🇨🇱 Chili. Après le nouveau rejet constitutionnel, vers un nouveau cycle politique ? (Pablo Abufom Silva et Franck Gaudichaud / Contretemps / Jacobin) / «Aucun des deux projets constitutionnels n’a interprété les besoins du peuple» (À l’Encontre / Brecha)[fr.esp.]


Dimanche 17 décembre 2023, pour la deuxième fois en un peu plus d’un an, les Chilien·nes devaient voter par référendum « pour » ou « contre » un projet de nouvelle Constitution, qui mettrait fin à celle promulguée en 1980 sous la dictature d’Augusto Pinochet (et réformée à plusieurs reprises depuis 1989). Contrairement au précédent référendum, ce sont la droite et l’extrême droite qui ont cette fois subi une défaite politique. Dans ce texte écrit à chaud pour Jacobin América Latina, Franck Gaudichaud et Pablo Abufom reviennent sur les résultats électoraux, et plus largement les défis stratégiques de la période pour les gauches et les mouvements sociaux.

 Un Chilien avec une banderole « contre » le plébiscite constitutionnel de 2023 (Photo de Janitoalevic / WikiCommons)

Leer en español : ¿Se abre un nuevo ciclo político en Chile?


La nouvelle élection nationale du 17 décembre 2023 a lieu quatre ans après la grande révolte sociale de 2019, qui a ébranlé l’hégémonie néolibérale établie dans le pays andin depuis 5 décennies, et deux ans après l’élection de Gabriel Boric, le jeune président de la gauche progressiste (soutenu par une coalition entre le Parti communiste et le Frente Amplio, en alliance avec une partie de l’ancienne Concertación, la coalition sociale-libérale qui a gouverné la transition post-dictature).

Le premier plébiscite constitutionnel (septembre 2022) visait à « approuver » ou « rejeter » la proposition de constitution rédigée par une Convention composée principalement de représentant·es plutôt positionnés à gauche, anti-néolibéraux et marquée par la participation des peuples indigènes, des mouvements sociaux, de militantes féministes. Ce projet reprenait des décennies de luttes sociales et aspirait à un Chili démocratique, fondé sur des droits sociaux étendus, qui pourrait enterrer l’héritage de la dictature.

Au contraire, ce dernier référendum porte sur un texte constitutionnel qui a été rédigé par un Conseil constitutionnel à majorité d’extrême droite, dirigé par le Parti républicain, qui visait à approfondir le régime politique néolibéral de la constitution de 1980 et restreignait encore davantage les droits sociaux et avancées conquises depuis 1990[1].

Une fois de plus, plus de 15 millions de Chiliens et Chiliennes ont été appelés à voter : 55,8% se sont opposés au nouveau texte constitutionnel, bien que 15% des électeurs·rices ne se soient pas rendus aux urnes, malgré le système de vote obligatoire avec inscription automatique (à nouveau en vigueur depuis 2022).

Une fois de plus, un vote de classe s’est exprimé dans la capitale, comme dans le reste du pays : alors que les trois municipalités les plus riches du pays ont voté « pour », les municipalités populaires du sud et de l’ouest de la capitale ont voté à plus de 60 %, voire 70 %, « contre ». Seules deux régions du pays andin ont voté majoritairement en faveur du dernier projet de constitution rédigé par les droites.

Pourtant, le grand capital et ses médias ont investi plus de 130 millions de pesos dans la campagne pour défendre le nouveau texte et une constitution qui empêcherait définitivement toute législation en faveur de l’avortement, qui sauvegarderait le système de retraite par capitalisation, qui consoliderait la marchandisation de l’eau, de l’éducation et de la santé, et qui consacrerait l’interdiction de la négociation collective par branche, tout en protégeant l’un des droits de grève les plus réactionnaires d’Amérique latine.

En septembre 2022, plus de 62% de la population avait déjà rejeté une proposition constitutionnelle, mais il s’agissait alors d’un projet constitutionnel clairement progressiste, paritaire et féministe, qui proclamait un État « plurinational » et reconnaissait de nouveaux droits aux peuples indigènes. Pour de nombreux électeurs.trices, il s’agissait de dépasser – au moins en partie – l’État néolibéral et le modèle de développement extractiviste et écocide hérité de Pinochet et de ses « Chicago Boys » ; mais cette proposition n’avait pas convaincu largement, dans un contexte post-pandémique, d’incertitude politique et de crise économique[2].

En décembre dernier, le rejet s’est à nouveau exprimé, confirmant la dimension « dégagiste » en cours dans le champ politique-électoral ; il s’agit aussi de l’expression d’une population qui tient à dire par tous les moyens son ras-le-bol et sa colère, sa fatigue aussi depuis quatre années de convulsions sans perceptives claires, et quelles que soient finalement les orientations affichées par les un.es ou les autres.

