Amérique latine: le retour de la gauche en ordre dispersé (entretien avec Jean-Jacques Kourliandsky / Tirthankar Chanda – RFI)


Avec la victoire de Lula au Brésil, six des sept grandes économies de l’Amérique centrale et du Sud passent à gauche. Pour le spécialiste Jean-Jacques Kourliandsky, ce virage politique relève d’alternances normales dans des démocraties et traduit moins un choix idéologique que le mécontentement des électeurs face à un gouvernement incapable de juguler la crise. Entretien sur les gauches en Amérique latine et les chantiers prioritaires des  progressistes revenus au pouvoir. 


RFI : Est-ce que la réélection de Lula au Brésil consacre le nouveau virage à gauche de l’Amérique latine ?

Jean-Jacques Kourliandsky : Force est de constater que ce sont des candidats que l’on peut classer dans l’une ou l’autre des familles progressistes ou de la gauche, qui ont remporté la quasi-totalité des élections présidentielles organisées dans les pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud depuis 2018, du Mexique au Brésil, en passant par le Pérou, la Colombie, la Bolivie, le Honduras et l’Argentine. Mais la coloration des présidents ne suffit pas pour se faire un avis sur la situation politique d’un pays, dans la mesure où la victoire à la présidentielle de dirigeants de gauche a été rarement suivie de la victoire de leur parti aux législatives, excepté au Mexique. Du coup, les présidents élus n’ont pas nécessairement les mains libres pour mettre en œuvre leurs programmes.

Les commentateurs ont toutefois parlé d’un nouveau cycle de progressisme en Amérique latine, après la gauche des années 1960-70 et celle du début du XXIe siècle.

Ce sont des coïncidences électorales. On peut les qualifier de « cycle », si l’on veut. Personnellement, je préfère parler d’alternances. Les électeurs sont changeants en Amérique latine. Lorsqu’ils sont mécontents, ils censurent le gouvernement. Dans les années 2010, il y avait une majorité de gouvernements de droite qui avaient succédé à la gauche et qui, à leur tour, sont aujourd’hui délogés par les électeurs mécontents qui votent contre.

Il ne faut surtout pas y voir une fidélité à l’égard d’une famille politique, mais plutôt la conséquence de l’insatisfaction sociale montante ces dernières années à l’égard des gouvernements de droite, que ce soit au Chili, en Argentine ou maintenant au Brésil. On pourrait prendre les différentes situations les unes après les autres et faire le même constat. Un cycle supposerait une articulation entre les forces de gauche à travers le continent, ce qui est loin d’être le cas, à mon sens.

C’est quand-même la preuve que la démocratie fonctionne bien sur le continent…

Dans l’Amérique du Sud, le souvenir des dictatures militaires demeure encore vivace dans les esprits. La démocratie est préservée par les excès qui ont été commis par l’extrême droite et la droite militarisées du siècle passé. Cela dit, il faut noter aussi que si la démocratie fonctionne bien et si les aventures militaires ne sont plus à l’ordre du jour, on assiste à une radicalisation de l’espace de la droite qui est de plus en plus occupé par des candidats ou des partis radicaux. C’est le cas notamment au Brésil, avec Jair Bolsonaro et la montée des églises évangéliques particulièrement conservatrices. Au Chili, José Antonio Kast, qui avait remporté le premier tour de la présidentielle en 2021 face au candidat de la gauche, finalement élu, tout comme l’adversaire malheureux du nouveau président colombien, Rodolfo Hernández, sont, eux aussi, issus de la droite extrême, plus proches d’un Trump que des Bush.

Vous parliez de la montée du mécontentement populaire. Quels sont les principaux facteurs qui ont nourri le mécontentement contre les gouvernements de droite en place en Amérique latine?

Attardons-nous sur le cas du Brésil. Dans ce pays, il y a environ 15 % de la population qui souffre de quasi-famine. L’aggravation ces dernières années du phénomène de malnutrition touche de plus en plus de monde, alors que ces fléaux avaient disparu dans les années 2000-2010. La gauche au pouvoir à l’époque était portée par une conjoncture internationale favorable aux exportations tirées par une demande chinoise qui paraissait éternelle. Puis est survenue la crise financière mondiale qui a ravagé l’ensemble du continent. La droite revenue au pouvoir à Brasilia à la faveur de la crise n’a pas su relever le défi. Sous sa gouverne, la croissance s’est ralentie et les inégalités sociales se sont creusées. Enfin, le Brésil qui a été le deuxième pays le plus touché par le Covid-19 en termes de nombre de morts, a vu son économie s’effondrer et les inégalités se creuser. Il y a eu 700 000 morts au Brésil pendant la pandémie.

Dans ces conditions, comment s’étonner que la population brésilienne ait fait éclater son mécontentement en s’exprimant dans les urnes ?  C’est ce qui s’est passé dans six autres pays du continent depuis 2018 avec l’élection à la présidence d’Andres Manuel López Obrador au Mexique. Il n’en reste pas moins que chaque expérience est singulière et répond au contexte politique, social et économique de chacun de ces pays-là. (…)

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Jean-Jacques Kourliandsky est directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Dernière publication : Progressisme et démocratie en Amérique latine : 2000-2021 (Editions de l’Aube, 2022)