L’Amérique latine à l’aube d’un nouveau cycle progressiste ? (entretien avec Christophe Ventura par Alicia Piveteau / Magazine Diplomatie-Areion)


Incarnée par le Brésil de Lula, l’Équateur de Rafael Correa ou la Bolivie d’Evo Morales, la « vague rose » composée de gouvernements progressistes s’essouffle au tournant des années 2010, avant de connaître un nouvel essor en 2019. Assiste-t-on aujourd’hui à un simple retour des gauches au pouvoir en Amérique latine ? 

À la fois premier président de gauche dans l’histoire colombienne et ancien membre d’une guérilla, Gustavo Petro succède au décrié Iván Duque le 19 juin 2022. Son programme promet une meilleure justice sociale dans un pays où plus de la moitié de la population vit avec moins de trois dollars par jour. En matière de dialogue régional, son début de mandat est marqué par la réouverture de la frontière entre le Venezuela et la Colombie pour le transport de marchandise. (© Gustavo Petro)

Non sans mal, Luis Arce (Mouvement vers le socialisme) devient le nouveau président bolivien en 2020, Gabriel Boric (Convergence sociale) incarne le changement au Chili et sa jeunesse interpelle le monde en mars 2022, quant à Gustavo Petro (Colombia Humana), il marque l’histoire politique de la Colombie en devenant le premier président issu d’un parti de gauche. En ce sens, on assiste bien à un retour des gauches après un cycle de reflux des gouvernements progressistes au profit d’une droite conservatrice au mitan des années 2010. Néanmoins, résumer la dynamique actuelle à la formule « le retour de la gauche » ne permet pas de saisir les caractéristiques de la situation en cours. En effet, en 2022, la nature et la vision politiques des gouvernements, le degré de soutien populaire, leurs coalitions d’alliances internes et le contexte international sont très différents du cycle progressiste des années 2000.

Lorsque les gouvernements de gauche sont élus au début du siècle, ils entrent en scène après des années de politiques néo-libérales qui se sont révélées destructrices pour les sociétés latino-américaines. Certains pays, comme le Vénézuéla, l’Équateur et la Bolivie, en sortent disloqués et assistent à un véritable effondrement de leur modèle politique. Les nouvelles expériences progressistes se déploient dans des contextes où les systèmes politiques locaux sont effondrés, frappés d’une disqualification générale, et où les partis traditionnels sortent de la scène. Les nouvelles figures de la gauche prennent le pouvoir par les urnes de manière quasi-hégémonique, soutenues par la grande masse des populations. Ce capital politique leur permet de mettre en œuvre des programmes ambitieux et d’avancer sur tous les fronts (économique, politique, social, institutionnel). Lorsque se tiennent des élections pour les assemblées constituantes afin d’adopter de nouvelles constitutions à Caracas, à Quito et à La Paz, l’adhésion des populations est massive avec des taux de participation élevés, écrasant ainsi toute concurrence. 

En plus de cette conjoncture politique, les nouveaux élus bénéficient d’un cycle d’expansion du commerce international, marqué par deux facteurs que sont le boom des matières premières et l’intégration de la Chine à l’OMC en 2001. Cette phase d’accélération de la mondialisation du système capitaliste reposant sur le libre-échange stimule la croissance économique jusqu’à son premier coup d’arrêt en 2008 et, dans ce contexte, les exportations latino-américaines dans le monde. Cet interlude fructueux signe non seulement le développement commercial d’une ampleur inédite à l’intérieur des frontières, mais aussi l’accélération des échanges avec des partenaires internationaux. Ces gains permettent aux gouvernements latino-américains la réalisation de plans de lutte soutenus contre la pauvreté et contre l’ensemble des inégalités sociales enracinées dans la région.

Au niveau international, le contexte géopolitique des années 2000 a vu l’ensemble des projecteurs se braquer sur l’Irak, le Proche-Orient, l’Afghanistan, théâtres principaux du combat des États-Unis contre « la menace terroriste ». Pendant ce temps, en se distanciant de leur « arrière-cour » latino-américaine, ils ont facilité la prise de distance des gouvernements progressistes. Ces derniers ont pu disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour négocier leur intégration au sein de l’espace mondial. Une brèche s’ouvre, laissant ainsi de l’espace aux nouvelles alliances géoéconomiques tissées avec les pays du grand Sud, allant de l’Inde à la Turquie en passant par le Nigéria et, surtout, la Chine.  

