🇭🇹 Haïti et la communauté internationale : entre falsification et ingérence (Frédéric Thomas / CETRI)


L’histoire des relations de ce qu’on appelle la « communauté internationale » avec Haïti est une histoire d’aveuglement, de lâcheté et de cynisme, l’histoire d’une ingérence systématique, d’une domination politique et d’une faillite éthique.

Texte présenté lors de l’Atelier « Haïti : souffrances, résistances, espoir », organisé le 25 août 2023 dans le cadre de l’Université d’Été des Mouvements Sociaux et des Solidarités 2023 à Bobigny par Alternatives, CETRI (Centre tricontinental), Collectif Haïti de France, CRID, France Amérique Latine, Plateforme française de Solidarité avec Haïti.

Photo : Comisión Interamericana de Derechos Humanos CIDH CC

Il faut d’emblée se prémunir d’un faux dilemme : soit, toute la faute des malheurs qui frappent Haïti reviendrait à la communauté internationale – et les Haïtiens n’auraient aucune responsabilité dans ce qui leur arrive – soit toute la responsabilité incomberait aux Haïtiens et Haïtiennes, incapables de s’entendre et de se gouverner. Dire la responsabilité de l’international dans la crise actuelle n’exonère pas le gouvernement et l’oligarchie haïtiennes de leurs propres responsabilités.

Il ne faut pas penser séparément – ou en les opposant – l’élite haïtienne, d’un côté, et les instances internationales, de l’autre. Par son histoire, par sa position géopolitique et par la structuration de sa classe dominante, Haïti est pris dans la double nasse de son oligarchie et de la communauté internationale ; plus précisément des instances supranationales – ONU, Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI), etc. – et plus encore des États-Unis. Or, la domination de l’oligarchie haïtienne est étroitement imbriquée à l’asservissement sur la scène internationale. Et la dépendance du pays est à la fois la cause et la conséquence – le marqueur – du pouvoir de ces oligarques. Les deux – pouvoir et dépendance – vont de pair.

EUROPE – HAÏTI

Je vais partir de la diplomatie européenne – de l’Union européenne (UE) et des gouvernements du continent – pour ensuite monter en généralité et interroger les autres pays, les instances internationales dont l’ONU. L’UE est largement restée en retrait, à la traîne ; à la mesure de la faible mobilisation des acteurs et actrices de la société civile européenne dans un premier temps. Cela a commencé à changer ces dernières années.

Grâce en partie à la campagne internationale Stop silence [1], le parlement européen a adopté deux résolutions d’urgences concernant Haïti ; la première le 20 mai 2021 et la deuxième, le 6 octobre 2022 [2]. Il faut souligner l’engagement des groupes de La Gauche et des Vert – notamment la députée française Caroline Roose – dans ce travail ; les seuls qui ont fait écho aux voix des Haïtiens et Haïtiennes et se sont dégagés d’un regard néocolonial (j’y reviendrai).

Malgré leurs zones d’ombre, contradictions et limites, ces deux résolutions ont le mérite d’exister, de mettre certains garde-fous et d’ouvrir une porte étroite à la reconnaissance des acteurs et actrices haïtiens qui luttent pour un changement. Mais, elles n’en demeurent pas moins, dans une large mesure, lettre morte. Leur impuissance pratique tient à divers facteurs, à la fois internes et externes, narratifs et pratiques :

 Il s’agit d’un compromis entre tous les groupes politiques du parlement européen ; chaque groupe politique y a mis ce qu’il voulait y voir, ce qui ne dessine pas une lecture cohérente de la situation, encore moins une stratégie diplomatique.

L’architecture institutionnelle de l’UE fait en sorte que le parlement n’a guère de pouvoir et que ses résolutions ont peu ou pas de conséquence ; la Commission et la représentation de l’UE en Haïti continuent de faire ce qu’elles veulent, sans rendre compte aux parlementaires ; encore moins aux citoyens et citoyennes européen·nes.

Il existe un biais diplomatique et même un tabou : il est impossible de critiquer l’ONU et, plus encore, les États-Unis.

