Amérique Centrale: la crise de trop (Bernard Duterme / Centre Tricontinental – CETRI)

Les nouvelles de l’Amérique centrale sont mauvaises. Tandis que deux énièmes ouragans dévastateurs, boostés par le réchauffement des océans, viennent de frapper l’isthme coup sur coup, la pandémie de coronavirus exacerbe, c’est peu dire, les profondes crises qui le déchirent. 

Crises économique, politique, sociale, environnementale… et, par voie de conséquence, crise migratoire : nombreux sont les Centro-Américain.es qui rêvent en effet d’échapper à leur condition, caractérisée par des niveaux de précarité et des taux de violence parmi les pires au monde. Mais sur les périlleuses routes de l’exil, les émigrants trouvent porte fermée aux États-Unis de l’ineffable Trump, lorsqu’ils ne sont pas refoulés aujourd’hui dès le Mexique ou le Guatemala.

À peu de différences près, la plupart des États centro-américains – surtout à partir du Nicaragua vers le Nord –, affaiblis par des décennies d’« ajustements structurels », restent aux mains de gouvernements issus d’élections biaisées par nature. Forts de leurs collusions avec tout ou partie des oligarchies nationales, souvent huilés par la corruption et guidés par les intérêts de leurs propres familles, ils ont en réalité peu d’autres choix que de perpétuer un modèle de développement dérégulé, prédateur et inégalitaire, qui fait la part belle aux investisseurs extérieurs. Dépendance consolidée donc vis-à-vis des grandes puissances – États-Unis en tête –, dans une position d’alimentation du marché international en matières premières et en textiles, et de commercialisation en interne de biens de consommation fabriqués ailleurs.

Les dérives autoritaires et répressives – policières et militaires, voire paramilitaires – particulièrement à l’œuvre au Honduras, au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala à l’encontre de toute dynamique de contestation ou à la faveur des politiques de confinement… aggravent encore le panorama. Trois collaborateurs extérieurs du CETRI – le Salvadorien Rudis Yilmar Flores, professeur à l’Université du Salvador et directeur de la revue Conjeturas Sociológicas, la Costaricaine Sindy Mora Solano, professeure à l’Université du Costa Rica et membre de l’Observatoire social de l’Amérique latine, et le Nicaraguayen José Luis Rocha, professeur à l’Université centro-américaine et collaborateur de le revue Envío – explicitent et détaillent ces sombres tendances dans leurs réponses aux questions que nous leur avons posées sur la situation actuelle.

La pandémie empire la pauvreté et les inégalités…

« En Amérique centrale, les effets de la pandémie éclatent en raison précisément de la situation de pauvreté, d’inégalité et de violence structurelle qui caractérise historiquement la région », entame Sindy Mora. « Si le Costa Rica dispose encore d’une forme d’État social qui peut compenser (très) partiellement les conséquences de la crise sanitaire, dans les autres pays ce n’est pas le cas ». « Ils sont minés par la violence, la criminalité des gangs et du narcotrafic, la corruption, des systèmes de santé défaillants, peu d’accès à l’éducation et des emplois précaires », poursuit Rudis Yilmar Flores. « La pandémie a empiré les problèmes sociaux. Des gens sortent en rue avec des drapeaux blancs pour réclamer de la nourriture. Les taux de pertes d’emploi sont alarmants. Rien qu’au Salvador, plus de 65 000 personnes ont déjà perdu leur poste, en raison de faillites en cascade. »

Pour José Luis Rocha, « partout, la capacité d’épargne et donc de crédit a diminué, tout comme les remesas (envois de fonds des émigrés à leur famille), dont dépend l’équilibre des balances de paiement ». Les taux de croissance économique, déjà au plancher depuis la chute des cours des matières premières exportées, voire négatifs au Nicaragua depuis les révoltes étouffées dans le sang de 2018, plongent littéralement. Parallèlement, on a assisté, poursuit Rocha, à « une exacerbation de l’autoritarisme au sein d’appareils d’État en crise, par le recours à des pouvoirs coercitifs comme mécanisme prioritaire de gouvernance. Avec des variantes selon les pays. Au Honduras et au Nicaragua, la répression et les exécutions extrajudiciaires sont devenues plus aiguës, ainsi que les activités de dépossession et d’accaparement auxquelles s’adonnent des secteurs du grand capital national et transnational, avec l’appui de l’État, de paramilitaires et d’autres groupes armés (de colons éleveurs de bétail, par exemple). Et ce, le plus souvent au détriment des communautés indigènes dont les territoires (terres, forêts, sous-sols…) suscitent l’intérêt des investisseurs. »

Face à la pandémie, la plupart des pays centro-américains ont adopté, d’après nos trois interlocuteurs, des mesures de confinement relativement fortes. À l’exception notable du Nicaragua du couple présidentiel Ortega-Murillo qui, sans que personne n’ait pu le prévoir, a opté lui, dans un premier temps, « pour une politique de déni (à l’instar des présidents Trump et Bolsonaro), voire même d’encouragement à l’organisation de rassemblements festifs de défiance à l’égard du virus, comme la manifestation Amor en Tiempos del Covid-19 convoquée par le gouvernement en mars dernier ». Dans un deuxième temps, le déni a fait place à une certaine reconnaissance du problème, mais « dans des proportions extrêmement minimisées – 158 décès covid officiellement comptabilisés à ce jour au Nicaragua, pour plusieurs milliers dans chacun des pays voisins – et sans ‘se payer le luxe’ (ce sont les mots de la vice-présidente Murillo) de confiner quoi que ce soit, afin de ne pas porter préjudice à l’économie nationale, informelle à 80%… Dès lors, face à l’incurie gouvernementale, une grande partie de la population nicaraguayenne a décidé par elle-même de s’auto-confiner et de respecter les gestes barrières », précisent Rocha et Mora.

Au Salvador, à l’inverse, « le président Bukele n’a pas hésité à recourir très tôt à des mesures fortement restrictives », compare José Luis Rocha. Avec des excès – arrestations massives, abus d’autorité… comme au Guatemala et au Honduras –, mais aussi de meilleurs résultats qu’ailleurs – propagation et mortalité limitées, en dépit de la densité exceptionnelle du pays, égale à celle de la Belgique. « Bukele a ouvert une crise entre les différents pouvoirs de l’État, poursuit Rudis Yilmar Flores. Avec le législatif où il est largement minoritaire, à propos de l’obtention et de la gestion de prêts de la communauté internationale pour faire face à la pandémie. Avec la Cour suprême de justice, à propos du caractère inconstitutionnel du décret publié par l’exécutif, responsable de violations des libertés et des droits humains. » (…)

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