Amérique latine : poussées progressistes, réactions conservatrices (Bernard Duterme / CETRI)


Plusieurs lames de fond économiques, sociopolitiques et culturelles traversent l’Amérique latine de part en part. Entre euphorie extractiviste et périodes de crise, virages à gauche ou à droite, velléités intégrationnistes et rivalités hégémoniques, le climat est à l’instabilité démocratique, à la violence, aux émigrations et même à la remilitarisation. Rébellions émancipatrices et mobilisations réactionnaires ajoutent aux tensions en cours.

Cet article a été publié dans la publication trimestrielle Alternatives Sud. Voir Amérique Latine : les nouveaux conflits (un ouvrage publié par Alternatives Sud / CETRI / éditions Syllepse)

Plantón madres de Abril, Managua. Photo de Jorge Mejía Peralta (Photo de couverture de l’ouvrage Amérique latine : les nouveaux conflits / Cetri)

Aborder l’Amérique latine comme un seul et même ensemble, au risque de négliger les singularités nationales, relève de la gageure. Comment confondre 7 millions de Nicaraguayen·nes sous l’emprise d’un révolutionnaire qui a tourné casaque et 220 millions de Brésilien·nes qui tanguent entre « bolsonarisme » et « lulisme » ? Comment amalgamer l’hypermodernité chilienne et l’effondrement haïtien, la « 4e transformation » mexicaine et les imbroglios de la gouvernance péruvienne, les conservatismes centro-américains et les progressismes du Cône Sud ? L’évocation de tel ou tel pays suffit à mesurer l’irréductibilité d’une situation particulière à une autre ou même, par relation métonymique, aux grands traits de la région à laquelle elle appartient.

Que l’on considère l’étendue territoriale (le Salvador est 425 fois plus petit que le Brésil), la géographie (plus ou moins riche en ressources), la densité de population (Haïti est 39 fois plus densément peuplé que la Bolivie), la composition ethnique (le Guatemala compte plus de 55% d’indigènes, l’Argentine moins de 2% ; le Mexique en dénombre entre 12 et 15 millions, l’Uruguay à peine 500), l’histoire politique (de l’exception cubaine à l’exception panaméenne), les structures économiques (du cuivre chilien au tourisme mexicain), les richesses produites (2000 dollars de PIB annuel par habitant à Managua, 18000 à Montevideo), les références culturelles, les niveaux d’intégration, d’éducation, d’urbanisation, d’émigration, de militarisation, etc., tout n’est que disproportions et dissemblances.

Pour autant – et c’est une autre évidence –, plusieurs grandes tendances communes, à l’œuvre depuis le début du 21e siècle, traversent le continent de part en part : du boom des matières premières et des euphories extractivistes et exportatrices aux crises économiques et politiques actuelles ; de la vague de pouvoirs de gauche à la tête des États aux alternances populistes ou plus classiques en cours. Aux quatre coins de l’Amérique latine, sur fond de bras de fer hégémonique Chine – États-Unis, d’instabilité démocratique et de remilitarisation rampante, des manifestations revendiquent de meilleurs emplois ou pensions, des mouvements indigènes s’essayent aux autonomies de droit ou de fait, des mobilisations féministes ou décoloniales tentent de gagner en reconnaissance et en égalité, des organisations écologistes ou paysannes défendent leurs territoires…, tandis que de puissantes dynamiques réactionnaires et populaires – l’autre face des réalités protestataires – s’opposent au changement et prônent l’ordre et la sécurité. Tout cela, aux pays des inégalités.

Sur le plan économique, déterminant transversal s’il en est, la grande affaire de ce début de 21e siècle, commune à l’ensemble des pays du continent, aura été le « boom des matières premières », tant ses effets sur la relation au monde de l’Amérique latine, sur ses structures productives et ses choix politiques, sur les finances nationales, les taux de pauvreté et les nouvelles configurations du conflit social ont coïncidé, de la Terre de Feu à la Basse-Californie. En clair, l’enchérissement phénoménal, entre 2000 et 2015, des cours des principaux produits des sols et des sous-sols du continent latino-américain sur le marché mondial a changé la donne. Ou plutôt, a nettement renforcé l’extraversion des économies de la région vers le marché mondial, dans un rôle de fournisseuse de ressources non (ou à peine) transformées.

