🇵🇪 L’essor de l’extractivisme, moteur de la « recolonisation » du Pérou et de l’Amérique latine (Caroline Weill / Ritimo / fr.esp.)


Le processus colonial a toujours eu pour objectif premier d’extraire les richesses (or, argent) des territoires « découverts » par les Européens. Le cas de Potosí, dans l’actuelle Bolivie, en témoigne : des siècles de travail forcé dans les mines du Cerro Rico, une réorganisation sociale, économique et politique de toute la région andine pour faciliter cette exploitation et exporter l’argent qui allait servir à financer les guerres des monarchies européennes, une accumulation fondatrice du capitalisme naissant.

Femme d’une communauté andine à côté de la grille qui délimite la propriété de l’entreprise minière à Espinar, au sud des Andes péruviennes. Crédit : © Miguel Gutiérrez Chero

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Dans son magnum opus, Las venas abiertas de América latina, Eduardo Galeano rappelle toutefois que l’extractivisme colonial ne s’est pas arrêté là : au cours des 500 ans qui ont suivi la conquête initiale de la région, la monoculture de la canne à sucre, du coton et de la laine a elle aussi alimenté l’essor du capitalisme en Europe, de même que l’exploitation du caoutchouc en Amazonie et, par la suite, l’extraction du pétrole et du gaz à travers tout le continent. Ainsi, la place qu’occupe l’Amérique latine dans l’économie mondiale n’a guère changé depuis la colonisation : elle continue de fournir à l’Europe les ressources naturelles sur lesquelles reposent sa domination économique et le modèle économique qui s’y est développé : le capitalisme. Aujourd’hui encore, l’extractivisme (c’est-à-dire l’extraction à grande échelle de ressources naturelles vendues brutes sur les marchés internationaux) joue un rôle crucial dans les économies nationales des pays du Sud, et contribue dans une large mesure au budget des États. Se détacher du modèle basé sur l’exportation de matières premières s’avère difficile, voire impossible, même pour les pays qui, depuis les années 2000, cherchent à mettre en place des politiques publiques de redistribution, comme le Venezuela, l’Équateur ou la Bolivie, où subsistent les mêmes conflits nourris par les conséquences sociales et environnementales de l’extractivisme. [1]

En ce sens, les structures économiques héritées de la colonisation demeurent intactes. Aníbal Quijano a proposé le terme de « colonialité » pour qualifier les rapports de force qui caractérisent toujours les modèles sociaux, économiques et politiques hérités de la colonisation européenne, fondés sur trois piliers : l’eurocentrisme, le capitalisme et le racisme. La sociologue aymara Silvia Rivera Cusicanqui fait état pour sa part d’une « recolonisation interne », un concept décrivant particulièrement bien les dynamiques qui sous-tendent l’implantation et le développement de projets extractifs sur le sous-continent. Depuis les années 1980 et 1990, l’expansion internationale du néolibéralisme s’est faite en parallèle à l’essor de l’extractivisme dans toute l’Amérique latine ; un phénomène que l’on peut étudier à travers le prisme des concepts de colonialité et de recolonisation interne afin d’analyser comment l’extractivisme, aux échelles internationale (I), nationale (II) et locale (III), (re)produit avec force l’eurocentrisme, les logiques capitalistes et le racisme. Cependant, la résistance s’organise naturellement et des mouvements anticoloniaux voient le jour (IV), qu’ils se revendiquent de la sorte ou non. Voilà d’ailleurs cinq siècles que les peuples colonisés résistent, et ce n’est pas un hasard si les combats les plus âpres et visibles ciblent les compagnies minières, gazières et pétrolières et la monoculture intensive, dans le droit fil des luttes anticoloniales.

À l’échelle internationale, l’extractivisme est le point de départ et la continuité de l’eurocentrisme capitaliste.

