En Colombie, garantir le droit à la vie (Ruth Rojas et Laurent Perpigna Iban / Ballast)
En septembre 2016, les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) signaient un accord de paix historique avec le pouvoir colombien. Le mouvement de guérilla, fondé dans les années 1960 sur des bases marxistes-léninistes, acceptait de rendre les armes et de muer en un parti politique légaliste. L’élection, deux ans plus tard, du très droitier Iván Duque change la donne : le président, appuyé par les milieux d’affaires, n’entend pas respecter l’ensemble de l’accord supervisé par son prédécesseur. Les assassinats ciblés se multiplient, frappant tout à la fois les leaders des mouvements sociaux, les syndicalistes, les indigènes, les défenseurs des droits humains ou encore les écologistes. Le mois dernier, dans la capitale du pays, des milliers de Colombiens ont défilé pour exiger de l’État qu’il mette fin à ces exécutions. Explications.
Lundi 19 octobre 2020 : près de 7 000 indigènes colombiens débarquaient à Bogotá ; le lendemain, plusieurs groupes d’anciens guérilleros des FARC-EP [Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple] entamaient eux aussi une « marche pour la vie » vers la capitale. Leur demande est sensiblement la même : que l’État colombien prenne enfin des mesures radicales afin que cessent les assassinats ciblés qui visent leurs communautés. Des mobilisations qui témoignent de l’urgence : chaque jour, ou presque, une nouvelle page du drame colombien s’écrit dans l’indifférence quasi générale. Avec 68 massacres — soit 268 vies ôtées — comptabilisés entre le 1er janvier et le 24 octobre, 2020 s’annonce d’ores et déjà comme une année noire.
Pourtant, après la signature en novembre 2016 des accords de paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC-EP — mettant fin à plus d’un demi-siècle de guerre —, l’espoir semblait submerger le pays. Un optimisme de courte durée. En mai 2018, le très conservateur Iván Duque était élu à la tête de la Colombie, sur un programme résolument hostile auxdits accords. Depuis, les feuilles de routes sont paralysées, et la violence a repris de plus belle. Si le nouveau président impute volontiers la responsabilité de ces drames à des franges dissidentes de la guérilla, ce sont en réalité, bien davantage, des groupes paramilitaires — au service ou avec la complicité de l’État — et des bandes criminelles qui sèment la terreur dans le pays. Les assassinats de leaders sociaux et d’anciens guérilleros sont désormais presque quotidiens, chacun d’entre eux éloignant un peu plus la Colombie d’une paix juste et durable.
Les racines du mal
« Les champs ne sont pas seulement un foyer de pauvreté : ce sont également des foyers de rébellion », soulignait l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano. Des mots qui hantent les mémoires, à l’heure d’appréhender la question qui nous occupe ici. C’est que, depuis le XIXe siècle, la division politique entre libéraux et conservateurs a donné naissance à une oligarchie latifundiste, laquelle, en plus de concentrer la propriété des terres et d’exclure tout scénario de participation politique, a largement eu recours à la violence afin de satisfaire ses objectifs. Le sentiment d’oppression ressenti par les déshérités n’est pas resté sans réponse : au cours du XXe siècle, de nombreuses révoltes paysannes et indigènes éclatent dans le pays. En 1964, elles se concrétisent par la création des Forces armées révolutionnaires (FARC-EP), une organisation alimentée par les guérillas paysannes des années 1950 ; d’autres groupes vont suivre, à l’instar de l’Armée de libération nationale (ELN, 1964) et de l’Armée populaire de libération (EPL, 1967).
En réponse aux intenses protestations sociales menées par le mouvement ouvrier durant les années 1970, l’État colombien adopte une politique de défense nationale. Dans un contexte de guerre froide, celle-ci entend surtout lutter contre le communisme ; elle aboutit à la création de groupes paramilitaires, en relation croissante avec des groupes de narcotrafiquants. Au début des années 1980, un processus de négociation avec les guérillas est néanmoins envisagé. Un premier accord, signé avec les FARC-EP ainsi que des secteurs d’autres guérillas, aboutit à la naissance du parti politique Union patriotique. Sa légitimité est totale, à gauche : formé, notamment, par d’anciens combattants des FARC-EP et des membres du Parti communiste, on le tient dès lors pour le parti d’opposition le plus représentatif. Une dynamique que les groupes paramilitaires — parrainés par des groupes politiques traditionnels, des trafiquants de drogue et des chefs militaires — ne tardent à faire voler en éclats. Cette volonté des FARC-EP de participer à la vie politique colombienne va se conclure par ce que la Commission interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) qualifiera de « génocide » : entre 1984 et 2002, plus de 4 000 personnes sont tuées, portées disparues ou enlevées, ceci en raison de leur appartenance à l’Union patriotique. La responsabilité de cet épisode sanglant n’incombe pas seulement aux groupes paramilitaires : le CIDH mettra en évidence la responsabilité de l’État comme de ses forces armées. (…)
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