De la diversité des migrations du corridor centraméricain (Lucie Laplace / Club Médiapart)


Depuis plus de quinze jours, deux faits illustrent la complexité des migrations contemporaines en Amérique centrale sur l’un des chemins les plus empruntés de la planète : l’avion de passager·es indien·nes à destination du Nicaragua intercepté à Varty et la caravane migrante qui traverse le Mexique.


La caravane, qui s’est formée le 24 décembre dans le sud du Mexique, s’était dispersée le 2 janvier. Au moins un millier de migrants ont repris lundi 8 janvier dans le sud du Mexique leur marche vers les États-Unis. KEYSTONE/AP/Edgar H. Clemente sda-ats

Alors que la France vient d’adopter une loi migratoire historiquement restrictive et que l’Union européenne discute également une loi embrassant une perspective sécuritaire et criminalisante des migrations, il est précieux de décentrer notre regard et de s’intéresser à l’une des routes migratoires les plus empruntées du monde : le corridor d’Amérique centrale. Ces dernières semaines, les médias français se sont penchés sur deux faits illustrant les dynamiques migratoires complexes qui traversent cette partie du monde : d’abord l’interception d’un avion parti de Dubaï (Émirats arabes unis) à destination de Managua (Nicaragua), rempli d’Indien-nes cherchant à rejoindre l’Amérique du Nord, à l’occasion d’un arrêt pour faire le plein d’essence, puis la caravane migrante d’environ 15 000 personnes provenant de 24 pays qui se recompose et traverse actuellement le Mexique à destination de la frontière avec les États-Unis.

Cet article donne à voir la complexité des migrations contemporaines qui traversent l’Amérique centrale, en s’intéressant en particulier à la diversification des profils des personnes migrantes qui empruntent ce corridor.

Les migrations centraméricaines en Amérique centrale et à destination principalement des États-Unis continuent d’être un phénomène notable, en augmentation dans la région[1]. Au-delà des enjeux spécifiques de l’évolution de la frontière entre les États-Unis et ses voisins mexicain et guatémaltèque, les guerres civiles de la région (Salvador, 1979-1992 ; Guatemala, 1960-1996 ; Nicaragua, 1960-1990) ont conduit à l’exil deux millions de personnes vers l’Amérique du Nord entre 1970 et 1990[2]. Dans le courant des années 1990, ces migrations centraméricaines se sont transformées en migration économique à cause de la pauvreté de ses pays au sortir des guerres. Avec l’expulsion des membres de gangs centraméricains des quartiers populaires étasuniens dans les années 1990, les réseaux criminels des maras se sont développés au Salvador, au Honduras et au Nicaragua (zone aussi appelée « Triangle nord ») sur le terreau de cette pauvreté, dans des contextes où les États n’ont pas le monopole de la violence physique légitime ni de la justice sur leur territoire, mais aussi face à des collusions politiques et une corruption endémique. Ces gangs et la faiblesse des États normalisent l’usage quotidien de la violence comme mode de gouvernement, en particulier auprès des classes populaires et contre les populations migrantes qui transitent, cibles particulièrement vulnérables[3]. En Amérique centrale, selon le CEPAL (2018) un-e habitant-e sur deux vit sous le seuil de pauvreté, tandis que l’insécurité, elle, concerne une personne sur cinq[4]. À cela s’ajoute également le changement climatique, cause de départ citée par une personne migrante centraméricaine sur trois. Il exacerbe les phénomènes climatiques déjà particulièrement présents dans la région (ouragans, inondations, sécheresses en particulier dans le Corridor sec qui s’étend du Costa Rica au Mexique), en cela renforce la vulnérabilité des populations qu’ils touchent régulièrement, mais aussi accroit les tensions foncières autour de l’accès aux bonnes terres agricoles. Ainsi la Banque mondiale estime qu’il y aura entre 1,4 et 4 millions de migrant-es climatiques en Amérique centrale d’ici 2050[5].

De plus en 2017, le retour au pouvoir de Daniel Ortega a transformé le Nicaragua en État autoritaire. Les violentes répressions d’avril 2018 (350 mort-es) sur de nombreux pans de la société civile (défenseur-es des droits humains, personnes mobilisées contre l’extractivisme, avocat-es, chercheurs et étudiants, etc.) ont poussé à l’exil des centaines de milliers d’opposant-es politiques, principalement vers les États-Unis (260 000 Nicaraguyen-nes auraient cherché à entrer par la frontière avec le Mexique en 2022) et le Costa Rica[6] (197 000 personnes entre 2018 et 2023)[7]. Cependant, Ortega se sert de l’arrivée de milliers de migrant-es au quotidien dans l’aéroport de Managua comme une arme diplomatique et financière contre les États-Unis et sa politique d’externalisation des frontières en Amérique centrale, en refusant de suivre les normes de cette gouvernance régionale promues par Washington[8].

Longtemps, ces migrations centraméricaines représentaient l’écrasante majorité du contingent des populations migrant-es en transit dans la région, et notamment au Mexique, dernière étape sur la route à destination des États-Unis.

