🇨🇱 Le Chili d’Allende à Boric : des questions de fond qui continuent à hanter le présent (Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde / Contretemps)


C’est au début des années 1990 que nous avons écrit Les mouvements sociaux au Chili 1973-1993, bilan de vingt ans d’histoire chilienne interprété à l’aune des intérêts et aspirations des classes populaires de ce pays. Il y a donc de cela presque trente ans, et depuis bien de l’eau a coulé sous les ponts […] Pourtant […] le Chili se retrouve  […] face à des dilemmes de fond, butant sur certaines limitations de base, donnant l’impression que l’histoire récente, au-delà de changements pourtant non négligeables, ne cesse de se répéter, de bégayer autour de quelques fractures souterraines sur lesquelles il revient invariablement buter. 


Ce texte constitue la nouvelle préface (sous une forme raccourcie pour Contretemps) de la réédition du livre des sociologues Patrick Guillaudat et de Pierre Mouterde : Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. La deuxième édition en espagnol a été publiée en mai 2023 au Chili (éditions Tiempo Robado) et sort en français en novembre 2023 chez L’Harmattan. Pour les auteurs, il s’agit de « montrer ce qui, envers et contre tout, n’a pas été réglé en termes d’égalité, de justice et d’impunité, ce sur quoi continue à bégayer l’histoire, les mille et une contradictions qui continuent à la hanter et contre lesquelles les générations d’autrefois n’ont jamais manqué de se dresser ».


C’est au début des années 1990 que nous avons écrit Les mouvements sociaux au Chili 1973-1993; bilan de vingt ans d’histoire chilienne interprété à l’aune des intérêts et aspirations des classes populaires de ce pays. Il y a donc de cela presque trente ans, et depuis bien de l’eau a coulé sous les ponts, pouvant donner à penser que nombre des analyses qu’on a menées à l’époque ont perdu de leur intérêt ou de leur acuité, pour ne pas dire de leur actualité, se trouvant à cent lieux de nous éclairer sur les problèmes et les défis auxquels se trouve confronté le Chili contemporain.

Après tout, lorsqu’on observe, en termes socio-politiques, la société chilienne d’aujourd’hui, c’est un pays apparemment bien différent que l’on ne manquera pas de découvrir. Qu’on songe à l’émergence ces dernières années de formations politiques a-typiques (post-chute du mur de Berlin pourrait-on dire!) comme par exemple celle du « Frente Amplio », ou même au surgissement d’un puissant mouvement féministe jouant désormais un rôle central dans les revendications avancées par la société civile chilienne. Ou plus près de nous, encore, qu’on pense à la cascade d’événements prometteurs qui ont remis en mouvement la société chilienne entière : depuis l’embrasement social qui, à partir du 18 octobre 2019 a vu des millions de Chiliens descendre dans la rue (et obtenir, après moult péripéties, un plébiscite autorisant la formation d’une convention constitutionnelle), jusqu’à l’élection du jeune et ex-leader étudiant de gauche Gabriel Boric à la présidence de la République chilienne, en passant par l’élection de 155 constituants élus et dont près des 2/3 étaient situés politiquement à gauche. Sans parler bien sûr de ce plébiscite de sortie perdu et destiné initialement à entériner le travail des constituants, le 4 septembre 2022.  (…).

Pourtant en dépit de ces évidentes nouveautés et des promesses qui y sont rattachées, le Chili se retrouve  -c’est ce que nous tenterons de montrer ici- face à des dilemmes de fond, butant sur certaines limitations de base, donnant l’impression que l’histoire récente, au-delà de changements pourtant non négligeables, ne cesse de se répéter, de bégayer autour de quelques fractures souterraines sur lesquelles il revient invariablement buter. C’est tout au moins ce que l’on aurait envie d’affirmer en gardant en mémoire ce que nous avons écrit à l’époque, et en choisissant de regarder les choses depuis la perspective de l’histoire et celle du temps long. C’est là l’intérêt de cette réédition : non seulement rappeler de quoi fut fait le passé (de manière à ne pas en répéter les possibles erreurs), mais aussi et surtout se donner les moyens, comme le disait Walter Benjamin[1], de déchiffrer et démystifier cette histoire des vainqueurs qui s’est, plus souvent qu’autrement, imposée au Chili; mais point pour la magnifier ou en accepter les diktats, tout au contraire pour s’ouvrir à la possibilité d’en inverser le cours en redonnant aux vaincus la place qui leur revient et qu’on n’a cessé pourtant par tous les moyens possibles de mettre à la marge et d’oublier.

