🇪🇨 Capitalisme et narcotrafic en Équateur / Capitalismo y narcotráfico en Ecuador (Andrés Madrid / Andrés Tapia / Inprecor / Jacobin / fr.esp.)


La prolifération du trafic de drogue en Équateur est une manifestation agressive de la dégradation du capitalisme néolibéral dont l’élite équatorienne elle-même est la principale responsable. Mais, sans surprise, la « guerre contre la drogue » cache un ensemble de mesures régressives contre les secteurs populaires.

Des militaires fouillent des vendeurs de rue à Quito (Photo : AFP)

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L’Équateur connaît une vague de violence liée au crime organisé qui fait la une de tous les journaux. Cependant, ces événements ne peuvent être compris sans aborder les problèmes structurels. La situation équatorienne de ces dernières années est complexe : l’augmentation de la pauvreté, les nouvelles routes mondiales de la drogue et l’émergence d’une narco-bourgeoisie locale avancent dans le contexte d’une crise mondiale du capitalisme dans sa version néolibérale, entraînant la décomposition et la rupture du pacte social entre les classes, les peuples et les blocs hégémoniques.

Dans ce scénario, le gouvernement de droite de Daniel Noboa a décidé de « faire face » à la vague de délinquance liée au trafic de drogue qui submerge l’Equateur en déclarant un état de « conflit armé interne ». En d’autres termes, une guerre contre les pauvres, financée de force par le peuple lui-même, soutenue par la classe moyenne et certains secteurs subalternes piégés par le discours punitif du gouvernement. Le principe qui guide les actions du gouvernement semble être que « la violence se résout par plus de violence », ce qui témoigne de la volonté de l’élite de discipliner la société par la mort.

L’expérience mondiale de plus de 40 ans de guerre contre la drogue s’est révélée être un échec retentissant : l’industrie des psychotropes s’est développée, tout comme la population de consommateurs, le blanchiment d’argent et la fragmentation sociale. La Colombie, le Mexique et le Pérou sont des exemples notables du naufrage de cette stratégie menée par le premier consommateur mondial de cocaïne de l’époque, les États-Unis (selon un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime datant de 2023, les États-Unis se classent désormais au troisième rang, derrière l’Australie et le Royaume-Uni).

Mais le véritable contexte de la déclaration belliciste annoncée par l’exécutif n’a pas pour origine la narco-économie débordante de l’Équateur ou la « prise de contrôle inattendue » – et mondialement médiatisée – de la chaîne TC Televisión. L’analyse de la procédure opérationnelle et l’assassinat ultérieur du procureur César Suarez, chargé d’enquêter sur « l’attaque armée » de la chaîne TC Televisión, permettent de conclure qu’il s’agit d’une opération montée ou au moins tolérée par l’appareil de sécurité dans le but de responsabiliser le « terrorisme » et de justifier la déclaration d’un conflit armé interne.

Les élites économiques, notamment sous les administrations de Correa, Moreno et Lasso, ont peu à peu – surtout après les rébellions plurinationales d’octobre 2019 et de juin 2022 – mitonné un complot visant à anéantir le seul acteur de l’opposition de gauche doté d’une réelle capacité de mobilisation sociale : le Mouvement indigène équatorien (Movimiento Indígena Ecuatoriano).

Cocaïne, géopolitique et spectacle

Au-delà du spectacle de la violence qui affecte depuis longtemps la situation équatorienne, le cœur du problème est que la cocaïne continue de circuler dans les principaux ports. Pourquoi ? La réponse est simple (et dans une certaine mesure évidente): les élites économiques exportatrices continuent d’en tirer profit et l’argent continue d’être blanchi. Le problème n’est pas seulement “Fito” – l’un des plus importants trafiquants de drogue locaux – mais aussi la participation de la bourgeoisie en tant que classe au commerce de la drogue depuis plusieurs décennies.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire les enquêtes de presse qui mettent en évidence les flottes d’exportation de la famille du président Noboa, par lesquelles des bananes et de la cocaïne sont expédiées vers l’Europe. Comment blanchir des milliards de dollars si ce n’est par le biais du système financier et de l’économie réelle (immobilier, agro-industrie, mines, commerce) ? En bref, les factions vivant à Samborondón ou Cumbayá (les quartiers chics de Guayaquil et Quito) deviennent de plus en plus puissantes, en collusion avec les gangs locaux et les cartels transnationaux tels que le Sinaloa, le Cartel de Jalisco – Nouvelle Génération et les “Albanais”, entre autres.

