🇸🇻 L’Amérique latine menacée par la « bukélisation », la nouvelle dérive autoritaire répressive venant du Salvador (Romain Ferrier / L’Obs)


Nayib Bukele, tout juste réélu pour un second mandat à la présidence du Salvador, s’est félicité d’une victoire écrasante de son alliance aux municipales du 3 mars. Avec ce nouveau succès, le dirigeant ne manque pas d’inspirer les pays voisins, qui voient en sa politique, menée au prix de nombreuses atteintes aux droits humains, le salut contre les violences des gangs.

Des détenus au Centre de confinement du terrorisme (Cecot), la méga-prison ouverte début février au Salvador, le 15 mars 2023. Photo : Agence de presse de la présidence du Salvador

« Au Salvador, nous vivons dans une démocratie et la décision du peuple est respectée. […] Toute l’opposition réunie n’a réussi à gagner qu’une seule mairie. » Alors que le résultat des élections municipales dans le petit pays d’Amérique latine n’a pas encore été officiellement annoncé, Nayib Bukele, autoproclamé  « dictateur le plus cool du monde », s’est félicité lundi 4 mars d’avoir remporté avec ses alliés « 43 des 44 » conseils municipaux du pays. Un score colossal – confirmé par les résultats officiels annoncés vendredi 8 mars par le Tribunal suprême électoral, rapporte l’agence Associated Press – pour son parti, Nuevas Ideas, qui avait déjà gagné 54 des 60 sièges du Congrès lors des législatives du 4 février, organisées le même jour que la présidentielle où il avait été réélu pour un deuxième mandat avec près de 85 % des suffrages.

Des gouvernements de la région, constatant la popularité du dirigeant de 42 ans et la baisse de la criminalité dans le pays de 6,6 millions d’habitants – selon les chiffres officiels, le taux d’homicides a chuté de 93 % sous sa présidence, passant de 38 à 2,4 pour 100 000 habitants entre 2019 et 2023 –, s’inspirent des méthodes et des mesures de Bukele pour lutter contre les gangs. L’une d’entre elles, la construction d’une méga-prison de 40 000 places, a été reprise par le nouveau maire colombien de la ville de Bucaramanga, Jaime Andrés Beltrán : après l’annonce de son projet controversé, il avait dit « espérer que Bukele » l’appelle. Elle a aussi servi de modèle en Équateur pour les futurs centres pénitentiaires de haute sécurité annoncés début janvier.

Caractérisée par une forte brutalité, cette « bukélisation » grandissante commence à inquiéter les médias et les ONG ainsi qu’une partie de la population. « Son style de gouvernement constitue l’un des plus grands enjeux pour la démocratie et la stabilité en Amérique centrale. Pas seulement en raison des multiples plaintes pour violations des droits humains ou du harcèlement judiciaire contre les organisations de défense […]. Le problème est que son exemple s’étend à toute l’Amérique centrale. Et c’est dangereux », estime Pié de Pagina, média hispanophone spécialisé dans les violations des droits humains.

En quoi la « bukélisation » constitue une nouveauté sur le continent ? Si ce phénomène est souvent assimilé au manodurismo (politique de tolérance zéro à l’égard du crime et de la délinquance), les méthodes drastiques du président du Salvador « vont bien plus loin » en termes de violation des droits humains, estime auprès de « l’Obs » Tamara Espiñeira, enseignante à Sciences-Po Rennes et spécialiste des systèmes politiques en Amérique Latine. En décembre 2023, un rapport de l’ONG Amnesty International s’alarmait notamment d’une « détérioration extrêmement préoccupante » des droits de l’homme dans le pays, soulignant « l’adoption d’une approche sécuritaire très répressive et l’affaiblissement de l’État de droit ».

Ce modèle, comprenant l’instauration de l’état d’urgence, des arrestations massives – près de 80 000 personnes emprisonnées pour leur appartenance à des gangs –, la militarisation des rues et la suspension d’une série de libertés individuelles, a donné le concept de « bukélisation » de la politique, forgé par Daniel Zovatto, ancien directeur régional pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’Institut international pour la Démocratie et l’Assistance électorale. Dans le journal chilien « la Tercera », ce politologue le caractérise comme un modèle « séduisant, efficace, sophistiqué sur le plan de la communication et dangereux ».

Tamara Espiñeira, qui rejoint la définition de Daniel Zovatto, qualifie la « bukélisation » comme « une dérive autoritaire, avec une grande composante de communication, de répression, ainsi qu’une absorption et une concentration de pouvoir ». Avec son récent succès aux élections municipales, le dirigeant « vient de conforter son pouvoir, et ce n’est pas très bon signe », ajoute la spécialiste.

D’autant que son style inspire. L’Équateur, lors de l’élection présidentielle de 2023, a eu droit à son « Bukele local »Jan Topić. Connu pour ses positions très radicales, le candidat, qui a été éliminé au premier tour, reste tout de même très populaire sur les réseaux sociaux. L’actuel président du pays, Daniel Noboa, se disant de « centre gauche », a décrété le 8 janvier l’état d’urgence pour lutter contre une explosion de violences liées au narcotrafic, exactement comme l’avait fait Bukele en mars 2022.

Une mesure, prolongée pour trente jours jeudi 7 mars, qui a permis de déployer les forces militaires dans les rues et les établissements pénitentiaires et d’imposer un couvre-feu de 23 heures à 5 heures. « Pour Noboa, c’est bien plus qu’une bulle spéculative. Il a d’ailleurs proposé un référendum le 21 avril, afin de donner plus de pouvoir à l’armée et permettre une plus forte répression du narcotrafic », analyse Tamara Espiñeira.

Au Honduras voisin, la présidente Xiomara Castro, élue sur un programme de gauche, a aussi instauré un « état d’exception » pour lutter contre la délinquance. Dans la foulée, la dirigeante a promis la construction d’une immense prison de haute sécurité sur les îles Swan, un archipel inhabité situé dans la mer des Caraïbes. Une mesure largement inspirée de Bukele, qui vise à enfermer 2 000 membres de bandes criminelles, explique « El País ». (…)

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Voir également Salvador. La crise des droits humains pourrait s’aggraver pendant le second mandat de Nayib Bukele (Amnesty Interbational)