Car c’est précisément ce à quoi à l’époque nous nous sommes employés quand, il y a 30 ans, nous avons travaillé sur cette tranche d’histoire si décisive du Chili des années 1973-1993 : faire apercevoir d’un même mouvement, l’ampleur des ruptures et transformations sociales, politiques et économiques qui se sont opérées à l’époque sous l’impact de la dictature de sécurité nationale du général Pinochet, mais en même temps sans rien omettre des  inlassables efforts des classes populaires pour résister, s’y opposer, puis se donner les moyens à partir des grandes protestas de 1983-1984 d’accélérer inéluctablement le départ du dictateur. (…) Et d’avoir cherché dans cet ouvrage à faire apercevoir la globalité de ce projet, tout comme la vaste perspective historique dans lequel il s’insérait ainsi que les inéluctables luttes de résistance collective qu’il soulevait, n’a pas été pour rien dans son aptitude à compter encore, à résister au temps. En effet, en faisant le choix –non pas de s’attarder à telle ou telle demande sociale particulière, ou encore aux seules garanties formelles contenues dans les promesses de la transition démocratique– mais de privilégier au contraire les enjeux socio-économiques des luttes populaires de l’époque, il devenait possible de mettre à jour une grille socio-historique explicative particulièrement féconde, susceptible non seulement de rendre compte des affres de la transition des années 1990, mais encore d’expliquer bien des obstacles institutionnels et juridiques rencontrés jusqu’à aujourd’hui. (…)

Mais dire cela, ne signifie pas pour autant que cet ouvrage ne recèle pas des manques, des omissions que le recul du temps et la découverte d’archives alors inaccessibles permettent aujourd’hui de mieux mesurer. Ainsi en va-t-il de l’opération Condor dont il n’est pas question dans notre ouvrage et qui pourtant a été l’expression même de cette internationalisation de la répression déployée par les militaires du sous-continent. Il vaut la peine d’y revenir un instant, puisqu’elle donne la mesure de son ampleur comme des complicités mises en jeu à l’époque et qui vont bien au-delà de ce qu’on pourrait imaginer. (…) Car, comme on le sait désormais, l’opération Condor (Operación Cóndor) est le nom donné à une campagne d’assassinats et de luttes anti-guérillas coordonnées avec le soutien des USA et menées conjointement entre les années 1975 et 1982 par les services secrets des dictatures militaires alors en place en Amérique latine. Son but premier étant, par le biais d’une coopération resserrée entre divers services secrets, de lutter contre « l’ennemi intérieur », terme suffisamment vague pour rester extensible et autoriser tous les arbitraires et abus possibles ainsi que mettre au pas, en les torturant et assassinant, ceux et celles qui en étaient la véritable cible : les militants des classes populaires.

La chasse aux opposants du général Pinochet ne s’est donc pas arrêtée aux frontières du Chili, et a trouvé son correspondant dans l’Argentine de Jorge Rafaël Videla, l’Uruguay de Juan Bordaberry, le Brésil d’Ernesto Geisel, le Paraguay d’Alfredo Stroessner et la Bolivie d’Hugo Banzer; tous dictateurs de leur état et sous la gouverne desquels étaient pourchassés avec la même efficacité macabre non seulement d’autres militants anti-dictature, mais aussi des proches d’Allende et des militants de la gauche chilienne assassinés en Europe, en Argentine, aux USA. (…) Or pour monter de telles opérations et bénéficier d’une impunité quasiment planétaire, il fallait disposer non seulement d’importants moyens matériels et financiers mais aussi d’une étroite coopération entre services secrets. Les preuves de cette organisation de haut niveau vont surgir par hasard en décembre 1992, à la suite de la chute de la dictature Stroessner du Paraguay, une des plus stables du continent puisqu’elle a duré de 1954 à 1989. Près de 600 000 pages d’archives ont ainsi été découvertes dans un commissariat (…)

