🇦🇷 Argentine : comment expliquer l’ascension du libertarianisme d’extrême droite ? (Mariano Schuster et Pablo Stefanoni – Nueva Sociedad / Traduction par Robert March – Contretemps)


Les élections primaires en Argentine ont provoqué un tremblement de terre politique. À la première place du libertarien Javier Milei s’ajoute la troisième place du péronisme. Jamais la droite radicalisée n’avait recueilli autant de voix.

Javier Milei, le candidat présidentiel de la coalition La Libertad Avanza, exulte à son siège de campagne après la fermeture des bureaux de vote lors des élections primaires à Buenos Aires, en Argentine, le dimanche 13 août 2023. AP – Natacha Pisarenko

Leer en español : La derecha dura cautiva al electorado argentino (Nueva sociedad)

Les élections argentines ont produit ce dimanche 13 août un séisme politique. Le candidat libertarien d’extrême droite –  et outsider de la politique traditionnelle – Javier Milei est arrivé en tête avec 30 % des voix ; l’opposition libérale-conservatrice est arrivée en deuxième position, avec moins de voix que prévu (28 %) et le péronisme, pour la première fois de son histoire, se retrouve à la troisième place, avec 27 % des voix.

Les primaires « ouvertes, simultanées et obligatoires » (PASO) constituent un type d’élection sui generis. En théorie, elles servent à ce que chaque force choisisse ses candidats, mais en pratique, en s’adressant à l’ensemble du corps électoral, elles sont un pré-premier tour, qui définit les conditions dans lesquelles s’opérera le véritable choix qui, en l’occurrence, aura lieu le 22 octobre. C’est pourquoi l’analyse des PASO doit se faire à deux niveaux : d’une part, l’analyse des résultats de chaque élection interne, et de l’éventuelle compétition, et d’autre part, ce que dit le choix des électeurs sur le rapport de forces entre les différents partis et coalitions.

En ce qui concerne le premier niveau d’analyse, il faut souligner au sein de Juntos por el Cambio (JxC), la victoire de l’ancienne ministre de l’Intérieur Patricia Bullrich sur le maire de Buenos Aires Horacio Rodríguez Larreta. Une victoire, en définitive, des « faucons » face aux « colombes » dans la principale force d’opposition, du « si ce n’est pas tout, ce n’est rien » de Bullrich face au pari gradualiste de Rodríguez Larreta. La campagne de Bullrich a réuni tous les ingrédients : elle a eu d’une part un style populiste mais a mis aussi fortement l’ accent sur la « méthode forte » contre l’insécurité – mais aussi contre la protestation sociale. Son triomphe en interne a fait de Bullrich une candidate qui a de grandes chances d’accéder à la Casa Rosada. Militante du péronisme révolutionnaire dans les années 1970, Bullrich s’est convertie ensuite à la droite dure, tout en maintenant des positions « libérales » dans certains domaines, qui se reflètent dans son soutien à la dépénalisation de l’avortement et à l’approbation du mariage homosexuel.

Du point de vue des primaires proprement dites, dans le camp de Javier Milei il n’y a pas eu de surprise, vu qu’il était le seul candidat pour incarner l’espace de « La Libertad Avanza ».

Enfin, pour ce qui est du péronisme, le candidat « d’unité » Sergio Massa, un centriste ultrapragmatique soutenu par l’ancienne présidente et actuelle vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner, a triomphé largement. Cependant, Juan Grabois, un populiste de gauche proche du pape François, a recueilli les voix de certains secteurs kirchnéristes de gauche qui refusent de voter pour Massa. Les électeurs de Grabois ont vu en lui une sorte de « kirchneriste pur » qui reprenait une partie du discours et de l’héritage du kirchnerisme originel, surtout sa version chrétienne. Une situation quelque peu étrange, dans la mesure où Cristina Fernández de Kirchner elle-même avait soutenu la candidature de l’actuel ministre de l’Économie. La « Chef » a choisi de soutenir la candidature de Massa, après le « retrait » de la candidature d’Eduardo « Wado » de Pedro, actuel ministre de l’Intérieur membre de La Cámpora, le groupe qui se réclame de Maximo Kirchner et la plus importante composante de la structure « cristiniste ». Après l’appel d’un groupe de gouverneurs à choisir Massa comme candidat, Fernández de Kirchner s’est rangée à cette position. Le parti idéologique de Grabois consistait, de ce point de vue, en un « cristinisme sans Cristina » : un cristinisme idéologique sans le soutien réel de la figure dont il se réclamait ni de la dirigeante à laquelle il se référait.

