Lettre à Cléone, depuis le Chiapas (Jérôme Baschet / Cerveaux non disponibles)
Je vous écris depuis le Chiapas, au moment où s’achève un mois de décembre d’intenses activités zapatistes. Je devrais, en tout premier lieu, mentionner la Rencontre internationale des femmes qui luttent, qui s’est tenue dans le caracol de Morelia. Mais, à quoi bon ?, je suis certain que vous y avez pris part ; et de plus, moi, je n’y étais pas, puisque la gent masculine, héritière – consentante, ou bien malgré elle – de millénaires de domination patriarcale, n’y avait pas été conviée. Peut-être est-ce vous qui nous la raconterez un jour…
On peut quand même évoquer la forte impression d’une rencontre organisée de Z à A par les femmes zapatistes, qui a réuni près de 4000 personnes, venues de 47 pays des cinq continents. Et en particulier, la puissance émotive de cette inauguration au cours de laquelle les femmes réservistes de l’armée zapatiste vinrent former plusieurs cercles concentriques autour d’une fillette indienne, pour la protéger de leurs arcs tendus. Comme l’expliqua la commandante Amada, « notre devoir comme femmes que nous sommes, comme femmes qui luttent, est de nous protéger et de nous défendre. Et plus encore, s’il s’agit d’une petite fille. Nous devons la protéger et la défendre avec tout ce que nous avons. Et si nous n’avons rien, avec des bâtons et des pierres. Et si nous n’avons ni bâton ni pierre, alors avec notre corps… Les choses sont ainsi, il nous faut vivre à la défensive, et enseigner à nos filles à grandir à la défensive. Et cela, jusqu’à ce qu’elles puissent naître et grandir sans crainte. Nous, comme femmes zapatistes, nous pensons qu’il est préférable, pour y parvenir, d’être organisées. Nous savons que certaines pensent qu’on peut aussi y parvenir de manière individuelle, mais nous, comme zapatistes que nous sommes, nous le faisons de manière organisée ». Il y a peu, les zapatistes avaient dit déjà que leur lutte ne prendra fin que le jour où ce calvaire féminin de devoir grandir et vivre dans la peur sera entièrement éradiqué.
Mais tout cela, vous le savez bien, chère Cléone, et jusque dans votre chair, je crois. D’ailleurs, ces regards qui brillent de tendre fureur derrière les passe-montagnes, ce sont ceux de vos sœurs, n’est-ce pas ? N’oublions pas que les zapatistes sont depuis longtemps passés maîtres dans l’art de donner corps au moi collectif de celles et ceux qui luttent. Déjà, en 1996, lors de la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme (rappelez-vous : c’était avant Seattle, au temps du triomphe encore incontesté de la pensée unique néolibérale), ils en accueillirent les participants par ces mots : « detrás de nosotros, estamos ustedes ». Derrière nous, derrière nos passe-montagnes, il y a vous. « Derrière nos passe-montagnes, il y a le visage de toutes les femmes exclues. De tous les indiens oubliés. De tous les homosexuels persécutés. De tous les jeunes méprisés. De tous les migrants maltraités. De tous les prisonniers pour leur parole ou leur pensée. De tous les travailleurs humiliés. De tous les morts d’oubli. De tous les hommes et femmes simples et ordinaires qui ne comptent pas, qui ne sont pas vus, qui ne sont pas nommés, qui n’ont pas de lendemain ». Les douleurs et les rages partagées tissent un pacte de reconnaissance qui déjoue l’enfermement dans les identités particulières. Le nous et le vous s’entrelacent, tout comme le je et le nous. La trop simple grammaire des trois personnes en perd son latin – et son cogito, par la même occasion. Je est un nous. Il y a nous, donc je est (…)
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