Après l’explosion sociale du 21 novembre, la Colombie n’est plus le même pays (Daniel Libreros Caicedo / À l’encontre)

Le 21 novembre, la Colombie a connu une explosion sociale sans précédent dans l’histoire du pays depuis le milieu du siècle dernier. Ce jour-là, le Commandement National de Grève [CNP en espagnol] a appelé à une marche de protestation contre les annonces de contre-réformes économiques régressives.

Le CNP est composé par les centrales syndicales [Central Unitaria de Trabajadores-CUT, Confederación General de Trabajadores-CGT, Confederación de Trabajadores de Colombia-CTC] et par des organisations d’étudiants, de paysans, d’Indiens, de retraités et de militants pour l’environnement qui, ces dernières années, avaient conduit la résistance de ces secteurs sociaux face aux politiques de l’État colombien.

L’appel aux mobilisations a été lancé par les centrales syndicales, répétant la configuration des années précédentes avec des marches habituelles à la fin de l’année afin de peser sur la négociation du salaire minimum avec le gouvernement qui, par obligation légale, doit les convoquer dans cette période. La capacité limitée de convocation des syndicats tient au faible taux de syndicalisation. Il ne représente que 4% du nombre total de salarié·e·s. Ce qui trouve son origine, en partie, dans la législation réactionnaire du travail et aussi par la criminalisation de la résistance syndicale [1]. En termes de structure interne, cette fragilité dans la capacité de «négociation sociale» renvoie à l’isolement résultant d’une forme d’organisation verticale et fermée. Ce qui, en termes de fonctionnement, implique des accords «au sommet» entre les directions syndicales bureaucratisées, les partis de gauche et la gauche sociale non partisane. En outre, leurs plateformes d’action sont réduites à la sphère des revendications les plus immédiates.

Tout laissait présager une manifestation de routine. Cependant, au cours des semaines précédant le 21 novembre (21N), les tensions sociales qui se sont manifestées ces derniers mois dans les quartiers, les universités, le secteur informel et les chômeurs, ont commencé à converger vers cette échéance fixée au 21 novembre. L’actualité internationale y a contribué: au même moment, le mouvement indigène équatorien a eu raison de la tentative d’imposer un plan d’ajustement et au Chili – pays emblématique du néolibéralisme latino-américain, montré en exemple par les technocrates – a éclaté une gigantesque explosion sociale qui tient encore en échec le gouvernement Piñera. Ensuite, «l’effet de contagion» a encouragé les désespérés de l’un des pays les plus inégaux de la région. L’exigence de plus grands sacrifices imposée à une population de plus en plus appauvrie s’est coagulée avec le mouvement d’indignation provoqué par la «routine» des assassinats quotidiens de dirigeants sociaux – sans que l’on en trouve les responsables – et avec la corruption pratiquée en toute complicité par les politiciens et les grands magnats afin de se partager le patrimoine public. Cela dans un contexte d’une justice muselée par les puissants et qui obéit au principe d’impunité.

Pour cette raison, le 21N a fini par devenir une mobilisation massive en incorporant de larges couches de la population qui sont descendues dans la rue pour protester contre les multiples formes d’oppression produites par l’ordre établi et le cynisme de ses représentants politiques. Pour la première fois depuis des décennies, les rues des grandes villes du pays ont vu défiler des millions de personnes malgré le chantage du gouvernement, malgré les proclamations de couvre-feu, malgré les perquisitions sélectives avant les manifestations, bref, malgré les menaces classiques de terrorisme d’État.

Les mobilisations du 21N ont eu le soutien nocturne sonore des cacelorazos dans les quartiers, un bruit complice des déclarations et proclamations lues dans la rue, confirmant ainsi l’énorme légitimité sociale de la grève. Les jours suivants, les marches et les cacelorazos se sont poursuivis dans les rues, les quartiers et sur les places, accompagnés par la présence de groupes musicaux et théâtraux. Un spectacle de joie collective, de combat et d’art de rue.

Le dimanche 8 décembre, quelque 300 000 personnes ont assisté au «concert de la grève» dans différents endroits du centre de Bogotá, auquel ont participé des orchestres de jeunes qui ont voulu manifester leur solidarité avec les manifestant·e·s. Lorsque les organisateurs ont demandé des autorisations pour réaliser la journée artistique, la mairie leur a proposé le seul Parc Simón Bolívar, un lieu dans la ville qui permet la concentration de milliers de personnes, conçu pour ce type de spectacles. Dès lors, les organisateurs ont rejeté l’offre en s’emparant des rues de la ville avec des scènes fixes ou installées sur des camions. Il s’agissait de prolonger la joie dans tout l’espace public, disaient-ils. Ils confirmaient de la sorte qu’existe un sentiment populaire de réappropriation de l’espace public, un sentiment accompagné de la conviction que le temps est venu d’abandonner la peur qui nous a condamnés, pendant des décennies, à en être exclus. Un sentiment de réappropriation qui s’exprime dans les conversations quotidiennes par cette formule symbolique: «Ce pays n’est plus le même après le 21N».

L’échec du gouvernement dans l’application d’une politique de «sécurité intérieure»

Historiquement, la principale justification des élites pour rendre illégale la résistance sociale était de présenter les opposants comme des collaborateurs de la guérilla au milieu de la guerre civile interne, qui a commencé vers le milieu du XXème siècle. Toute protestation de la part d’une partie de la population était considérée comme liée à la guérilla, ce qui servait de prétexte pour appliquer une législation exceptionnelle, pour arrêter les dirigeants et les poursuivre en justice (…)

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