Cette fois le rejet massif s’exprime face à un texte rédigé par l’extrême droite et la droite traditionnelle, dans le cadre d’un processus beaucoup plus « contrôlé » par les partis traditionnels et le Parlement, avec des « comités techniques de recevabilité » et des commissions d’ »experts ». Les 50 membres (élu.es en mai 2023) du Conseil constitutionnel ont été conduits par une majorité relative rattachée au Parti républicain de José Antonio Kast, une nouvelle extrême droite qui a émergé fortement ces 3 dernières années, qui s’est imposée comme une force de « retour à l’ordre » face à la rébellion collective d’octobre 2019, face au puissant mouvement féministe et à ses revendications, face au gouvernement Boric et à son  » progressisme tardif « , avec un discours ouvertement raciste, anti-immigré.es, patriarcal, ultra-conservateur et chrétien fondamentaliste.

En alliance avec la droite, le Parti républicain a cru pouvoir rédiger une Constitution à son image, celle des « vrais Chiliens » selon les mots de la présidente du Conseil, la très réactionnaire et intégriste luthérienne Beatriz Hevia. Avec le résultat du dernier référendum, le Parti républicain vient de subir sa première défaite claire. D’autant plus que Kast était déjà perçu comme le candidat à la présidence ayant de réelles chances de l’emporter à la fin de l’année 2025. Les couteaux sont également de sortie entre la coalition de droite conservatrice-néolibérale (Chile Vamos), autour de figures comme Evelyn Matthei, et le clan républicain, chacun cherchant à se dédouaner de sa responsabilité dans la débâcle.

Des dissensions apparaissent également au sein de l’extrême droite, certains leaders ou éditocrates comme Axel Kaiser cherchant à créer un « Parti libertaire », encore plus radical que Kast et copié sur le modèle de Javier Milei en Argentine[3]. Ces différenciations et tensions au sein du camp de la droite sont appelées à prendre de l’importance au cours des prochains mois, créant ainsi une fenêtre d’opportunité politique (ténue mais réelle) pour la gauche sociale et politique.

Le soir du résultat, le président Boric a de nouveau parlé de « consensus national », tout en confirmant que la tentative de processus constituant était arrivée à son terme après ces deux échecs, reconnaissant que les « urgences sociales » étaient résolument ailleurs. Le jeune président (37 ans), au lieu de profiter de cette déroute des droites dans les urnes, a répété un discours d’autoflagellation critiquant le supposé « radicalisme » de la première proposition constitutionnelle de 2021-2022, et rejetant toute « polarisation » du pays :

« Il est temps de reconnaître le résultat obtenu par ceux qui ont défendu l’option « contre », mais sans oublier qu’une partie importante de ceux qui se sont rendus aux urnes ont voté pour l’option « pour ». Nous ne pouvons pas commettre la même erreur que lors des plébiscites précédents. Le pays est fait par nous tous et toutes, et ceux qui triomphent lors d’une élection ne peuvent pas ignorer ceux qui ont été battus. Notre pays continuera avec la Constitution actuelle parce qu’après deux propositions constitutionnelles soumises à un plébiscite, aucune n’a réussi à représenter et à unir le Chili dans sa belle diversité. Le pays s’est polarisé et divisé, et malgré ce résultat retentissant, le processus constitutionnel n’a pas réussi à canaliser les espoirs de rédaction d’une nouvelle Constitution pour tous ».

De manière générale, plusieurs responsables gouvernementaux reconnaissent que ce résultat apporte un peu d’air frais à un exécutif caractérisé, depuis ses débuts, par une faible capacité de changement et des réformes timides et contradictoires (avancées sur la gratuité des soins, la réduction du temps de travail et l’augmentation du salaire minimum)[4].

Ce qui marque surtout chez Boric, c’est son manque de volonté, même minimale, d’affronter les secteurs dominants et patronaux et d’essayer de mobiliser les secteurs populaires « par en bas », alors qu’en dehors du PC, il n’a pas de liens réels avec la classe ouvrière et les secteurs subalternes. Minoritaire au Parlement, enfermé dans une logique parlementaire et de gestion de l’appareil d’État, n’ayant pas réussi à imposer sa réforme fiscale, Gabriel Boric est de plus en plus dépendant du Parti socialiste et de ses alliés de « l’extrême-centre » (piliers du néolibéralisme depuis 1990), entrés en force à La Moneda (le palais présidentiel) et incarnés par la ministre de l’Intérieur, Carolina Tohá.

Embourbé dans une affaire de corruption (Caso Convenios) qui touche des proches du président, confronté à un bombardement systématique et terriblement efficace des monopoles médiatiques capitalistes qui ont focalisé les débats publics sur le narcotrafic, l’insécurité et le rejet des migrant.es, le gouvernement subit l’agenda politique dicté par les droites, plutôt qu’il ne l’impulse.