Cette opération Condor ne représente qu’une partie de l’étendue de la répression qui s’exerçait à l’encontre des militants latino-américains de l’époque. Marie-Monique Robin[2] explique dans un ouvrage paru en 2004 que la torture, la création d’escadrons de la mort, la répression camouflée, les opérations clandestines n’ont pas pour seule origine les Amériques, mais avaient été enseignées, en particulier en Argentine, depuis les années 1960 par des spécialistes français qui avaient acquis leur « expertise » pendant la Guerre d’Algérie[3]. En ce sens, ces collaborations officieuses et de longue date, cautionnées par les pouvoirs politiques, doivent être mises en rapport avec la coopération très officielle qui a pu s’établir par exemple entre le général Pinochet et le président français Valéry Giscard d’Estaing de 1974 à 1981, et qui a eu pour effet notamment de faire remplacer l’ambassadeur de France au Chili, Pierre de Menthon, bien connu pour avoir sauvé des griffes de la dictature, des centaines de militants de l’Unité populaire en leur offrant l’asile de son ambassade. (…)

En fait ce que révèlent aussi bien l’opération Condor que le livre-enquête de Marie-Monique Robin, c’est l’implication directe de certaines des grandes démocraties occidentales dans ces politiques d’élimination physique des opposants aux dictatures. Que ce soit par l’intermédiaire d’une aide directe (avec des conseillers militaires ou policiers), ou par le biais d’un échange de services, ou encore à travers l’offre d’une formation commune, la complicité institutionnelle reste patente et explique très largement le fait que les crimes de ces escadrons de la mort soient restés trop souvent impunis, notamment quand ils étaient commis dans des pays européens ou aux USA. Comment oublier, par-delà le langage diplomatique de circonstance, le ferme soutien d’Henri Kissinger apporté à Pinochet le 8 juin 1976 : « Aux États-Unis, comme vous le savez, nous sommes de tout cœur avec vous (…). Je vous souhaite de réussir »[4]?

L’affaire de l’arrestation de Pinochet à Londres le 16 octobre 1998, est en ce sens des plus éclairantes. Elle est en tous cas l’illustration, tout autant des nets partis-pris des démocraties occidentales en sa faveur que des difficultés rencontrées au Chili pour obliger le dictateur à rendre des comptes à la justice ; expression même des puissants verrous qui ne cesseront de peser sur la transition démocratique chilienne. (…) De son côté, le gouvernement de Tony Blair, prenant appui sur l’état de santé supposé déficient du dictateur, après cinq cent trois jours de détention et moult péripéties juridiques, le renverra finalement le 2 mars 2000 au Chili… dans un fauteuil roulant. A son arrivée à Santiago, il aura pourtant l’outrecuidance de s’en extraire avec facilité et d’aller saluer ses partisans rassemblés pour célébrer son retour. Et si deux ans plus tard, le 26 août 2004, la Cour suprême du Chili lèvera quand même son immunité quant à son implication dans l’opération Condor, la justice chilienne le relaxera en juin 2005 (sous le motif que les recours déposés par les familles des victimes étaient irrecevables); décision confirmée le 15 septembre 2005 par la Cour suprême. Il continuera pourtant à être poursuivi pour d’autres faits, comme pour l’opération Colombo (dans laquelle il aurait couvert l’exécution de 119 membres du MIR dont les cadavres ont été retrouvés en Argentine et au Brésil en 1975), mais aussi pour fraude fiscale et détournement de fonds. Sa mort le 10 décembre 2006 mettra néanmoins un terme à ces poursuites et permettra à sa famille de conserver le gros des biens qu’il avait frauduleusement acquis pendant ces années de dictature. (…)

