Au Brésil, l’un des pays dont la police tue le plus au monde, les mères des quartiers pauvres s’organisent (Juliette Rousseau, Sarah Benichou / Bastamag)


Des milliers de jeunes noirs meurent chaque année au Brésil, abattus par les forces de l’ordre et autres milices armées. Pour lutter contre cette violence institutionnelle, aggravée depuis l’élection de Bolsonaro, et se soutenir, des collectifs de mères se créent dans tout le pays.

Photo Midia Ninja (Belo Horizonte, juin 2020)

« Nous, les mères des quartiers pauvres, on n’a que nos corps pour lutter. » Assise à la table d’un fast-food déserté de la Baixada Fluminense, dans la banlieue nord de Rio de Janeiro, Nivia Raposo pèse ses mots et soutient le regard. Depuis l’assassinat, en 2015, de son fils Rodrigo, elle est en lutte. Nivia est l’une des porte-voix du réseau des mères de la Baixada, un collectif de mères endeuillées, dont les enfants ont été tués par la police, des milices ou bien ont disparu.

Rodrigo avait 19 ans lorsqu’il a été abattu en pleine rue, devant la maison familiale. Nivia se remémore en détail les derniers moments de la vie de son fils. Le récit lui coûte mais, si elle vit encore aujourd’hui, c’est « pour le raconter ». Quelques jours plus tôt, un policier militaire, voisin de la famille, avait interpellé Rodrigo et tenté – sans y parvenir, de lui extorquer de l’argent. Ce voisin, contre lequel Nivia témoignera dans le cadre de l’enquête sur la mort de Rodrigo, est membre d’une milice qui sévit dans un quartier proche. Tandis que l’assassin présumé est mis en fuite par les habitants et habitantes du quartier, s’en suit, pour la famille, le trop habituel déni de justice : une enquête bâclée, puis un procès qui n’en finit plus de se faire attendre. « Je ne pense pas que mon fils n’a pas eu de chance, je pense qu’il n’a pas eu de justice » résumait récemment Nivia dans une lettre publique.

Un jeune noir meurt toutes les 23 minutes au Brésil

En 2005, un massacre commis par la police militaire de Caxias (un des quartiers de la Baixada) avait déjà poussé les mères de la région à s’organiser. Vingt-neuf personnes avaient alors été tuées au hasard, dans la rue, suite à un changement de leur commandement qui avait déplu aux policiers. De ce drame était née l’Association des Proches de Victimes de la Violence d’État, dont le réseau des mères de la Baixada est l’héritier. Ces massacres, appelés « chacinas » (littéralement « abattages »), sont monnaie courante au Brésil. Selon les chiffres de l’ONU, un jeune noir meurt toutes les 23 minutes au Brésil. Les jeunes meurent abattus par la police, le crime organisé ou encore dans le cas de « disparitions forcées » car, « s’il n’y a pas de corps, il n’y a pas d’enquête », explique Nivia. D’après le rapport de la Coalition Solidarité Brésil, en 2019, plus de 6000 personnes ont été tuées par la police, dont près de 80 % sont des personnes noires. Un chiffre qui montre la dimension raciste de ces violences, tout en étant bien en dessous de la réalité puisqu’il ne reflète que les données officielles, dans lesquelles ne rentrent pas les morts liées aux milices ni les disparitions.

Cette violence a encore augmenté avec l’arrivée du président Jair Bolsonaro au pouvoir. Celui-ci « a tout fait pour que le contrôle exercé sur les polices soit le plus faible possible, tout en dérégulant la circulation des armes à feu, ce qui rend la vie facile aux groupes armés comme les milices », explique Bruno Paes Manso, chercheur en sciences politiques à l’Université de São Paulo et spécialiste des groupes armés. « Dans la vision bolsonariste, la meilleure façon de remédier à la fragilité de l’État est de garantir la circulation des armes, les citoyens armés devenant les derniers recours du maintien de l’ordre. »

« Rio de Janeiro c’est un peu Game Of Thrones »

Mais le discours de Jair Bolsonaro n’a rien de nouveau, il est avant tout un écho virulent de l’histoire brésilienne. Pour Bruno Paes Manso, il « stimule encore plus la disposition à la guerre », une idée qui a « toujours été centrale dans la conception brésilienne du maintien de l’ordre ». Prenant racine dans l’histoire coloniale et esclavagiste, cette guerre permanente se voit encore renforcée durant la période de la dictature militaire, chère au président Bolsonaro, avec les escadrons de la mort. Peu à peu, se construit la figure du « bandit » (jeune, noir, habitant de favela) comme celle de l’ennemi intérieur à abattre. C’est en vertu de cette vision que la police militaire en vient à gagner un pouvoir démesuré, bien supérieur à celui de la police civile, ses méthodes violentes (patrouille « ostensible » dans les rues, interventions lourdement armées) étant adoubées par une large partie du corps politique.

Dans l’État de Rio de Janeiro, s’ajoute à cet échiquier une catégorie de criminels toujours plus puissants : les milices. La proximité du clan Bolsonaro avec ces groupes armés composés de fonctionnaires publics (policiers, pompiers) est un fait connu. Depuis leur apparition dans les années 2000, les milices n’ont eu de cesse d’étendre leur contrôle sur les territoires de la métropole carioca, imposant des taxes diverses aux habitants, s’emparant du marché de la drogue. La police militaire, quant à elle, tend à restreindre ses opérations dans les zones contrôlés par les trafiquants de drogue, laissant les milices libres dans les zones qu’elles contrôlent. Aujourd’hui, les milices contrôlent près de 60 % des quartiers de Rio, selon une étude publiée en 2020 par le « Groupe d’Étude des Nouveaux Illégalismes » de l’Université Fédérale Fluminense (UFF). « Rio de Janeiro c’est un peu Game Of Thrones  », ironise Bruno Paes Manso, « on est dans une constante guerre de territoires entre groupes armés, le tout dans un cadre pré-républicain, où les droits n’existent pas ». Dans ce contexte chaotique, pour le chercheur, les mères tentent ni plus ni moins de « maintenir la civilisation debout ». (…)

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