🇨🇴 Colombie. Un an après la mort de Rafael Moreno, le “Projet Rafael” se poursuit (Pascale Mariani / France 24 / Forbidden Stories)
Dans le cadre du “Projet Rafael”, France 24 s’est associé à une trentaine de médias coordonnés par l’organisation Forbidden Stories pour poursuivre les enquêtes du journaliste colombien Rafael Moreno, assassiné le 16 octobre 2022. Le 18 avril, les premiers résultats de cette enquête internationale étaient publiés, mettant au jour un vaste système de corruption et de clientélisme dans le département de Cordoba. Un an après qu’un tueur à gages a réduit au silence le journaliste, la région est toujours en proie à la violence.
Un an après l’assassinat du journaliste Rafael Moreno, la campagne électorale bat son plein à Puerto Libertador. Comme le reste de la Colombie, dans la petite ville du département de Córdoba où résidait le journaliste avec sa famille, les habitants éliront le 29 octobre leurs conseillers municipaux, leur maire et leur gouverneur.
D’ordinaire, les élections locales ont un air de fête. Les portraits des candidats souriants ornent les rues ; des haut-parleurs vocifèrent des airs de vallenato mêlés à des promesses de campagne ; les murs sont peints aux couleurs vives des partis. Cette fois, la campagne semble triste, sans éclat. “Les gens voteront sans enthousiasme”, déplore José Fernando Bula, le neveu de Rafael Moreno, lui-même candidat au conseil municipal. Depuis l’assassinat de son oncle journaliste, une chape de plomb semble s’être abattue sur le sud du département de Cordoba. Et comme à chaque élection, les clans politiques concentrent tous leurs efforts pour rafler une mairie – la poule aux œufs d’or qui permettra de répartir les contrats publics.
Omerta et lenteur de la justice
“Rafael manque à beaucoup de gens ici, à Puerto Libertador. Plus personne n’ose dénoncer les faits de corruption”, confie à France 24 Diana Moreno, l’une des quatre sœurs du journaliste assassiné. La peur et l’omerta règnent plus que jamais dans cette région contrôlée par le Clan del Golfo (“clan du golfe”), le premier cartel du pays.
“Pour ma famille, c’est tous les jours un martyre de se réveiller et de constater que le temps passe, et que la justice n’avance pas”, confie José Fernando Bula. L’enquête sur l’assassinat a été confiée à un procureur de Medellin, pour éviter les pressions locales. Malgré cela, en un an, il n’y a eu aucune arrestation dans cette affaire.
Pire, en cette période électorale, la famille de Rafael Moreno subit en boucle les chansons composées à la gloire d’Espedito Duque, diffusées par des haut-parleurs montés sur des véhicules sillonnant la ville. L’ancien maire de Puerto Libertador, à nouveau candidat, était la cible régulière des alertes du journaliste. Il accusait l’influent politique local de clientélisme et de corruption.
Rafael Moreno se présentait comme le “défenseur des ressources de la région”, une sorte de justicier local défendant l’argent public comme les richesses minières (or, charbon, nickel), exploitées par de grandes entreprises. Sa méthode était simple : examiner un à un les contrats publics locaux, publiés en Colombie sur Internet, et les confronter avec la réalité. Il se rendait sur le terrain pour mesurer l’avancement des travaux, parfois inachevés voire inexistants.
Issu d’une famille modeste, Rafael Moreno a d’abord été chercheur d’or avec son père. Il a ensuite travaillé comme journalier dans les champs de coca. En 2015, séduit par la politique, il rejoint l’équipe de campagne d’Espedito Duque, qui brigue la mairie de Puerto Libertador. Un homme du peuple, comme lui, qui est élu maire en 2016. Rafael Moreno est rapidement déçu par le personnage. Autodidacte, “Rafa”, comme l’appelaient ses amis, se fait alors journaliste d’investigation, diffusant ses enquêtes sur les réseaux sociaux. En 2017, il fonde son journal en ligne sur Facebook, “Voces de Córdoba” (“voix de Córdoba”). Mais cela ne suffit pas à nourrir sa famille.
Au moment de sa mort, il vient d’ouvrir un fast-food à Montelibano, à une demi-heure de route de Puerto Libertador. C’est dans cette ville commerçante, bouillonnante d’activité avec ses vitrines colorées et ses nuées de motos, qu’il est assassiné le 16 octobre 2022. Peu après 19 h, un homme entre dans l’arrière-salle du restaurant et tire à bout portant sur le journaliste, assis à son bureau. Rafael Moreno avait 37 ans.