En déclarant le “conflit armé interne”, le gouvernement Noboa a éludé le problème central : l’économie bourgeoise de la drogue. Sans s’attaquer à la racine du problème, cette déclaration grandiloquente se traduit, dans la pratique, par une guerre contre les pauvres, et non contre le trafic de drogue. Personne en Équateur n’a jamais vu un seul membre de la bourgeoisie trafiquante des quartiers riches arrêté ou maltraité. En revanche, la militarisation et l’humiliation des secteurs populaires sont monnaie courante.

Dans cette tragédie, les jeunes pauvres et racisés – en grand nombre Afro-Équatoriens – des bidonvilles des villes où les écarts entre riches et pauvres sont grotesques (comme Guayaquil, Durán, Portoviejo, Santo Domingo, Esmeraldas, Machala, Quevedo ou Babahoyo, entre autres) ont été les principales victimes. La vulgaire dichotomie entre “méchants” et “bons” est exacerbée à chaque instant : les premiers, les “terroristes”, sont les pauvres, les noirs, les cholos [originaires], les montubios [métis], les délinquants, les travailleurs précaires, les jeunes hommes, les femmes objectivées et le peuple organisé en général ; en bref, la subalternité. Les seconds, le pouvoir réellement existant, qui profite de l’idée d'”unité nationale” équatorienne pour couvrir ses intérêts.

Pour ceux d’en bas, il n’y a que l’humiliation publique, les mauvais traitements, les coups, la torture, les vexations et la mort (cette dernière étant souvent exprimée par l’euphémisme macabre de “dar de baja [canceler]”), le tout méticuleusement transmis par les corporations médiatiques. En revanche, le pouvoir en place s’attaque violemment à une partie de la chaîne économique du trafic de drogue, celle qui opère dans les secteurs pauvres, et rend invisible l’autre partie de la narco-économie – la principale – qui agit comme une bourgeoisie lumpenisée et dirige la majeure partie du marché de la drogue.

Cette opération assimile les pauvres à des “criminels” ou à des “terroristes” et, ce faisant, cherche à dynamiter le concept de droits de l’homme dans l’opinion publique. Elle néglige intentionnellement le fait que les secteurs populaires sont les victimes de la violence de la drogue – et non sa cause – et que les gens sont pris entre les feux de la narco-bourgeoisie, qui monte les gangs les uns contre les autres et contre le gouvernement (où les gangs sont également présents, comme le prouve la dénonciation de l’ambassadeur américain en Équateur, Michael Fitzpatrick, qui a déclaré il y a quelques années sur CNN qu’il était très préoccupé “par la pénétration du trafic de drogue en Équateur et dans les forces de la loi et de l’ordre”).

Ce scénario témoigne d’un double triomphe du pouvoir réellement en place. D’une part, il a réussi à discipliner la société par la peur et le récit officiel unipolaire de la situation du pays. L’État se légitime en tant qu’acteur politique et justifie le train de réformes antipopulaires en normalisant le recours à la violence contre le soi-disant “terrorisme” au sein de la population et en trouvant un écho parmi les secteurs subalternes effrayés. Toute autre position en dehors de ce schéma est considérée comme un soutien au trafic de drogue, ce que facilite la mise en œuvre du paquet de mesures néolibérales parce qu’il ne trouve pas d’opposition dans la société terrorisée (et, s’il en trouve une, il l’élimine par la violence de la guerre).

D’autre part, l’exportation de technologies militaires permet de viabiliser la présence militaire des États-Unis et du sionisme israélien dans le pays. Cet objectif, justifié à partir des explosions sociales de 2019 et 2022, vise à donner un aspect anticommuniste à la stratégie de stabilisation du gouvernement. Il permet de comprendre les coulisses de l’opération : l’enjeu géopolitique et stratégique sous-jacent est l’intérêt des États-Unis, en conflit avec l’axe Pékin-Moscou, Téhéran, de gagner des positions dans l’hémisphère sud. (…)

(…) Lire la suite de l’article ici / Traduction par Luc Mineto


Photo : Vicente Gaibor del Pino / REUTERS

Pour rappel, voir :
Équateur : comment le narcotrafic a pris le pouvoir ? (une émission de Sens public / Public Sénat)
Narcotrafic en Équateur, le douloureux témoignage du vicaire apostolique d’Esmeraldas (entretien réalisé par Marie Duhamel / Vatican News)
 Équateur : comment le « havre de paix » de l’Amérique du Sud est devenu l’un des pays les plus violents du monde (Maria Fernanda Noboa Gonzalez / The Conversation)
Crise sécuritaire et lutte contre le narcotrafic en Équateur : quelques points de vue
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Amérique latine : les États face à la violence (une série de Cultures Monde / France Culture)
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