Les rapports géopolitiques qui sous-tendent les activités extractives sont foncièrement eurocentrés, ou plus largement occidentalocentrés. Bon nombre de compagnies minières internationales sont ainsi canadiennes ; et leurs activités sur leurs propres territoires sont à l’origine de conflits majeurs et récurrents avec les peuples autochtones, [2] de même qu’aux États-Unis, en Australie et ailleurs. Lorsqu’elles exploitent ailleurs, ces entreprises, généralement immatriculées dans les pays occidentaux, produisent des bénéfices colossaux qu’elles rapatrient dans le pays de leur siège social. Par exemple, dans le village minier et métallurgique de La Oroya, dans les Andes centrales au Pérou, la société étasunienne Doe Run a fait faillite en 2009 en laissant derrière elle une dette considérable vis-à-vis de ses travailleur·ses, mais n’en a pas moins rapatrié des sommes astronomiques au profit de sa société-mère à Saint-Louis, dans le Mississipi. Cette exportation nette de richesses par des multinationales s’est accompagnée de lourdes dettes écologiques, que doivent ensuite éponger l’État péruvien et les communautés locales.

Par ailleurs, les cours des matières premières pas ou peu transformées et destinées à l’exportation sont généralement très bas et volatils sur les marchés internationaux. Les pays dont l’économie repose sur l’exportation de ces matières premières s’en trouvent ainsi particulièrement vulnérables. À l’inverse, les pays qui transforment les matières premières en produits manufacturés profitent de la grande stabilité de leur prix de vente à l’exportation (en dollars ou en euros, et donc nettement plus élevé). Le chocolat illustre bien cette dynamique : le cacao est produit à bas coût en Amazonie, expédié vers des pays tels que la Belgique et la Suisse pour y être transformé en produit de « luxe », puis revendu au prix fort en Amérique latine. L’Europe, ancien épicentre de la colonisation, est désormais l’épicentre des circuits commerciaux capitalistes.

Certain·es auteur·rices, tel Horacio Machado, à qui l’on doit Potosí : el origen, vont encore plus loin. Selon ce chercheur, l’extraction minière à l’œuvre de nos jours est au capitalisme moderne ce que le pillage des ressources d’Amérique latine fut aux guerres européennes des XVe et XVIe siècles. De fait, l’industrie allemande est entièrement tributaire du cuivre extrait dans les pays du Sud, tout comme l’industrie électronique n’existerait pas sans l’exploitation du lithium bolivien ou chilien, destiné à la production de batteries. Des auteur·rices tel·les que David Harvey ou Silvia Federici affirment, à contre-courant de la thèse marxiste de l’accumulation primitive du capital en tant que tournant historique, que le capitalisme dépend fondamentalement, pour se reproduire, de l’éviction constante des biens communs à travers une « accumulation par la dépossession ». C’est justement le pillage des ressources naturelles (terre, eau, etc.) des peuples du Sud par des compagnies extractives qui nourrit aujourd’hui la reproduction capitaliste. Machado et Quijano vont jusqu’à soutenir que le capitalisme plonge ses racines dans la colonialité : le système-monde capitaliste a vu le jour avec la conquête des Amériques et l’édification d’une économie basée sur l’exploitation de l’or.

De même, la « modernité » est un concept qui, dans le contexte de l’extractivisme, révèle un double visage. En Europe, la modernité est associée aux métropoles vertes, aux panneaux photovoltaïques, aux voitures électriques ou aux objets connectés, des technologies omniprésentes et intériorisées au point d’en devenir invisibles (c’est le mythe de la « dématérialisation ») ; en revanche, dans les pays du Sud, l’idée de modernité évoque des machines lourdes, des hommes en bleu de travail, des paysages meurtris, des fleuves empoisonnés. L’un ne va pas sans l’autre : le collectif Modernidad/Colonialidad parle de « face cachée de la modernité », qui désigne les paysages et les réalités socioenvironnementales nécessaires – et nécessairement invisibilisés – à l’existence même de la face « lumineuse » de la modernité en Europe. Les bénéfices de la modernité européenne sont subventionnés par les externalités négatives de la modernité dans les pays jadis colonisés, mais la modernité est présentée de part et d’autre comme un horizon souhaitable, une source de bien-être pour les anciens colons et les ancien·nes colonisé·es.