La dernière enquête de Rafael Moreno
Les semaines précédant son assassinat, Rafael Moreno avait commencé à enquêter sur une affaire de carrières illégales à San José de Uré, au sud-est de Puerto Libertador. Il dénonçait un “crime environnemental” : l’extraction sauvage de sable et de pierres du lit d’une rivière. Selon lui, les matériaux prélevés illégalement étaient utilisées par certaines entreprises dans la construction de routes locales afin de réduire les coûts et d’augmenter leur marge.
Un an après l’assassinat de Rafael Moreno, Forbidden Stories et le média colombien Cuestion Publica ont repris la dernière investigation du journaliste. Des documents et témoignages exclusifs recueillis dans le cadre de cette nouvelle enquête ont permis de valider les hypothèses de Rafael Moreno et de remonter jusqu’à des personnalités politiques très influentes dans le département de Cordoba.
Impossible d’établir si cette dernière affaire, particulièrement brûlante, est celle qui lui a coûté la vie. Mais depuis l’assassinat de Rafael Moreno, des journalistes qui dans l’ombre menaient cette enquête avec lui ont dû renoncer après avoir reçu des menaces de plus en plus pressantes. L’un d’eux a dû s’exiler aux États-Unis. En mai, deux hommes ont fait irruption chez lui et lui ont lancé, le pointant avec un revolver : “Nous ne voulons pas d’un autre journaliste tué mais la prochaine fois que tu touches aux histoires de San José de Uré, tu es mort.”
Avant sa mort, Rafael Moreno continuait d’attaquer frontalement plusieurs clans politiques. Il pointait du doigt le clan Calle, du nom de Gabriel Calle, l’ex-maire de Montelibano. C’est sur un terrain appartenant à l’épouse de ce dernier qu’il avait dénoncé le saccage d’une rivière pour en extraire illégalement le sable, à San José de Uré. Contacté par le consortium, le patriarche du clan Calle a contesté toute responsabilité dans cette affaire.
Dans sa ville de Puerto Libertador, Rafael Moreno n’avait de cesse de confronter Espedito Duque et ses proches, pour des malversations. Il avait accusé un juge local de collusion pour avoir étouffé une affaire de viol dans laquelle était impliqué l’un des fils d’Espedito Duque. Dans ses directs sur Facebook, il dénonçait sans relâche l’administration municipale d’Eder Soto, successeur et proche d’Espedito Duque.
Le Clan du Golfe, maître de la région
Des menaces de mort lui parvenaient régulièrement : par lettre, par SMS ou par l’intermédiaire d’inconnus dans la rue. Pour un de ses amis proches, qui souhaite garder l’anonymat, “lors de ses interventions publiques, Rafael disait plus ou moins d’où venaient ces menaces. Pour lui, elles venaient des clans politiques. Il ne se sentait pas menacé par le Clan du Golfe.”
“Ils sont en train de piller la municipalité”, s’emportait Rafael Moreno dans une vidéo publiée sur Facebook trois mois avant sa mort. “Le stade de Puerto Libertador a littéralement été volé. Tout le monde la ferme, par peur. Parce qu’(ici), on ne peut soi-disant rien dire, sinon on se met les paramilitaires à dos et parce que soi-disant les paramilitaires tirent profit de l’extorsion.” Il montrait alors une balle de revolver trouvée sur sa moto quelques jours auparavant, avec une lettre de menaces. “Ces menaces ne viennent pas des paramilitaires, mais des politicards ! Les paramilitaires ne menacent pas de cette façon”, tranchait le journaliste.
Pourtant, selon une source proche de l’enquête, le tueur de Rafael Moreno, non encore identifié, appartiendrait au Clan du Golfe. On murmure dans le département de Cordoba que personne n’y est assassiné sans l’accord de la toute-puissante organisation criminelle. “Dès que quelqu’un met un pied dans la région, il est tout de suite repéré”, explique un défenseur des droits humains. Comme la plupart de nos sources, cet homme souhaite rester anonyme par crainte pour sa vie. D’après lui, “ils ont des gens qui travaillent pour eux à tous les coins de rue, sur toutes les routes. Rien ni personne n’échappe à leur contrôle.” Mais depuis la capture de son fondateur Otoniel, le Clan du Golfe est divisé. Selon plusieurs sources, le tueur pourrait avoir agi à l’insu d’une partie du clan. Le mystère autour de l’assassinat de Rafael Moreno reste entier. (…)
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Pour rappel, voir Colombie: le projet Rafael (une enquête du consortium international de journalisme d’investigation Forbidden Stories / RFI / France 24) (avril 2023)