On le sait, la tendance a été tirée par l’expansion de la Chine, dans la foulée de son affiliation à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, et l’explosion concomitante de sa gourmandise en matières premières, qui s’est ajoutée à la forte demande occidentale. En quinze ans, les échanges de l’Amérique latine avec la puissance chinoise ont été multipliés par vingt-cinq. Seul le Paraguay échangeait plus avec elle qu’avec les États-Unis en 2000. En 2020, elle est le premier partenaire commercial de tous les pays d’Amérique du Sud, excepté la Colombie et l’Équateur. La dynamique a donc enflé profusément les prix du soja, de la canne à sucre, de l’éthanol, de la viande, du nickel, du cuivre, du plomb, de l’argent, de l’or, du lithium, du gaz, du pétrole… extraits et exportés à tour de bras par le continent latino, sur base d’une certaine « reprimarisation » de sa matrice économique.

Jamais dans l’histoire, les sols de la région n’auront été autant creusés. C’est l’envolée, voire la fuite en avant, de ce que l’on va appeler alors l’« extractivisme », ou le « néo-extractivisme ». Et l’avènement de ce que, plus loin dans cet Alternatives Sud, Maristella Svampa nomme le « consensus des commodities », qui s’est substitué ces deux dernières décennies au « consensus de Washington ». En dix ans à peine, le filon va, entre autres, tripler le Produit intérieur brut (PIB) du Brésil du président Lula, doubler ceux de l’Équateur de Correa et du Nicaragua d’Ortega. L’Amérique latine dans son ensemble se libère de ses ardoises auprès du Fonds monétaire international (FMI), s’enrichit copieusement, tout en consolidant son inscription subordonnée et dépendante dans la division internationale du travail.

Mais le renversement de tendance survenu à partir de 2014-2015 – « cycle déflationniste » des matières premières, puis volatilité des cours… – va prendre au dépourvu la plupart des pays du continent et les plonger dans une crise que de nombreux économistes de gauche latino-américains annonçaient pourtant depuis les années 2000, au vu des engouements gouvernementaux généralisés et inconséquents pour la haute mais fragile profitabilité de l’aubaine extractivo-agroexportatrice. D’une période de croissance soutenue, la région bascule alors dans une période de récession, de définancement et de réendettement des États, de chute des investissements directs étrangers, d’inflation… « La pire période depuis 1950 » selon la Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU. Et ce, avant même que la pandémie du covid, puis les effets mondiaux de la guerre en Ukraine n’aggravent encore la situation.

Dépourvus, les pays latino-américains le sont d’autant plus qu’en dépit des promesses – telles celles consignées dans la nouvelle Constitution équatorienne de 2008 par exemple –, aucun n’a réussi à profiter de la période de vaches grasses pour diversifier son économie, pour la planifier démocratiquement et écologiquement, la réorienter prioritairement vers le marché interne, préférer l’industrialisation à l’extraction, déspécialiser les territoires en relocalisant l’activité, privilégier la valeur d’usage à la valeur d’échange, etc. Ni non plus, en prévision des mouvements à la baisse des sources externes de financement, pour doter les États de systèmes fiscaux dignes de ce nom, forts et progressifs, visant à mettre à contribution tant les vieilles oligarchies que les nouvelles élites (lire dans cet Alternatives Sud, Mariana Heredia). D’aucuns s’y sont essayés, ils s’y sont cassé les dents. Les fiscalités latino-américaines restent parmi les plus faibles et régressives au monde (Duterme, 2018).

