🇦🇷 Argentine. L’ESMA : un lieu de mémoire indispensable (FAL, ACAF, HIJOS)
Les associations France Amérique Latine, ACAF (Assemblée de Citoyens Argentins en France), HIJOS (Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) souhaitent alerter sur les menaces qui planent au-dessus du site de l’ancienne École de mécanique de la Marine argentine (ESMA). Le site de l’ancienne ESMA est un lieu de mémoire indispensable pour comprendre les événements survenus lors de la dictature en Argentine de 1976 à 1983. Au-delà de l’aspect mémoriel, ce site a fait et fait toujours office de preuve dans de nombreux procès contribuant au processus de justice transitionnelle au sein de la société argentine.
Les attaques récentes menées par les membres du gouvernement de Javier Milei et de lui-même à l’encontre des lieux de mémoires dans le pays, nous font craindre une détérioration progressive du site de l’ancienne ESMA et de possibles destructions de ses archives.
Classé au Patrimoine culturel et naturel mondial de l’UNESCO en 2023 au vu de son caractère exceptionnel pour l’histoire argentine, mais également pour mettre en évidence les crimes commis contre l’humanité dans ses murs, l’intégrité du site de l’ancienne ESMA est aujourd’hui de nouveau menacée. En conséquence, nous souhaitons par cette présente lettre interpeller l’UNESCO sur la situation et demander des garanties pour la protection du site et de ses archives.
Histoire du site de l’ancienne ESMA
- L’ESMA avant la dictature
En 1924, la ville de Buenos Aires cède une zone de 17 hectares à l’armée argentine pour y construire un vaste centre éducatif. Situé en plein cœur de la ville, sur l’Avenida del Libertador, plusieurs bâtiments y sont construits comme : l’école de mécanique, l’école de guerre navale ou encore un casino des officiers.
- L’ESMA : école et prison clandestine de 1976 à 1983
Le 24 mars 1976, se forme au sein des différents corps de l’armée argentine une junte qui organise un coup d’Etat militaire. Se met alors en place dans le pays, et ce jusqu’en 1983, une dictature civique-militaire qui utilise la terreur, l’emprisonnement arbitraire, la torture, le viol et organise des disparitions forcées afin d’asseoir son autorité.
Bien loin de se cantonner à son unique rôle de centre éducatif, dès les premiers jours de la dictature, l’ESMA devient une pièce centrale dans la stratégie d’oppression et de disparition des voix critiques à l’égard du régime. L’ESMA devient un centre de torture et une prison clandestine où l’on estime que 5 000 personnes ont été détenues et seulement 200 ont survécus. En ce sens, le site de l’ancienne ESMA témoigne aujourd’hui de la coexistence entre une institution étatique et une prison clandestine où ont été commis des crimes contre l’humanité.
- Après 1983, les premières menaces
Au retour de la démocratie en 1983, l’ESMA continue d’être un centre éducatif pour l’armée, et cela malgré les sept ans de crimes commis par ses membres. Au fur et à mesure, et plus particulièrement à partir de 1985 avec le procès contre la junte, les témoignages des survivants de l’ESMA dévoilent à l’ensemble de la population argentine le double visage de ce lieu. De même, l’immense quantité de documents et d’archives au sein de l’ESMA a permis à la Commission nationale sur la disparition de personnes (CONACEP) d’apporter de nombreuses preuves permettant la condamnation des membres de la junte militaire.
En 1998, le président Carlos Menem présente un projet de loi pour démolir l’ensemble des bâtiments de l’ESMA et y reconstruire un monument pour l’union nationale. Une proposition qui a immédiatement été contestée par les associations des familles des victimes et des droits humains. Selon ces dernières, un tel projet aurait permis de détruite les preuves des crimes commis et d’effacer une partie de l’histoire du pays. La forte mobilisation de la société civile a contraint le pouvoir en place à reculer et à annuler ce projet.
- Création du musée du Site de mémoire de l’ESMA
En 2004, le président Néstor Kirchner signe avec la ville de Buenos Aires un accord provoquant la fermeture de l’ESMA comme centre éducatif pour l’armée. A partir de cette date, l’intégralité de l’enceinte devient un Espace pour la mémoire et la promotion et la défense de droits humains. Depuis 2007, le site est géré par une entité publique qui regroupe des représentants de l’Etat argentin, de la province de Buenos Aires et des associations de défense des droits humains. Le 19 mai 2015, l’ancienne ESMA devient le musée du Site de mémoire de l’ESMA. Ainsi, les infrastructures du site sont maintenues en état, permettant de rendre compte des actes terroristes de l’État argentin de 1976 à 1983.