Jusqu’au début des années 1990, les habitants des poblaciones chiliennes —le cœur de la lutte contre la dictature– étaient organisés pour leur survie dans maints comités ou associations de luttes et d’entraide qui structuraient la vie collective de ces quartiers, et les militants politiques de gauche aux côtés des prêtres ou religieux proches de la Théologie de la Libération, avaient fait en sorte que la solidarité sociale et politique irrigue la vie quotidienne de ces hauts lieux de lutte et de résistance qu’ont été par exemple La Victoria, Yungay, Lo Hermida, ou encore tant d’autres quartiers populaires de la périphérie de Santiago et des grandes villes chiliennes.

La transition démocratique va cependant rapidement mettre fin à ces dynamiques solidaires. Et cela, non seulement parce que les intérêts des classes populaires vont être sacrifiées sur l’autel de la concorde nationale et que se multiplieront les déceptions vis-à-vis des compromis politiques jalonnant les négociations préparant la transition, mais aussi parce que vont rapidement s’effondrer les collectifs et associations qui quadrillaient et structuraient l’espace social et politique des quartiers populaires. En outre, le fait de voir s’éloigner l’espérance d’un changement radical d’ordre politique va rapidement déboucher sur la recherche de solutions individuelles, avec à la clef le retour de la « débrouille individuelle » mais aussi de la petite violence qui s’exprimera désormais dans les quartiers populaires par le biais de trafics en tout genre et de marchés parallèles ou clandestins; expression même de ce « néolibéralisme des pauvres » au sein duquel –stimulées par les politiques gouvernementales de développement de micro-entreprises- vont primer sur tout autre genre de relation, des relations de type entrepreneurial. […]

Avec la montée en puissance du néolibéralisme –elle-même combinée à la crise des alternatives socio-politiques anti-systémiques (communiste, social-démocrate et national-populaire) ayant suivi l’implosion des pays socialistes– nous sommes entrés dans une ère radicalement nouvelle. Et ce qui, avec le néolibéralisme, apparaît en premier lieu comme un simple mode de régulation économique (prônant privatisations libéralisation des échanges et dérèglementation des contraintes publiques), véhicule en fait un projet de société très large, et qui plus est aux prétentions totalitaires, dans la mesure où il se présente désormais non seulement comme un projet globalisant (touchant autant au rôle du libre marché qu’à celui de l’État et à la fonction de l’individu en société), mais aussi et surtout comme un projet qui n’a devant lui plus aucun rival susceptible d’entrer sérieusement en concurrence avec lui. C’est ainsi qu’en mode de régulation néolibéral du capitalisme, on va chercher non seulement à faire disparaître les attributs de l’État keynésien, mais encore on s’emploiera à dissoudre le statut de citoyen (d’une société démocratique) dans celui de simple consommateur de biens marchands, tout en ne cessant autoritairement de le responsabiliser sur le seul mode individuel[5]. Le tout, alors que semble disparaître à l’horizon la possibilité de tout autre modèle de société alternatif, et que désormais ce mode de régulation se présente comme l’aboutissement d’une science dite « exacte » ayant mis à jour des lois présentées comme « naturelles », faisant que les principes de l’économie néolibérale ne se discutent plus, qu’ils vont de soi et s’imposent comme des évidences.