À ces dynamiques migratoires centraméricaines se sont progressivement ajoutées celles d’Amérique du Sud et celles des Caraïbes. La situation politique, économique et les violences dans le pays de départ jouent un rôle déterminant. Celles-ci sont généralement qualifiées de « crise » auquel est de plus en plus souvent adjoint le qualificatif « d’humanitaire » ; ce qui rend parfois difficile la reconnaissance de l’asile pour ses ressortissant-es. Je présente ici les principales migrations de la région, à savoir les situations des migrant-es du Venezuela, d’Haïti et de Cuba. Dans les deux premiers cas, ces populations migrantes ont massivement pris les routes d’Amérique du Sud pour tenter d’avoir une vie meilleure et bien souvent d’envoyer de l’argent à leurs proches resté-es au pays. Face à la précarité de leur titre de séjour et à la dégradation de la situation économique des pays d’accueil avec la pandémie du Covid-19, nombre d’entre elles ont repris les routes, cette fois en direction du Nord et sont attirées par la stabilité du « rêve étasunien ». Les migrations vénézuéliennes et haïtiennes ont contribué significativement au développement de l’usage du passage du Darién, forêt de mangroves située entre la Colombie et le Panama, considéré actuellement comme l’une des zones de transit les plus meurtrières du monde. Pour Cuba, l’Amérique centrale reliée principalement par avion reste un point d’entrée de choix pour continuer à tenter de rejoindre les États-Unis. Ces trois migrations donnent à voir un panel large de causes de départ, de routes migratoires et d’obstacles qui configurent les routes empruntées par ces personnes à destination des États-Unis.

Depuis 1959, pour des raisons diplomatiques les États-Unis ont longtemps eu une politique migratoire différenciée envers les Cubain-es fuyant le régime castriste (la loi d’Ajustement cubaine de 1966 qui facilite leur naturalisation ; suivie de la loi « Pieds secs, pieds mouillés » de 1995-2017), un traitement dont les spécificités ont été remises en cause ces dernières années, jusqu’à devenir comparable à celui des autres demandes de la région d’Amérique latine et des Caraïbes[9]. Après le décès de Fidel Castro en novembre 2016, des espoirs de réformes s’étaient esquissés. Cependant, force est de constater qu’aucune réforme de taille n’a été entreprise pour améliorer significativement la vie de la population. Cuba demeure touchée par une crise économique forte. On parle également de risque d’insécurité alimentaire à venir. En 2022-2023, 500 000 Cubain-es ont émigré vers les États-Unis, soit 4% de la population de l’île. 36 000 Cubain-es ont demandé l’asile au Mexique durant ces deux dernières années. Au-delà de ces destinations phares, les Cubain-es migrent principalement vers le Brésil, la Russie et l’Uruguay. La migration par voie maritime a considérablement baissé, les États-Unis ayant procédé en 2023 à (seulement) 13 000 interpellations de boat-people cubain-es. L’avion semble désormais le moyen de transport le plus commun. En passant par l’Amérique du Sud, le Guayana est un pays de transit de choix vers l’Amérique centrale. En se rendant en Amérique centrale, le Nicaragua est une destination de transit prisée puisqu’il a supprimé leur besoin de visa en novembre 2021, conduisant au développement de ce que les critiques qualifient de « pont aérien », où 50 avions relient tous les mois les deux pays, permettant le transit de 100 000 Cubain-es qui poursuivent ensuite leur route vers le Nord. Ce traitement nicaraguayen contraste avec l’obligation de visa de transit pour les Cubain-es qui s’est développée ces dernières années dans les pays voisins. La migration cubaine actuelle est comparable à l’exode de Mariel des années 1980 et de l’exode maritime de 1994 réunis : les migrations cubaines sont actuellement dans une situation de croissance historique, qui doit continuer à être prise au sérieux[10].

Toujours dans les Caraïbes, les Haitïen-nes continuent de fuir leur pays où la situation reste désastreuse de tout point de vue, à la suite des tremblements de terre (2010, 2021) et des ouragans qui dévastent l’île, mais aussi de l’instabilité politique et économique, les violences de gangs, et l’assassinat du président Jovenel Moise en juillet 2021. Ces nombreux facteurs d’instabilité ont conduit à l’exode d’un-e Haïtien-ne sur cinq. Ces migrations se sont notamment tournées vers l’Amérique du Sud à la suite du séisme de 2010, notamment à destination du Chili[11], du Brésil[12] et du Venezuela (jusqu’en 2016)[13]. Dans les sociétés d’accueil latino-américaines, les Haïtien-nes doivent affronter un manque de travail et d’accès à un statut légal, dont l’accès est rendu plus difficile à cause de la barrière de la langue et du racisme structurel, ce qui les confinent à des espaces marginaux et rendent leurs vies d’autant plus précaires. À l’ouverture des frontières, longtemps fermées en raison des restrictions du Covid-19, cette population a repris les chemins de la migration. Depuis les autres pays de la région où elle migre de nouveau, cette fois à destination de l’Amérique du Nord[14], un phénomène qualifié de « re-migration ». Dans le même temps, les départs d’Haïti continuent. Face aux périls et reconduites à la frontière mexico-étasunienne les migrant-es haïtien-nes sont le groupe national déposant le plus de demandes d’asile au Mexique en 2023 (38 000 demandes, dont seulement 40% sont reconnues)[15]. (…)

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