Plus largement, une grande partie du texte de ces résolutions témoigne d’un narratif faussé, souvent empreint d’un esprit néocolonial, qui hypothèque toute compréhension de la situation et falsifie les conditions de toute intervention.

NARRATIF

Quel est ce narratif ; narratif qui n’est pas propre à l’UE, mais bien à la communauté internationale ? Le voici : l’État haïtien est victime des gangs. Impuissant et absent d’un territoire gagné par les bandes armées, il appelle à l’aide – et, concrètement, depuis octobre 2022, à une intervention armée internationale. La police et la justice manquent de moyens. Il ne faut pas, on ne peut pas, nous, rester sans rien faire. Et faire quelque chose, actuellement, c’est envoyer une aide humanitaire doublée d’une force militaire internationale.

Le temps de ce narratif est celui qui commence avec l’assassinat de Jovenel Moïse, il y a deux ans, le 7 juillet 2021. Ou alors, en ouvrant la focale, le temps long, de toute éternité, d’un pays maudit et d’une populace qui doit encore faire des efforts pour se hisser au stade des nations civilisées. Le mot clé est celui du chaos. Et ce narratif est tout entier tendu vers l’idée qu’on ne peut pas abandonner Haïti.

Mais, en réalité, Haïti n’est pas, n’a jamais été abandonné. Il a été et continue d’être isolé, écarté, ensilencé, folklorisé, dominé et bientôt (peut-être) à nouveau, occupé. Haïti ne souffre pas d’être délaissé par la communauté internationale, mais bien de la manière dont celle-ci n’a eu de cesse d’interférer dans son quotidien depuis son irruption sur la scène mondiale à l’issue d’une formidable révolution d’esclaves au tournant du dix-neuvième siècle.

Au cours de ces quarante dernières années – pour ne pas remonter plus avant – aucune crise de grande ampleur qu’a connue le pays ne s’est résolue sans une intervention internationale directe et/ou indirecte. Et on pourra évoquer dans la discussion les treize années de la Mission des nations unies pour la stabilité d’Haïti (Minustah) de 2004 à 2017 dont le bilan doit se lire au miroir de la situation actuelle.

On continue de parler de l’insécurité comme si l’État haïtien n’en était pas partie prenante, comme si les liens entre la classe politique, l’élite économique et les bandes armées n’étaient pas connus et dénoncés tant aux niveaux national qu’international, comme si le premier massacre n’avait pas eu lieu, en novembre 2018, pour mater le soulèvement populaire alors en cours et qui voulait en finir avec la corruption, les inégalités et ce « système » de dépendance et d’assujettissement, comme si le gouvernement actuel n’était pas le garant de l’impunité et du statu quo.

Les bandes armées ne témoignent pas de l’absence d’État, mais de la privatisation de la force publique et du choix fait par ce même État d’instrumentaliser les gangs pour contrôler la population et réprimer les mouvements sociaux à travers la terreur ; une stratégie qui semble partiellement lui échapper ces derniers mois.

RHÉTORIQUE DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE

Arc-bouté sur ce narratif global, opère une argumentation circulaire dont les propos tenus par le Représentant de l’Union européenne en Haïti, Stefano Gatto, lors de récents entretiens (juillet 2023) avec la presse haïtienne, sont caractéristiques. Je le cite :

« Très souvent on dit que le gouvernement d’Ariel Henry est soutenu par la communauté internationale. En fait, c’est le seul gouvernement qui existe dans ce pays. Et c’est le seul avec lequel nous pouvons avoir des relations. Il n’y a pas de jugement sur sa constitutionnalité ou pas ».
(…)
« Nous ne soutenons pas un gouvernement mais nous soutenons l’Etat haïtien. Et il est forcément représenté par le gouvernement actuel. Il n’y a pas de lecture politique mais tout simplement des lectures institutionnelles. Nous avons besoin d’interlocuteurs… »
(…)
« Moi je n’utilise pas beaucoup l’expression gouvernement de facto. On ne rentre pas dans un débat sur la légitimité ou pas »
(…)
« C’est une situation assez complexe. Mais malheureusement l’alternative n’est pas là. La seule que nous voyons, c’est un consensus plus large. Et c’est pour cela que nous le demandons depuis 2 ans ».
(…)
« Je suis assez frustré »
(…)
« Comme je le répète assez souvent, ce n’est pas la communauté internationale qui va choisir qui va gouverner Haïti. Peut-être que cela se faisait dans le passé. Mais ce ne sera pas le rôle de l’Union européenne. Cela revient aux Haïtiens. En passant par un élargissement d’un consensus et par l’organisation des élections » [3].