Dans le contexte contemporain, le néolibéralisme a donc fini par prendre la forme d’un nouveau fondamentalisme, au fond bien plus dangereux que celui, si classique de l’univers religieux traditionnel. Des « hommes en gris » -complet veston-cravate- prédicateurs et techniciens experts en économie, parcourent la planète pour mettre en œuvre le même type de politique, de l’Amazonie à l’Inde en passant par le Canada, le Congo et l’Amérique latine ou tout autre territoire où des êtres humains ont l’heur de vivre. Ils portent les prestigieux insignes du FMI, de la Banque Mondiale, ou se revendiquent de grands cabinets conseils, et ne se trompent jamais, tout en ne rendant jamais de comptes et en faisant appliquer de mêmes et implacables diktats dont les conséquences funestes ne manqueront pas de se faire sentir pour des millions d’individus. Avec à terme, au-delà des inévitables remontées de inégalités sociales, toujours le même résultat : la mise en place d’un nouveau type d’État qui finit par s’imposer partout et dont justement la constitution de 1980 de Pinochet -rédigé par l’avocat et constitutionnaliste d’extrême droite Jaime Guzman – a tenté d’installer à tout jamais les principes.

De quoi s’agit-il? D’un État dit « subsidiaire » (c’est-à-dire considéré comme « secondaire ») qui a cependant pour fonction de protéger –en le mettant à l’abri de toute contestation substantielle– le droit de propriété, de commercer et de faire des affaires, tout en cherchant à maintenir une séparation radicale entre le monde de la politique (considéré comme l’affaire d’experts ou de techniciens neutres nécessairement fortement rémunérés[6]) et les aspirations sociales de la société civile d’en bas. Résultats :  tout geste citoyen qui va s’apparenter à une remise en cause de ces principes, ne relèvera plus de la contestation légitime mais sera aussitôt associé à de la délinquance et de la subversion, ou encore à une pathologie maladive, tendant ainsi à donner à ce nouvel État néolibéral un tour essentiellement répressif, puisque dans le nouvel État néolibéral, le conflit social n’a plus vraiment de place. Et en contrepartie, s’imposera la figure d’un État gestionnaire qui aura besoin pour fonctionner de professionnels s’exerçant en politique comme pour n’importe quel métier. À ce titre, on apprendra la politique de la même manière que la physique ou la chimie, en n’hésitant pas à confier son sort à des élus professant que l’État est neutre, flottant au-dessus de tous les clivages sociaux existants. Même dans les grands partis de gauche, l’État n’est plus questionnable, sauf à la marge, et plus personne n’imagine, comme par exemple à l’époque des communards parisiens de 1871, qu’il puisse s’éteindre ou pour le moins être transformé de part en part[7]. Tout au plus peut-on en améliorer quelques rouages. Après tout, comment s’aventurerait-on à contester un État qui a su donner l’illusion de sa neutralité vis-à-vis de tout conflit social, tout en ayant réussi à propager l’idée que les règles du jeu économique sont désormais « naturelles » et par conséquent intouchables ?

C’est sans doute ce qui a fondamentalement changé : dans les années 1980, le capitalisme néolibéral chilien était avant tout perçu comme une simple affaire de politique économique. Il faudra attendre des années pour qu’on puisse saisir comment, dans le contexte contemporain, il a pu devenir beaucoup plus que cela : une conception globale et cohérente de l’État, de l’individu et des rapports sociaux se légitimant d’une vision « naturaliste » des lois économiques. Une conception que les partis de la Concertation, co-organisateurs avec les militaires de la transition au Chili, ont eu vite fait cependant d’intérioriser et d’intégrer à toutes leurs interventions politiques.

L’exemple le plus frappant que l’on puisse trouver à cet égard, fait écho à la façon dont la Concertation, lorsqu’elle est arrivée au gouvernement au début des années 90 a réglé le problème de la presse écrite et de la nécessité en régime démocratique qu’elle puisse rester, libre, critique et plurielle. Elle a décidé d’en laisser la régulation au libre-marché capitaliste, provoquant à très court terme la faillite de pratiquement tous les médias critiques qui faute de subventions publiques ont dû disparaître, eux qui pourtant en pleine période dictatoriale avaient pu maintenir à bout de bras –grâce aux luttes, courage et abnégation de nombreux journalistes– les exigences d’un certain pluralisme à travers l’existence de revues ou journaux comme par exemple Análisis, Hoy, Apsi, La Época.[8] (…)