Une autre tendance, politique cette fois, commune ou presque à l’ensemble de l’Amérique latine depuis le début de ce siècle renvoie aux étonnants « cycles » ou « vagues » de pouvoirs de gauche, puis de droite, puis de gauche… qui ont successivement pris la tête de la plupart des États du continent. Avec, comme arrêts sur image paroxysmique, trois dates clés.

  • 2008 : des dix principaux pays d’Amérique du Sud, neuf sont gouvernés par des présidents « roses » ou « rouges », se réclamant de la gauche. Seule la Colombie est restée à droite. Ainsi que, plus au Nord, le Mexique et la moitié de l’Amérique centrale.
  • 2019 : tableau quasi inversé. Seul le Mexique, en retard de dix ans sur le premier « virage progressiste », a un président de gauche élu démocratiquement à sa tête. Tous les autres pays de la région sont dominés par des régimes plus ou moins conservateurs (et/ou non élus démocratiquement, dans le cas du Nicaragua, de Cuba et du Venezuela).
  • 2022 : nouvelle volte-face généralisée. La toute grande majorité des Latino-Américain·es sont de nouveau gouverné·es par des pouvoirs progressistes. Seuls l’Uruguay, le Paraguay, l’Équateur et la plupart des petits pays centro-américains et caribéens sont restés à droite.

Cela étant, l’ampleur du premier « virage à gauche » – sa durée (jusqu’à trois mandats présidentiels successifs dans plusieurs pays), sa force (des majorités absolues au premier tour, aux congrès, etc.), son caractère inédit (jamais le continent n’avait connu autant de partis de gauche avec autant de pouvoir dans autant d’endroits) – est sans commune mesure avec les alternances populistes ou plus classiques de ces dernières années. D’intensité variable selon les pays, ce virage historique fut d’abord le résultat de l’insatisfaction populaire – souvent portée par d’importants mouvements sociaux – face au bilan désastreux du double processus de libéralisation – politique et économique – qu’a connu l’Amérique latine à la fin du 20e siècle.

Certes les gauches qui le composèrent étalaient leur diversité (du Vénézuélien Chávez à la Chilienne Bachelet, en passant par le couple argentin Kirchner, le Paraguayen Lugo, les Uruguayens Vázquez et Mujica, le Bolivien Morales, etc.), mais elles partageaient aussi un même air de famille ou, pour le moins, une même aspiration « post-néolibérale » : des politiques plus souverainistes, étatistes, keynésiennes, redistributives, interculturelles, participatives… et, à l’échelle latino-américaine, intégrationnistes. Avec, à la clé, de significatives réductions des taux de pauvreté. Mais les effets conjugués de la crise économique à partir de 2015, de l’usure du pouvoir, du verdict des urnes, voire de l’un ou l’autre coup d’État parlementaire ou judiciaire, ouvrirent la porte à un raz-de-marée conservateur, à un « moment réactionnaire »… qui ne dura qu’un temps, faute de résultats sociaux.

Aujourd’hui, la nouvelle « vague » de président·es de gauche ou centre-gauche entamée dès fin 2018 au Mexique (López Obrador) et en 2019 en Argentine (Fernández), poursuivie en 2020 en Bolivie (Arce), en 2021 au Pérou (Pedro Castillo), au Honduras (Castro) et au Chili (Boric), et en 2022 en Colombie (Petro) et au Brésil (Lula) ne peut cacher son extrême fragilité. D’abord parce que les victoires électorales ont souvent été (très) courtes, sans majorité dans les parlements, corsetées par des rapports de force défavorables, voire désavouées par d’autres sondages ou scrutins postérieurs. Ensuite parce que les enquêtes en cours et les élections à venir sont particulièrement incertaines, révélant au passage la soif des opinions publiques pour des remèdes immédiats à leur insécurité physique, sociale et identitaire. Et confirmant, dans le même esprit, la force de nouvelles figures d’extrême droite sur presque toutes les scènes politiques latino-américaines (Dacil Lanza, 2023). (…)

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