À l’échelle nationale, l’extractivisme est un moteur de reproduction de la violence coloniale contre les peuples autochtones.

Au Pérou, la plupart des projets extractifs sont implantés sur des territoires peuplés par des communautés rurales et paysannes et des populations autochtones. La Constitution politique du Pérou promulguée en 1993 stipule que ces communautés sont uniquement propriétaires de la surface du sol, le sous-sol appartenant à l’État qui est chargé de l’exploiter dans l’intérêt national. Mais on est en droit de se demander à quelle réalité renvoie concrètement cet « intérêt national », a fortiori dans un contexte où l’État est le fruit d’un processus colonial : l’administration coloniale a obtenu son indépendance en 1821 pour former un État certes autonome, mais qui n’en a pas pour autant redessiné les structures sociales et économiques alors en vigueur. Sur le plan sociologique, les fonctionnaires d’État, des rangs les plus élevés aux agents au contact direct de la population, demeurent dans une large mesure urbain·es, hispanophones, occidentalisé·es, et fortement concentré·es dans la capitale, Lima, située sur la côte. La distance (géographique et sociale) qui les sépare des populations vivant sur les territoires de l’Amazonie et des montagnes péruviennes, où sont implantés les projets extractifs, se fait cruellement sentir.

Il est frappant d’observer que les concessions accordées aux compagnies minières, pétrolières et gazières portent sur des territoires considérés comme « vides » d’habitant·es et d’activités productives. Lorsque Christophe Colomb, Hernán Cortés et Francisco Pizarro débarquèrent sur les territoires de l’actuel continent américain, ils les estimèrent vides, « vierges » et prêts à être accaparés par les nouveaux venus : des terres immenses furent ainsi attribuées gratuitement et sans guère d’encombres aux colons. De nos jours, il semblerait que des acteurs étrangers puissent mettre la main sur la moindre parcelle de terre dans les montagnes ou les forêts péruviennes sans plus de formalités que dans le passé. Il suffit qu’une entreprise ait quelques avocats et un budget suffisant pour décrocher une concession minière sans trop de peine, et sans avoir à obtenir le consentement des personnes qui vivent sur ce territoire, comme si elles n’existaient pas, qu’elles n’occupaient pas cet espace. En 2011, le Pérou a adopté la loi de consultation préalable, libre et éclairée, dans la continuité de la Convention 169 de l’OIT, signée en 1989 ; dans les faits, elle n’est cependant que peu appliquée lorsqu’il est question des processus extractifs.

Sur la place centrale d’Espinar (Pérou), un policier met en joue la population avec son arme. Crédit : © Miguel Gutiérrez Chero

Soulignons par ailleurs que l’État (colonial) moderne soutient fermement les compagnies extractives. La juriste Areli Valencia signale ainsi une « tendance historique des gouvernements péruviens à s’aligner sur le secteur privé plutôt que sur les intérêts des citoyen·nes concerné·es ». Cette tendance s’exprime à travers les lois de réforme structurelle qui sapent les institutions environnementales (baisse des budgets consacrés aux ressources humaines et matérielles alloués aux organismes chargés de la protection de l’environnement, par exemple), l’affaiblissement des normes en matière de seuils autorisés de métaux lourds dans l’environnement, ou encore les contrats de stabilité budgétaire dont les multinationales retirent de juteux bénéfices. Sans parler du jeu des « chaises musicales », lorsque des responsables politiques troquent leur costume de fonctionnaire public·que pour occuper de hautes fonctions dans ces mêmes sociétés privées qu’ils et elles étaient chargé·es de réguler pendant leur mandat ou leur contrat de travail au sein d’un organisme d’État. Pour exemple, Beatriz Merino, ancienne Défenseure du peuple [3] entre 2005 et 2011, est devenue représentante de la Sociedad Peruana de Hidrocarburos en 2013. (…)

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