Le Chili, d’un octobre à l’autre (Luis Thielemann Hernández – Jacobin América Latina / Contretemps)
Le peuple chilien a massivement soutenu le « oui » (Apruebo) à une nouvelle Constitution et à une « convention constitutionnelle » (assemblée constituante sous certaines conditions), lors du plébiscite du dimanche 25 Octobre 2020, une étape qui signe la fin de la Constitution édictée durant la dictature du général Pinochet. Les résultats, explique l’historien et éditeur de la revue de gauche « Rosa » Luis Thielemann, démontrent la volonté des classes populaires de réaliser leurs intérêts grâce à une politique plébéienne : votes et barricades.
Le Chili représente l’un des exemples les plus réussis du processus idéologique entrepris par le néolibéralisme triomphant des années 1990. Un processus qui, entre autres choses, a cherché à bannir la compréhension classiste des problèmes sociaux. Mais comme l’eau, la lutte des classes se fraye un chemin, s’imprègne de tout et s’expose dans toute son évidence. Il s’agit de la sincérité de la brutale inégalité du pays, de la façon dont l’agonie de la majorité appauvrie paie la bombance et le luxe de la minorité la plus riche, et du fait que cela a été appelé le « miracle chilien » et vendu comme un modèle de réussite. Mais tant va la cruche des exploiteurs à l’eau patiente qu’elle finit par s’énerver, se politiser et briser n’importe quel récipient de son propre esclavage ultramoderne.
L’une des communes les plus peuplées et aussi les plus pauvres de Santiago, Puente Alto, est gouvernée depuis deux décennies par un secteur turbulent de la droite chilienne. De 2000 à 2012, son maire était Manuel José Ossandón Irarrázaval, deux noms de famille qui dénotent la lignée oligarchique de l’actuel sénateur du district de Santiago Oriente, où se trouve Puente Alto. Depuis 2012, le maire de la commune est son dauphin, le dirigeant de droite Germán Codina. En 2016, Codina a été réélu au conseil municipal avec 81% des voix. Mais un an plus tard, en 2017, dans la même commune, la candidate présidentielle du Frente Amplio, une coalition électorale à la gauche de celle qui était alors la présidente Bachelet qui sera battue par Piñera, obtint pour la première fois la majorité, avec 31% des voix.
Lors du plébiscite du dimanche 25 octobre 2020 à Puente Alto, trois fois plus de personnes ont voté par rapport à 2016 ; on a également dénombré un peu plus d’un tiers du total des voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Sur ce vote massif, une écrasante majorité de 88% a voté en faveur de la modification de la Constitution de Pinochet de 1980. Le chiffre de « l’approbation » (« El Apruebo ») à Puente Alto est trois fois supérieur à celui obtenu par Codina en 2016, et aussi à celui obtenu par Piñera lors du second tour de la présidentielle de janvier 2018.
Ce qui s’est passé à Puente Alto est similaire à ce qui s’est passé dans des endroits comme La Pintana ou El Bosque, également des communes pauvres du sud de Santiago, où la participation électorale a considérablement augmenté, et où l’« approbation » a également dépassé 85 % du total des votes. En rupture avec les comportements électoraux traditionnels dans les quartiers les plus pauvres des grandes villes du Chili, la mobilisation électorale du 25 Octobre s’est exprimée clairement en faveur d’un changement constitutionnel et d’une intention de continuer sur le plan politique l’offensive populaire initiée par la révolte d’octobre 2019 dont les bastions se trouvaient précisément dans ces quartiers.
La tentative du président Piñera de réécrire l’histoire en prétendant que le plébiscite était l’alternative qu’il avait lui-même proposée aux partis politiques en novembre 2019 face à la révolte dans la rue qui menaçait de le virer du pouvoir (un scénario qui a eu un étrange écho auprès de certains partis de gauche) a clairement échoué. L’insignifiance politique de Piñera et son illégitimité parmi les masses ont enlevé toute crédibilité à ses propos. Il n’a pas non plus réussi à regagner le respect de la population (durant neuf mois sur douze de l’année écoulée le Chili a vécu sous un état d’exception qui est toujours en vigueur), et cela n’a fait qu’intérioriser l’idée majoritaire que la révolte et le plébiscite sont tous deux dirigés contre son gouvernement.
En outre, le caractère manifestement classiste du vote « J’approuve » et sa force dans les quartiers les plus rebelles en 2019, parmi les corps encore troués par les balles de la police, ainsi que le souvenir de la déclaration de guerre du président aux manifestations, ont détruit toute possibilité de prendre au sérieux l’histoire d’un Piñera républicain en octobre 2019. Pour la plupart des chiliens, le plébiscite a été une victoire obtenus grâce aux combats de rue de l’année dernière. Ils n’étaient pas prêts à renoncer à la possibilité d’obtenir ce qui n’était jusqu’à la date du 25 octobre qu’une victoire symbolique d’une révolte très coûteuse en termes de vies et de stabilité. Il fallait officialiser la défaite de Piñera et de l’ordre social et politique de la Transition issu d’un pacte avec la Dictature, et c’est ce qui s’est passé.
Le « rejet »
Les résultats du camp perdant – le « rejet » au changement constitutionnel – (« El Rechazo ») permettent également de tirer quelques conclusions sur la force du mouvement populaire à l’offensive depuis octobre dernier. Les seuls endroits où le « Rejet » a gagné, outre la base militaire en Antarctique et une petite ville du nord à la frontière avec la Bolivie, ont été les trois communes les plus riches de Santiago : Vitacura, Lo Barnechea et Las Condes. Dans ces endroits, ainsi que dans la plupart des circonscriptions historiquement conservatrices, la participation électorale a diminué ou est restée la même que ces dernières années.
Là où la révolte ne fut pas importante et ne mobilisa pas de larges secteurs de la population, comme dans les zones rurales ou les petites villes du sud du pays (en particulier dans La Araucanía), la participation électorale fut bien inférieure aux dernières élections et, bien qu’il s’agisse de zones historiquement de droite, l’ »Apruebo » a gagné. Bien qu’il soit risqué de tirer des conclusions sur la base des données disponibles sans expertise électorale, on note que les secteurs votant pour les conservateurs se sont notoirement démobilisés, et il est probable qu’ils ont connu une très forte démoralisation dans les jours précédant le plébiscite. Cela était manifeste dans le discours du gouvernement et des différents porte-parole de campagne du « Rejet », appelant désespérément leurs bases à voter. (…)
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Ce texte est paru dans la revue « Jacobin América Latina » (https://jacobinlat.com), traduit de l’espagnol (chilien) par Christian Dubucq.
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