Aujourd’hui, au sein du site différentes institutions publiques se sont installées, comme : le Secrétariat national des droits de l’homme, les Archives nationales de la mémoire, le Centre culturel Haroldo Conti ou le Centre audiovisuel du ministère national de l’éducation. L’ensemble de ces structures participent au travail de mémoire et de vérité en Argentine et est un exemple au niveau international de défense des droits humains.
- Classification par UNESCO
En 2023, l’UNESCO attribue au site de l’ancienne ESMA le titre de Patrimoine culturel et naturel mondial. En attribuant ce titre l’UNESCO soutient que le site répond au sixième critère de sélection, qui est le suivant : « être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des œuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle ». L’ancienne ESMA rejoint une liste de site tout autant exceptionnels protégés par l’UNESCO, tels que : le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau (depuis 1979), l’île sud-africaine de Robben Island (depuis 1999) ou encore le Stari Most (depuis 2005).
- Le rôle du site d’ancienne ESMA dans les procès
Comme mentionné plus haut, le site de l’ancienne ESMA a eu et a toujours un rôle prépondérant dans les procès qui visent les membres de la junte. En ce sens, le site est dans de nombreux cas considéré comme une preuve judiciaire, ainsi le maintien en état des bâtiments et des documents est indispensable. La restauration et la préservation du site répondent à des règles spécifiques pour ne pas effacer, détruire ou altérer certaines preuves.
Au-delà de prouver les arrestations arbitraires et l’usage de la torture, le site de l’ancienne ESMA permet de documenter précisément le système de disparition forcée mit en place par la junte. Cette pratique, qui visait à instaurer un climat de terreur au sein de la population argentine, a été reconnue depuis par les Nation Unies comme un crime contre l’humanité.
- Menaces actuelles : fermetures et licenciements
Le 31 décembre 2024, une cinquantaine de salariés, dont la directrice du Centre culturel Haroldo Conti, ont reçu des messages via WhatsApp provenant du Secrétariat national aux droits de l’homme, leur indiquant la suspension de leur contrat de travail. La 2 janvier 2025, la police filtrait l’entrée des salariés sur le site de l’ancienne ESMA en s’appuyant sur une liste fournie par le ministère de la Justice. L’accès au siège du Secrétariat national aux droits de l’homme, se trouvant également à l’intérieur des murs de l’ancienne ESMA, était limité et encadré par des policiers.
Les bâtiments visés par ces mesures sont en premier lieu le centre culturel Haroldo Conti et les Archives nationales de la mémoire. Au ministère de la Justice, on justifie ces licenciements et la fermeture du Centre culturel Haroldo Conti pour une période de « restructuration interne ». Les syndicats craignent eux un prétexte pour réduire sur le long terme les effectifs au sein de ces structures, impactant durablement le travail de mémoire et de justice transitionnelle.
Les premières victimes de ces licenciements sont les contractuels auprès du Secrétariat national aux droits de l’homme. Pour les agents de la fonction publique, certains se sont vus proposé des départs en retraite volontaires et anticipés. Parallèlement, les salaires ont été revus à la baisse et la politique de coupe dans les dépenses publiques menée par le gouvernement de Javier Milei laisse présager une forte diminution du budget alloué à ces structures. Les syndicats avertissent d’ores et déjà sur de possible coupes budgétaires en direction du Registre unifié des victimes du terrorisme d’État (RUVTE) qui sert de base de données pour la CONADEP et le Registre des disparus et des défunts (REDEFA). Au sein du RUVTE, 5 licenciements ont déjà eux lieux, dont sa directrice Silvia San Martin.
À cette date, les syndicats estiment que près de 600 postes des 800 au sein du Secrétariat national aux droits de l’homme sont menacés. Ces fermetures et réductions des effectifs entravent le processus d’analyse des archives et donc celui de la justice transitionnelle en Argentine.
Conclusion : Que demandons-nous à l’UNESCO ?
La classification du site de l’ancienne ESMA au sein de la liste du Patrimoine culturel et naturel de l’UNESCO a permis de mettre en lumière son rôle indéniable dans la recherche de justice et de paix en Argentine. Toutefois, les attaques récentes contre les lieux de mémoires et les licenciements expéditifs, laissent entrevoir une volonté du gouvernement au pouvoir de détruire, du moins symboliquement, l’importance sur le plan mémoriel et judiciaire du site de l’ancienne ESMA.
France Amérique Latine, ACAF, Hijos […] appellent l’UNESCO à s’assurer que les agissements récents du gouvernement de Javier Milei n’impacteront pas l’intégrité du site et de ses archives indispensables pour la poursuite des procès. Le site de l’ancienne ESMA doit rester un symbole mondial des dérives d’un État dictatorial usant du terrorisme d’État, mais dont la réappropriation par la société civile permet d’obtenir justice.
Travail réalisé par Camille Sansberro (bénévole FAL),
avec l’appui de Sophie Thonon-Wesfried, avocate et présidente déléguée de FAL.