Dans cette lignée, et malgré la protestation de nombreux militant.es de gauche qui le soutiennent ou la critique de dirigeants comme le maire communiste de Recoleta Daniel Jadue, le gouvernement a continué à militariser le territoire mapuche connu sous le nom de Wallmapu, à défendre les carabiniers et la large impunité des responsables de la répression d’octobre 2019 ou encore il a proposé des lois qui criminalisent les luttes pour le droit au logement. La présence de quelques personnalités de gauche comme la ministre et porte-parole de l’exécutif Camila Vallejo (toujours populaire selon les sondages), ne change rien à cette orientation générale, qui génère également une grande démobilisation ou désillusion dans la base du Frente Amplio et du PC.

Les élections de dimanche marquent indéniablement la fin d’un moment politico-électoral, mais peut-être plus largement d’un cycle politique. Comme suggéré plus haut, des éléments paradoxaux de continuité peuvent être discernés au cœur de ces deux référendums, et même dans le sillage de la rébellion d’octobre 2029[5] : clairement, la crise d’hégémonie, le rejet de la « caste » politique et l’insatisfaction massive face à l’absence de solutions aux principales demandes populaires sont toujours d’actualité, sous des formes et avec des orientations stratégiques différentes, et y compris sous des formes contradictoires. (…)

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Chili. «Aucun des deux projets constitutionnels n’a interprété les besoins du peuple» (Entretien avec Michelle Hafemann par Cristian González Farfán / Brecha / Traduction par À l’Encontre)

Comme presque jamais auparavant au Chili après une votation ou élection, la célèbre Plaza de la Dignidad, point central des manifestations politiques et sportives, était vide une fois connus les résultats du plébiscite constitutionnel du dimanche 17 décembre. La victoire de l’option contre (55,76% contre 44,24%) le projet de Constitution présenté par le Conseil constitutionnel – composé principalement de membres du Parti républicain d’extrême droite – n’a provoqué dans aucun secteur politique des célébrations massives.

C’est plutôt la prudence et la modération qui ont prévalu face au deuxième processus constitutionnel qui s’achève sans nouvelle Constitution pour le pays. Le premier processus – mené par une Convention constitutionnelle paritaire et avec la participation des mouvements sociaux et des peuples indigènes – fut rejeté à une écrasante majorité le 4 septembre 2022 (38,11% pour et 61,89% contre).


Le président Gabriel Boric, avant même le vote du dimanche 17 décembre, avait annoncé qu’il n’y aurait pas de troisième processus constituant au cours de son mandat, même si la coalition «En Contra» l’emportait. Ainsi, après un cycle de mobilisations qui a commencé avec la révolte sociale de 2019, la Constitution de 1980 reste en vigueur au Chili. Bien qu’elle ait été réformée à de nombreuses reprises, elle est désignée par ses détracteurs comme la mère de toutes les causes qui, il y a quatre ans, ont suscité la révolte de la société contre l’ensemble de l’establishment.

En même temps, le rejet du projet a été un coup dur pour le Parti républicain, dont les idées étaient incarnées dans le texte soumis au référendum. Il a été durement contesté pour ses idées conservatrices et «anti-droits» [sociaux et démocratiques], en particulier pour ce qui a trait aux droits des femmes [entre autres droit à l’avortement]. C’est pourquoi le thème qui a le plus circulé sur les réseaux sociaux après le vote était «nous n’avons rien gagné, mais nous étions sur le point de tout perdre». La politologue chilienne Michelle Hafemann, diplômée de l’Université du Chili et de l’Université Adolfo Ibáñez et membre du Réseau chilien des femmes politologues, s’est entretenue avec Brecha des résultats de dimanche et des projections que l’on peut faire à la lumière de ce nouveau processus constituant tronqué.

Leer en español : «Ninguno de los dos proyectos interpretó las necesidades de la gente» (Artículo para suscriptores)

Quand on examine la répartition des votes, on voit qu’il y a un pourcentage important de femmes de moins de trente-quatre ans qui auraient opté pour le contre. Nous ne pouvons pas savoir ce que ces femmes pensaient lorsqu’elles ont voté, mais nous pouvons supposer que c’est parce que le projet était très conservateur pour ce qui relève des droits des femmes. Le contenu a fait l’objet de nombreuses critiques, car il affirmait protéger la vie des enfants à naître, ce qui ouvrait la porte au démantèlement de la politique publique en matière d’avortement. Le projet impliquait un grand pas en arrière en termes de démocratie paritaire [l’Assemblée constituante avait été élue sur une base paritaire en mai 2021]. Or, bien que l’élection des membres du Conseil constitutionnel [en mai 2023] se soit déroulée selon des règles paritaires, ni le projet du Comité d’experts (un avant-projet qui a été présenté au Conseil constitutionnel), ni le projet de la nouvelle Constitution ne contenaient le mot parité. La macro-analyse réaffirme l’idée que le système des partis politiques interprète mal les aspirations de la population. Le premier processus constitutionnel était très à gauche et a été rejeté, et maintenant il y en a un qui était très à droite et qui a également été rejeté. Cela me fait dire qu’aucun des deux projets n’a réussi à interpréter ou à proposer un texte de charte fondamentale répondant aux besoins du peuple.

