des États concernés à se projeter à l’international ;
- compte tenu des contraintes, intérieures et extérieures, les Amériques latines ont-elles une possibilité de sortir de leur périphérie historique ?
Les alternances électorales ouvrent la possibilité de changements diplomatiques collectifs
De 2018 à 2022, dix présidents de « gauche » ont accédé au pouvoir : par ordre alphabétique, en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, au Honduras, au Mexique, à Panama, au Pérou, et en République dominicaine.
Chacun est représentatif d’une variante nationale de la gauche. Mais tous, en dépit de leurs différences, participent à l’un ou l’autre des cercles de coopération partisane latino-américaine : la COPPPALC (Conférence permanente des partis politiques d’Amérique latine et de la Caraïbe fondée par le PRI, Parti révolutionnaire institutionnel, mexicain), le Forum de São Paulo (animé par le PT, Parti des travailleurs, brésilien) et le séminaire international du PT (Parti du travail) mexicain. Par ailleurs, certains d’entre eux se retrouvent avec les formations d’autres continents au sein de l’Alliance progressiste créée par le SPD (Parti social-démocrate) allemand. Parmi eux, un certain nombre ont pendant longtemps participé aux activités de l’Internationale socialiste, aujourd’hui abandonnée par la quasi-totalité de ses anciens membres de gauche et de centre gauche latino-américains.
Les chefs d’État « progressistes », élus de 2018 à 2022, figurant ci-dessous, ont donc en partage une connaissance mutuelle acquise au sein de ces différentes organisations partisanes interaméricaines.
Calendrier des élections présidentielles gagnées par les candidats de gauche :
- le 1er juillet 2018, au Mexique, Andrés Manuel López Obrador remporte la victoire, au nom de la coalition Juntos Haremos Historia (“Ensemble, nous allons faire l’Histoire”), regroupant les partis MORENA (Mouvement de régénération nationale), PT (Parti du travail) et PES (Parti Rencontre sociale) ;
- le 5 mai 2019, à Panamá, victoire du candidat du PRD (Parti révolutionnaire démocratique), Laurentino Cortizo ;
- le 27 octobre 2019, en Argentine, le justicialiste (ou péroniste) Alberto Fernández accède à la présidence sous l’étiquette Frente de todos (regroupement de 28 formations progressistes) ;
- le 5 juillet 2020, en République dominicaine, victoire de Luis Abinader, au nom du PRM (Parti révolutionnaire moderne) ;
- le 18 octobre 2020, en Bolivie, Luis Arce, du MAS (Mouvement vers le socialisme), est élu ;
- le 6 juin 2021, au Pérou, José Pedro Castillo Terrones entre à la Casa de Pizarro (Palais de l’Élysée local), sous les couleurs du parti Pérou Libre ;
- le 28 novembre 2021, au Honduras, Xiomara Castro, du Parti libre, est la candidate victorieuse ;
- le 19 décembre 2021, au Chili, Gabriel Boric Font l’emporte pour la coalition Apruebo Dignidad (qui rassemble les quatre partis du Frente Amplio et les dix de Chile Digno) ;
- le 19 juin 2022, en Colombie, Gustavo Petro gagne au nom du Pacte historique (fondé en 2021 par sept partis) ;
- le 30 octobre 2022, les Brésiliens ont élu président Luiz Inacio Lula da Silva, porte-drapeau de la Fédération Brésil de l’espoir (PT, PCdoB – Parti communiste du Brésil, PV – Parti vert), alliée d’Agir, Avante, PROS (Parti républicain de l’ordre social), PSB (Parti socialiste brésilien), PSOL-REDE (coalition du Parti socialisme et liberté et du parti écologiste, Réseau autosuffisant), Solidariedade. Se sont joints au deuxième tour le PDT (Parti démocratique travailliste) et la candidate du MDB (Mouvement démocratique brésilien).