Mais quoiqu’il en soit du parcours singulier de chacun des courants politiques de gauche qui ont participé de près ou de loin à la Concertation, cette dernière n’a cependant jamais manqué de reprendre à son compte le gros des dogmes néolibéraux, se pliant à la vision globale du monde qu’ils impliquaient, transformant profondément le Chili jusqu’à ne le voir plus qu’à travers les yeux d’une société de consommateurs dépolitisés. Et il faudra attendre la deuxième moitié des années 2010 et la relance des mobilisations portées par une jeunesse n’acceptant plus ce discours du renoncement pour que soit questionnée à une échelle de masse la légitimité même du néolibéralisme et que naissent au passage de nouvelles formes de luttes et de préoccupations revendicatives.

Et c’est là où peut-être, ce sur quoi nous avions tant insisté dans Les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), pourrait nous être utile : une sorte de clef interprétative toujours féconde, ou plutôt une méthodologie socio-politique prometteuse susceptible d’aider autant à décrypter le passé qu’à comprendre les temps présents. Car c’est ce qui nous avait frappé à l’époque : comment avait-il été possible que les grandes protestas de 1983-1984, qui avaient littéralement sonné le glas de la dictature chilienne par l’ampleur et la force des mobilisations populaires qu’elles avaient suscitées, n’aient pas pu déboucher en 1989-1990 sur autre chose qu’un gouvernement de la Concertation dirigé par une Démocratie chrétienne qui pourtant avait ouvert sans vergogne la porte aux militaires en 1973 ?

Certes, pour répondre à une telle question, tout le monde évoquera d’emblée les rapports de force politiques en présence, la toute-puissance des forces armées toujours en alerte, ou encore le rôle des USA si prégnant, et bien sûr la répression du corps des carabiniers invariablement cruelle et omniprésente. Et avec raison ! Néanmoins, ce furent des mobilisations populaires massives, au cœur des « poblaciones » chiliennes, qui déclenchèrent les prémisses de ce processus de changement, et qui justement purent bousculer les rapports de force socio-politiques que tout le monde croyait alors institutionnellement inébranlables, installés tout comme à jamais. Et ce fut grâce au courage de ces militants et militantes des quartiers populaires, grâce à leur colère et leur abnégation, à leur sens de l’organisation et de la lutte –et notamment grâce aux près des cinq cents morts, victimes à ce moment-là de la répression militaire et policière– qu’au Chili a pu s’ouvrir une véritable fenêtre sur la démocratie et à la liberté.

Il y a donc toujours, à travers les décisions politiques qui sont prises et les interventions collectives qui en découlent, d’indéniables marges de manœuvre qui peuvent se dessiner, d’indéniables espaces de liberté qui peuvent s’ouvrir, ce que l’on pourrait appeler « la part non fatale du devenir » et sur lesquels il reste toujours possible d’agir pour les vivants que nous sommes. C’est la raison pour laquelle nous avions à l’époque suivi avec beaucoup d’attention les choix politiques qui avaient été entérinés par les différents courants des forces de gauche du Chili. Qu’il s’agisse par exemple de ceux du Parti communiste, si partagé entre son discret soutien au Frente Patriótico Manuel Rodríguez et ses alliances opportunistes avec la Démocratie chrétienne. Ou encore de ceux du Parti socialiste, divisé en plusieurs courants concurrents et surtout déjà miné par des orientations sociales-libérales chaque fois plus hégémoniques. Ou même de ceux du mouvement syndical chilien en pleine période de recomposition et encore lourdement handicapé par les lois néolibérales pesant sur le travail. Et nous n’avions pas manqué de noter l’influence qu’ils avaient pu avoir, chacun à leur manière sur la suite des événements.

Car même si on ne peut jamais refaire l’histoire, cette dernière se présente pour les humains que nous sommes, toujours sous forme de bifurcation que l’on peut, aux temps présents, choisir de prendre ou ne pas prendre. (…)

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