La posture européenne serait donc toute pragmatique : elle ne prend pas parti ; « simplement », elle entretient des relations étatiques avec le gouvernement qui est là. Elle n’entre pas dans des discussions oiseuses sur les droits et la légitimité. Elle encourage tous les acteurs à s’entendre pour organiser au plus vite des élections d’où sortira la personne choisie par les Haïtiens pour gouverner le pays. Il ne s’agit là de rien de moins que d’une falsification.

La communauté internationale ne soutient pas le gouvernement en place ?

Sans le soutien international, le Premier ministre Ariel Henry n’aurait pas accédé au pouvoir et sans ce soutien – indéfectible – il ne s’y serait pas maintenu jusqu’à présent. Et si, demain, Washington lui retirait son soutien, son gouvernement s’effondrerait dans les vingt-quatre heures. C’est largement un gouvernement par et pour l’international. D’ailleurs, Ariel Henry est principalement actif sur les réseaux sociaux et sur la scène internationale ; en Haïti, il brille par son absence. Notamment auprès des victimes des gangs. Il s’adresse à ses interlocuteurs internationaux – desquels il sait que son pouvoir dépend ; pas à la population haïtienne, qui ne l’a pas élu et qui le rejette. Et dont, de toutes façons, il n’a que faire.

On notera par ailleurs dans les propos du représentant de l’UE qu’on ne s’embarrasse pas de questions de constitutionnalité, de légitimité, de droits. Cela, c’est pour les nations civilisées. Ou pour les États de l’Axe du mal – Cuba et Venezuela – qu’on entend dénoncer ; pas pour les alliés de notre allié. On applique donc la politique du fait accompli : il y a un gouvernement en place – peu importe comment il a été constitué, peu importe son ineptie, sa corruption et ses liens avec les bandes armées, peu importe enfin s’il répond davantage à Washington qu’aux Haïtiens et Haïtiennes ; on fait avec.

C’est aux Haïtiens de trouver un consensus et d’apporter une solution haïtienne à la crise ?

Mais, cette solution, elle a été au préalable cadenassé. Elle passe par l’organisation le plus rapidement possible d’élections organisées par ce gouvernement ; un gouvernement qui aurait élargi le consensus. Il n’y a pas d’alternative. Mais, justement – oui –, il y a une alternative. Et cette alternative existe depuis deux ans déjà : elle a été exprimée par l’Accord de Montana [4] : c’est celle d’une transition de rupture.

Or, cette alternative représente un très large consensus : celui des syndicats, des mouvements de femmes et de jeunes, des organisations de droits humains, des églises, des mouvements paysans, etc. Un consensus contre le gouvernement d’Ariel Henry et contre la politique de Washington et des pays qui se sont alignés sur elle. Et un consensus qui appelle non à des élections qui, dans les conditions actuelles, ne feraient que renforcer le statu quo, mais à une transition pour rompre avec le cycle de crises, de catastrophes et d’ingérences.

Mais, la communauté internationale ne veut pas de ce consensus-là ni de la solution qu’il dessine. Tout en prétendant être extérieure aux clivages et dissensions de la société haïtienne, elle ne cesse de prendre parti en appelant certes à un consensus, mais pas n’importe quel consensus : celui d’un ralliement à ce gouvernement pour organiser des élections et écarter toute perspective de transition et, surtout, de rupture. (…)

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