À ce groupe de neuf gouvernements progressistes élus, on peut agréger trois autres pays dirigés par des présidents issus de processus électoraux contestés ou contestables, à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela.
Les treize chefs d’État cités sont donc majoritaires dans une Amérique latine de dix-neuf pays. Ces gouvernants, si l’on se réfère à leur passage antérieur au pouvoir, à leur participation à la COPPPALC, au Forum de São Paulo, au séminaire du PT mexicain et à leurs programmes, ont en partage un affichage diplomatique nationaliste et libérateur.
Les « alternants » revendiquent collectivement respect et autonomie à l’international
Ces treize présidents « de gauche », au-delà de leurs différences, ont une aspiration diplomatique commune, celle de peser à part entière à l’international, en mutualisant cette aspiration partagée.
Les mots d’ordre du passé ont resurgi, dans la chaleur des rassemblements électoraux : « L’union fait la force », « Le peuple uni jamais ne sera vaincu ». L’esprit rassembleur du « Libérateur », Simon Bolívar, a été invoqué par AMLO (Andrés Manuel López Obrador), le président mexicain, qui a hébergé le 18 septembre 2021 le sixième Sommet de la CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et de la Caraïbe). Gustavo Petro, le jour de sa prise de fonction comme président de Colombie, le 7 août 2022, a placé la cérémonie sous les auspices de Simon Bolívar, en ordonnant qu’un hommage particulier soit symboliquement rendu à son épée. Le président brésilien est allé plus loin pendant sa campagne électorale, signalant son intention de remettre le Brésil sur le chemin d’« une diplomatie active et ambitieuse ». Celso Amorim, son conseiller en politique étrangère, qui comme ministre des Affaires étrangères avait construit avec la Turquie en 2011 un projet de médiation sur le dossier du nucléaire iranien, a dans un entretien posé les bases d’une éventuelle initiative du même ordre pour négocier la paix en Ukraine. Il a en effet proposé comme instrument de dialogue les BRICS, élargis à l’Argentine1. On notera que le Mexique, soutenu par la Colombie, a fait en septembre une démarche parallèle devant le Conseil de sécurité.
Des gestes tout aussi forts ont été faits par l’un ou l’autre des nouveaux présidents, visant à rappeler l’aspiration à une unité latino-américaine libératrice. AMLO, toujours au cours de la réunion de la CELAC, le 18 septembre 2021, a indiqué que « l’idéal » serait « de construire sur le continent américain quelque chose comme la Communauté économique européenne2. Le président argentin Alberto Fernández, son successeur à la tête de la CELAC, a demandé à l’ex-président colombien, Ernesto Samper, ancien responsable de la quasi défunte UNASUR (Union des nations d’Amérique du Sud), de réfléchir à la mise en forme d’un processus agglomérant l’ensemble des institutions régionales sous le chapeau de la CELAC. Un séminaire a été organisé à cet effet à Buenos Aires, le 18 août 2022, intitulé « Le futur de l’intégration, unité dans la diversité ». Le 27 octobre, trois jours avant le deuxième tour, le Brésilien Lula a abondé dans ce sens, opinion développée au cours de la campagne par son ancien ministre des Affaires étrangères, Celso Amorim. On notera aussi que le président argentin, Alberto Fernández, était le 30 octobre, au soir du deuxième tour, aux côtés de Lula.
Mais il y a sans doute loin de la coupe aux lèvres. Ces déclarations ont un côté tout à la fois emphatique et à portée limitée si l’on s’en tient à la définition donnée au projet affirmatif international du séminaire de Buenos Aires : « unité […] dans la diversité ».
Le caractère limité des propos audacieux des uns et des autres révèle certes une aspiration à l’autonomie internationale, mais qui est couplée à une indéfinition concernant le chemin à suivre pour entrer dans la politique du concret. Seul l’examen des contextes internes et extérieurs peut permettre de comprendre cet oxymore latino-américain. Quelle est la marge d’action des nouveaux gouvernants à l’international ? (…)
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