C’est difficile à prévoir. Il y a des analystes qui affirment que dans la mesure où la Constitution n’a pas été approuvée – ce qui était l’objectif de ce cycle de mobilisations – alors nous allons avoir une nouvelle explosion (socio-politique). Or, en 2006, lorsque les mouvements sociaux ont repris vigueur au Chili, nous entrions dans des cycles constants de protestations. La mobilisation citoyenne est comme une vague. Et maintenant, nous sommes dans le creux. Il n’y a pas de mobilisations socio-politiques, mais cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas y en avoir à nouveau. Il y a des gens qui, tout en soutenant les revendications, ont tendance à prendre leurs distances lorsque les manifestations deviennent violentes. Mais les mouvements sociaux connaissent des cycles. Le mouvement féministe existe depuis un siècle, et il est périodiquement en activité ou en repli.

L’un des phénomènes les plus intéressants de ce processus est la dynamique qui s’est créée entre la droite chilienne conventionnelle (Chile Vamos – coalition née en 2015 réunissant l’Union Democratica Independiente-UDI, Renovacion Nacional, Partido Regionalist Independiente Democrata, etc.) et l’extrême droite (Parti républicain et autres secteurs non institutionnalisés). Il y a eu une dynamique de collaboration au sein du Conseil constitutionnel et maintenant nous assistons à un affrontement entre les deux orientations. Les Républicains ont commis l’erreur de tomber dans l’hubris qu’ont produit les résultats électoraux. Ils ont interprété les 34% obtenus lors de l’élection des membres du Conseil constitutionnel comme signifiant que 34% de la population soutenait leurs idées. Mais ils ont négligé d’étudier une variable importante: le contexte. Le contexte dans lequel le Conseil constitutionnel a été élu était celui d’un discrédit du processus constituant précédent, qui était «refondateur». Mais ils n’ont pas interprété ce contexte. Ils ont cru que 34% soutenaient leur programme, leur position sur le genre, le modèle économique et de société, parce qu’ils plaçaient la famille comme élément de base de la société. Ils se sont trompés. Ils ont été emballés par les résultats des élections de mai 2023.

En revanche, je crois que ce qui va suivre sera décisif pour les élections municipales [octobre 2024] et présidentielles [novembre 2025]. Le Parti républicain reproche à Chile Vamos d’avoir dû céder sur des points lors du début au sein du Conseil constitutionnel. Il faut maintenant voir si la droite, en tant que force politique d’opposition, sera capable de surmonter ces différences. Il est clair que ces droites ont plus d’options si elles s’unissent que si elles se séparent. En tout cas, il est impressionnant de voir un parti de la droite classique, comme l’Union démocratique indépendante (UDI), qui avait pris ses distances avec la question de la famille, entrer dans une dynamique qui va jusqu’à donner raison à la dictature. Nous verrons maintenant si l’UDI revient à la modération programmatique de ces dernières années ou si elle se déplace stratégiquement vers l’extrême pour affronter les élections présidentielles.

Oui. Mais je ne sais pas si ce sera en relation avec les élections présidentielles. Je pense toutefois que oui, parce que le meilleur scénario pour Kast aurait été de gagner ce processus maintenant et d’affronter les élections de la même manière. Mais au cours de ce processus constitutionnel, le parti s’est effrité. Certaines personnes se sont montrées plus à droite que les Républicains. Et Kast, en tant que leader, n’a pas été en mesure de regrouper ses élus  derrière l’option A Favor (oui au projet). Des membres de son parti l’ont forcé à traiter avec Chile Vamos et que sans cela il ferait le jeu de la gauche. De toute évidence, Kast a été affaibli politiquement et cette défaite électorale est un coup dur pour lui. (…)

(…) Lire la suite de l’entretien ici


Pour rappel, voir :
Chili : «Le meilleur antidote contre l’extrême droite reste une remontée des luttes sociales» (entretien avec Franck Gaudichaud par Guy Zurkinden – Le Courrier de Genève) (19 décembre 2023)
Le Chili rejette par référendum le deuxième projet de nouvelle Constitution (revue de presse) (18 décembre 2023)
Au Chili, l’ultra-droite accouche de son projet de Constitution (Luis Reygada / L’Humanité) (11 novembre 2023)