Entre les premières heures de la « vague rose » et l’élection de gouvernements progressistes au début des années 2020, dans quelle mesure le contexte régional s’est-il complexifié ? Comment les gauches composent-elles aujourd’hui dans ce nouveau décor ?

Dans les années 2020, les vainqueurs aux élections sont portés au pouvoir dans un contexte de crise systémique englobant plus d’un défi. Si la contraction du commerce mondial est un phénomène international durable enclenché depuis la crise de 2008 et exacerbé par la crise sanitaire de la Covid-19, le marasme économique laissé par la pandémie en Amérique latine est tel que la CEPALC [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes] l’annonçait sans détour dans une déclaration officielle : « la crise qui secoue la région en cette année 2020, avec une chute du PIB de 5,3 %, sera la pire de toute son histoire ». Le nombre de décès imputable au virus noircit un peu plus le tableau : 28 % des victimes dans le monde sont enregistrées en Amérique latine, bien que la région ne contienne que 8,4 % de la population mondiale. Le Brésil contribue pour beaucoup à ce morbide palmarès avec plus de 670 000 décès à lui seul. 

Catalyseurs d’incertitudes, la crise de l’économie mondiale couplée aux bouleversements géopolitiques — dont l’éclatement de la guerre russo-ukrainienne — réduit le champ d’action des chefs d’État latino-américains, lesquels sont par ailleurs pris en étau dans les rivalités sino-américaines. Autant que faire se peut, Washington s’efforce de conserver le titre de premier partenaire commercial de l’Amérique latine face aux performances de Pékin. 

Sur le plan régional, la plus grande distinction entre la « vague rose » des années 2000 et le cycle progressiste actuel est la disparition du caractère hégémonique évoqué précédemment. Les élections se déroulent désormais dans des sociétés polarisées, voire électrisées, très fragmentées, rendant probables de rapides et oscillatoires changements dans les scénarios politiques. La gauche peut gagner, mais dans des sociétés où les forces conservatrices sont très fortes également, dans des configurations où des blocs socio-politico-culturels s’affrontent en permanence. 

Dans ce contexte, les gauches l’emportent souvent, non pas contre la droite traditionnelle, mais plutôt contre des forces de droites radicalisées ou d’extrême droite — qui jusque-là pouvaient être positionnées à la périphérie du système politique — dirigées par des leaders atypiques (voire excentriques ou « outsiders » dans un cas comme celui de la Colombie) qui rappellent les attributs du « trumpisme ». La gauche est alors élue moins par adhésion de l’ensemble de la population à son projet et ses dirigeants que par un choix opérationnel — sorte de « vote utile » — de secteurs de la population qui cherchent à éviter une option jugée plus problématique ou menaçante pour le pays. 

La seconde distinction est à trouver dans la nature des programmes. Les questions environnementales, la promotion des droits individuels et collectifs, notamment des dites « minorités », sont devenues, en Colombie comme au Chili, des axes majeurs lors des campagnes électorales. À l’inverse, d’autres gauches au pouvoir — celle d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique ou celle d’Alberto Fernández en Argentine — continuent d’appliquer une vision de l’économie développementaliste plus traditionnelle, malgré les tensions qu’elle peut soulever. Le projet de train « maya » dans le Sud-Est du Mexique en est un exemple. Gage d’un développement du tourisme, d’un désenclavement de la région et de la création d’emplois, la construction du réseau ferroviaire sur 1500 kilomètres est également synonyme de dommages inévitables sur des sites archéologiques et naturels. Imposé à l’agenda par le président de centre-gauche Andrés Manuel López Obrador, ce projet déclenche la résistance de ses propres électeurs, dont les populations autochtones et des militants écologistes font partie.

En quoi, plus qu’ailleurs, les enjeux environnementaux et la défense des droits collectifs ont-ils influencé les résultats des récents scrutins dans la région ? 

Les sociétés latino-américaines expérimentent, comme ailleurs dans le monde, une forme de mutation anthropologique historique. D’une part, la féminisation des sociétés et de la production est sans précédent. Le niveau d’accès à l’éducation supérieure a explosé depuis quinze ans et a permis d’ouvrir massivement le marché du travail aux femmes. À cela s’ajoute l’élévation du droit des minorités, des populations autochtones et des populations afro-descendantes. D’autre part, en l’espace de vingt ans, les pays latino-américains sont devenus le creuset des revendications sur les questions environnementales. La montée en puissance des associations, des mouvements sociaux et des communautés indigènes a décuplé la visibilité des revendications écologiques. (…)

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