Introduction générale au livre de Pierre Salama : Contagion virale, contagion économique, risques politiques en Amérique latine (Entre les lignes, entre les mots)

Le site Entre les lignes entre les mots publie avec l’autorisation de Pierre Salama, l’introduction de son dernier ouvrage consacré aux conséquences de la pandémie de Covid 19 en Amérique Latine.

“La pandémie est en cours en Amérique latine, peut-être sera-t-elle terminée au moment où vous lirez ces lignes, je l’espère. Au moment où j’écris ce livre, elle parait loin de l’être et son pic ne semble pas encore atteint au Pérou, au Mexique, au Brésil, déjà fortement impactés. On pourrait se demander pourquoi ne pas attendre avant d’écrire ce livre et quelques-uns de mes amis m’ont posé cette question. Un peu périlleux de se lancer dans cette analyse alors que l’Histoire n’est pas encore écrite. Il est toujours plus facile de la raconter une fois qu’on la connait. En ce qui me concerne, je suis de ceux qui ne pense pas que l’Histoire suit un chemin inéluctable, il y a des bifurcations d’ordres économiques et ou politiques toujours possibles et je préfère me situer avant, au risque de me tromper, plutôt qu’après, fût-ce pour pouvoir influencer son cours. Paraphrasant Marx : « les Hommes font librement leur Histoire mais dans des conditions qui ne sont pas librement décidées par eux ». Autrement dit, il y a de la marge entre l’idéalisme et le déterminisme. L’Histoire qui se fait est à la fois le produit de cet idéalisme des Hommes, de leur volonté et du déterminisme des lois économiques. On ne peut ignorer ni l’un ni l’autre sauf à sombre dans le pur idéalisme ou bien dans le déterminisme vulgaire. C’est cette marge qui m’intéresse, elle est passionnante et surtout peut être utile à ceux qui pensent qu’à partir d’une analyse approfondie on peut soit agir sur le cours des événements, soit se préparer à affronter une répétition de la pandémie ou bien l’apparition d’un nouveau virus.

Pourquoi ce sujet, pourquoi la pandémie ? Parce qu’aucun économiste, aucun sociologue n’avait prévu qu’elle pouvait avoir un tel effet sur l’économie, sur la société. Certes des virologues, épidémiologistes et quelques rares personnalités avaient souligné le risque, mais encore une fois personne, moi y compris, n’avait pensé qu’une pandémie pouvait paralyser à ce point l’économie mondiale.

La pandémie a agi comme un révélateur des fragilités d’un système. L’ensemble des fragilités, des dépendances nouvelles, était en pointillé avec l’hyper-globalisation. Ce n’est pas la mondialisation qui a produit la pandémie, encore qu’elle y ait participé par les souffrances faites à la Nature et l’apparition de nouveaux virus. Les pandémies existaient avant la mondialisation. Mais cette dernière a été un véhicule très important à la diffusion du virus et à la contagion. Avec la pandémie, et sa diffusion au niveau mondial, les fragilités, les vulnérabilités intrinsèques à l’hyper-globalisation ont émergé. Les conséquences de la contagion en termes de souveraineté sur certaines productions essentielles comme la production de médicaments, mais aussi celle de l’industrie automobile devenue impossible, non pas faute de demande suffisante, mais d’impossibilité de réaliser les offres …se sont imposées comme des évidences. Ce que n’avaient pas réussi à obtenir des mobilisations pour une alter mondialisation contre la mondialisation sauvage, la pandémie le faisait… Certes, depuis la crise financière de 2008-2009, l’élection de Trump à la présidence de la république, la crainte de voir la montée en puissance de la Chine, des freins à l’essor à l’hyper-globalisation se mettaient en place. La fragmentation des territoires au sein des Nations, entre ceux qui perdent et ceux qui gagnent, avec la désindustrialisation plus ou moins prononcée ici ou là, la précarité et les nouvelles formes d’organisation du travail, le chômage dans certains pays, la crainte d’un futur plus ou moins cauchemardesque, ont légitimé des mesures protectionnistes, favorisé des relocalisations encore timides et permis que l’hyper-globalisation redevienne une globalisation des échanges, freinant ainsi la montée en puissance de la Chine surtout sur les nouvelles technologies. Révélatrice des fragilités du système mais aussi des conséquences socio-économiques, des périls sur la démocratie aux Etats-Unis, dans quelques pays européens, la pandémie est également révélatrice de l’extrême fragilité des économies latino-américaines et de la solidité de leur système politiques.

Le virus SARS-CoV-2 a agi sur un « corps déjà malade » en Amérique latine. Déjà malade ? La réponse est malheureusement positive. Depuis la fin des années 1980, la fameuse « décennie perdue » pour l’Amérique latine, le taux de croissance du PIB par tête en moyenne est plus que modeste, il est le plus souvent inférieur à 1%. Alors que nombre d’économies asiatiques connaissaient leur « miracle » économique avec l’aide d’un Etat développeur ces quarante dernières années, une tendance à la stagnation économique prenait racine en Amérique latine, contrastant avec les années de forte croissance de l’après-guerre aux années 1970. On pourrait penser que ce n’est pas important, qu’après tout que ce serait une forme de décroissance bénéfique pour l’environnement, mais ce serait oublier qu’avec une croissance de 1% il faut à peu près soixante-dix ans pour que le revenu par tête double et de toutes les manières, même avec une croissance si modérée, les dégâts sur la Nature et sur les Hommes par contrecoup ont été considérables. C’est dire qu’avec un tel taux, la mobilité sociale devient quasi-impossible. Un individu né pauvre ne peut se déraciner de cette condition que s’il devient un excellent footballeur, un très bon chanteur, un homme politique n’hésitant pas à flirter avec la corruption, un membre de la mafia mais encore faut-il qu’il soit excellent pour ne pas tomber sous les balles d’adversaires ou de la police, l’espérance de vie étant en général courte. D’autres possibilités existent certes de quitter la pauvreté : celles de redistribuer les richesses ou /et d’avoir un taux de croissance élevé et durable. Cette dernière n’a pas été possible : des causes structurelles freinant la croissance. Reste la redistribution des revenus en faveur des pauvres, et au détriment non pas tant des riches mais d’une fraction des classes moyennes. Ce fut fait dans les dix premières années des années 2000 par quelques gouvernements progressistes, mais cette politique a rencontré des obstacles d’ordre politiques et après l’onde de gauche est arrivée une onde de droite dans nombre de pays à laquelle ont succédé peu avant l’apparition du virus, des mouvements sociaux importants laissant présager un retour du progressisme dans plusieurs pays latino-américains.

Mais pourquoi cette faible croissance ? Pour plusieurs raisons liées à l’Histoire que nous avons nommées les huit plaies de l’Amérique latine et dont il est si difficile de se débarrasser : des inégalités de revenus et de patrimoines parmi les plus importantes du monde, une informalité du travail absolument considérable, une contrainte externe particulièrement élevée dans quelques pays qui provoque des irrégularités de croissance de type stop and go, une ouverture aux mouvements de capitaux bien plus importantes que celle des échanges de marchandises, une désindustrialisation dite précoce couplée d’un reprimarisation des exportations , un niveau de violence considérable. Chacune de ces plaies a sa responsabilité particulière, différente selon les pays. Le résultat est que le virus agit sur un corps malade, peu apte à réagir avec force et produisant un cortège de morts impressionnant.” (…)

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Voir également cet article du même auteur publié par Attac en juin 2020 Contagion virale, contagion économique, risques politiques en Amérique latine