En résumé, la seule véritable primaire était celle de JxC, et elle a vu la victoire de sa version de droite.

Ce dernier point touche à l’analyse plus générale de ces élections : jamais auparavant la droite dure n’avait obtenu autant de voix en Argentine. À eux deux, Milei et Bullrich ont totalisé près de la moitié des votes.

Ces élections ont été marquées par la mort de Morena Domínguez, une fillette de 11 ans, le 9 août dernier, lors d’un cambriolage à main armée qui comme tant d’autres marquent la vie quotidienne de la population de ce qu’on appelle le Grand Buenos Aires et, plus largement, par une crise économique sans fin qui se résume pour l’essentiel à une inflation annuelle de plus de 100 %. Dans ce climat, Bullrich a capitalisé sur la question de la crise de la sécurité tandis que Milei a capitalisé sur celle de l’économie, en défendant une proposition de dollarisation qui renvoie à l’époque du péroniste néolibéral Carlos Menem (1989-1999), où la parité du peso et du dollar avait été imposée par une loi.

Quant à la gauche qui se situe à l’extérieur de l’Union pour la Patrie (le péronisme et ses alliés), regroupée dans un front trotskyste, elle a également subi un sérieux revers.

Il y a eu dans ces élections une part du « retour du refoulé » de 2001, un point d’inflexion dans l’histoire politique argentine. Même si au cours de ces journées marquées par des pillages, des protestations massives et un président, Fernando De la Rúa, qui s’était enfui en hélicoptère des toits de la Casa Rosada, les discours progressistes ont alors été la règle, mais les options ultralibérales étaient néanmoins au menu et recueillaient des adhésions significatives. Ce n’est pas un hasard si Carlos Menem avait proclamé, aux élections de 2003, la nécessité de passer de la convertibilité du peso à la dollarisation pure et simple de l’économie argentine, marquée historiquement par une inflation persistante. Le paradoxe de toute cette histoire est que Bullrich, la ministre la plus impopulaire de De la Rúa à l’époque, a réussi dans ces élections à renaître tel un phénix, en sauveuse de la nation.

C’est Milei qui a le plus fait la jonction avec le climat « destituant », qui aujourd’hui ne mobilise pas les masses dans la rue mais traduit beaucoup de frustration sociale. Milei le libertarien a importé non seulement l’idéologie paléo-libertarienne de l’Américain Murray Rothbard – que  son anarcho-capitalisme conduit à défendre l’achat et la vente d’organes –, mais il a aussi choisi comme axe de campagne la dénonciation de la « caste », reprise du parti espagnol de gauche Podemos. Milei, qui a reçu le soutien de Jair Bolsonaro, ne s’est pas privé d’utiliser des extraits de la musique de rock argentine, chantés jusqu’ici par la gauche (comme La Renga ou Bersuit Vergarabat) et même l’« hymne » de 2001 « Qu’ils s’en aillent tous… que pas un seul ne reste pas un seul », qui retenti lors de son meeting de clôture de campagne.

Mais le libertarianisme de Milei a une autre dimension, qui ne semble pas avoir été saisie par les progressistes, son idée de « liberté » qui trouve un écho dans la population la plus modeste et les couches moyennes inférieures et précarisées où la demande de services publics cohabite avec des formes d’anti-étatisme assez radicales, associées à l’économie morale de l’« entrepreneuriat » informel.

Le système des subventions à la population pauvre, y compris ce qu’on appelle l’« économie populaire », fonctionne – en fait, assez bien – comme un parapluie protecteur en temps de crise, mais ne préfigure pas d’avenir meilleur, qui est davantage associé aujourd’hui à « l’effort individuel ». Le libéralisme-conservateur des années 1980, en particulier celui d’Adelina Dalesio de Viola, tentait de mettre en place un thatchérisme populaire, mais son parti apparaissait trop élitiste et son projet s’est en outre retrouvé capté par le « menemisme », qui a permis à Menem de combiner péronisme et privatisations en guise de réformes structurelles.

Milei a obtenu des résultats étonnamment bons dans les quartiers populaires, y compris dans les zones péronistes traditionnelles comme La Matanza et plus encore dans les provinces. En fait, il est arrivé en tête dans seize des vingt-quatre provinces et a écrasé ses adversaires dans deux autres, dont celle de Salta, dans le nord andin argentin.

Comme cela s’est produit avec d’autres droites radicales actuelles, Milei a fini par devenir l’incarnation d’une rébellion. (…)

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Pour rappel, voir Argentine : Javier Milei, candidat conservateur et ultralibéral, gagne la primaire (premières analyses et revue de presse fr.esp.)