Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019) (analyse par Lauriane Bouvet de l’ouvrage de Franck Gaudichaud, Massimo Modonesi et Jeffery Weber)

En témoigne le constat mis en avant dans son titre lui-même, l’impasse des progressismes latino-américains du « tournant à gauche » ou de la « vague rose », bien moins uniformes que ne le laissaient entendre les analyses venues d’Europe qui sondaient ces expériences pour trouver des réponses politiques aux errements de leurs propres forces, cet essai n’est pas un livre de plus revenant sur l’histoire des « progressismes » latino-américains.

Une version plus courte de cette analyse a été publiée dans le Fal Mag 146 et dans le blog Médiapart de Lauriane Bouvet ici

Lauriane Bouvet est enseignante d’espagnol, doctorante à l’université de Grenoble et membre du Comité directeur de France Amérique Latine

Les analyses et perspectives offertes par ce livre sont bien éloignées des discours simplificateurs, qu’ils soient apologétiques et réduisent la crise des régimes progressistes à l’offensive impérialiste de Trump, ou timorés face par l’irruption des peuples sur la scène politique, désignant ici et là de dangereuses dictatures « populistes », nouvel ennemi écrasant « les extrêmes » entre eux.

Écrit par trois intellectuels engagés aux côtés des mouvements sociaux, il permet de décentrer le regard des seules analyses institutionnelles et dresse au travers de trois perspectives critiques, un bilan sans concession de ces expériences marquant l’ouverture du XXIe siècle en Amérique latine. Bilan sans concession, donc, mais pas sans espoir : cette critique partant des réalités concrètes des dynamiques populaires ayant porté les progressismes au pouvoir, tout comme des actions gouvernementales et expériences d’institutionnalisations de nouvelles problématiques sociales en ayant émergé, il permet d’une part, de comprendre les contradictions profondes des « progressismes », tout autant que de faire émerger de leur analyse de nouvelles perspectives d’émancipation.

Les trois chapitres qui le composent permettent une lecture complète et lucide d’un cycle progressiste que les auteurs affirment sur le déclin « la fin d’un cycle, d’une époque qui s’achève inexorablement inexorablement ». Dans un premier temps, Franck Gaudichaud analyse concrètement les sujets et problématiques ayant « fait » les progressismes, depuis leurs racines dans les mouvements sociaux des années 1990 jusqu’à leurs institutionnalisations, ainsi que leurs évolutions les plus récentes. Jeffery Webber propose ensuite une inscription des choix et évolutions des politiques et des gouvernements progressistes, au regard des rapports de force internationaux. Massimo Modonesi ferme l’ouvrage en passant en revue les débats que la période progressiste a soulevés chez les intellectuels latino-américains et, plus amplement, au sein de la gauche internationaliste.

Franck Gaudichaud

En premier lieu, donc, Franck Gaudichaud s’attelle, dans une perspective historique centrée sur les organisations sociales et politiques, à recontextualiser la vague d’espoir soulevée, en Amérique latine et dans le monde, par l’ascension des forces progressistes, depuis le Venezuela de Chavez et le Brésil de Lula, l’Argentine kirchneriste et l’Uruguay frente-ampliste, en passant par la Bolivie d’Evo Morales ou l’Equateur de Rafael Correa.

Il centre d’abord son analyse sur « l’émergence plébéienne » et le renouveau des mouvements sociaux des années 1990, dans lesquels trouve racine l’ascension progressiste, en insistant sur les nouveaux sujets qui les composent et leurs nouvelles caractéristiques. Après un bref retour sur les trois décennies de récession, répression institutionnelle et offensive idéologique néolibérale antérieures, et la profonde altération des mouvements sociaux classiques (paysan, ouvrier et étudiant) qui en découle, il met en avant le surgissement de nouvelles forces sociales et populaires en rupture avec le catéchisme néolibéral dominant, telles que les femmes, les indigènes, les chômeurs et travailleurs informels, les « sans » au premier rang desquels les « sans terres » brésiliens, mais aussi les « sans toits », qui imposent à l’agenda politique de nouvelles problématiques, articulant une critique renouvelée du capitalisme en général et du néolibéralisme en particulier. Gaudichaud montre que ces nouveaux sujets font également montre de nouvelles caractéristiques, telles qu’un ancrage territorial et communautaire marqués (Piqueteros et usines récupérées en Argentine ; Guerre de l’eau et du gaz en Bolivie), des revendications de formes d’action directes, d’horizontalité et de démocratie autogestionnaire -dont l’exemple paradigmatique sera le « Ya Basta ! zapatiste- ainsi que d’une plus grande autonomie vis-à-vis des responsables politiques, se conjuguant, pour reprendre les mots de Maristella Svampa, dans la définition d’un nouvel ethos militant.

Comme le montre l’auteur, ce sont ces nouveaux secteurs mobilisés qui, faisant du continent une zone de fortes turbulences sociales, vont faciliter l’ouverture du cycle progressiste, dans certains cas du fait de leur puissance destituante, comme en Argentine, en Bolivie ou en Équateur, mais tous provoquant en tout cas une profonde transformation du panorama politique régional, grâce à la formulation de nouvelles revendications, à leur participation dans l’élaboration des programmes des candidats progressistes ainsi qu’à la construction, au travers d’eux, de solides bases de soutiens électoraux, voire de contribution à la formation de partis (MAS en Bolivie, Alianza País en Équateur, PT au Brésil).

Néanmoins, les forces politiques du « tournant à gauche », expression consacrée -dont l’auteur rappelle bien combien il importe de se départir de la vision homogénéisante- englobant la succession de victoires électorales de partis se réclamant des mouvements sociaux, de la gauche, de la critique du néolibéralisme ou d’une rhétorique ouvertement post-néolibérale, qui font ressurgir l’imaginaire géopolitique d’une intégration régionale alternative et anti-impérialiste, sont très éloignées des référents révolutionnaires et anticapitalistes des gauches des années 1970, alors situées dans l’opposition aux projets nationaux-populaires ou développementistes.

Analysant l’institutionnalisation des progressismes non au prisme des discours mais bien de la praxis et de leurs relations aux mouvements sociaux et aux grandes puissances capitalistes, l’auteur propose de se centrer sur le retour de l’Etat assistanciel, les politiques fiscales, les droits des travailleurs, la question de la réforme agraire et la lutte contre le latifundio, le contrôle des matières premières et la question de la démocratie participative et de la décolonisation de l’Etat pour dresser le bilan des différentes expériences progressistes.

Si le surgissement des forces progressistes apparaissait aux yeux de larges secteurs des classes populaires comme des voies de sortie du tunnel autoritaire du « néolibéralisme de guerre », leur évolution politique montrerait rapidement les limites de ce tournant qui, certes, réoriente en majeure partie les politiques publiques de l’État en faveur des plus démunis et permet l’inclusion de nouvelles problématiques sociales, mais sans s’attaquer aux racines du système capitaliste et à la dépendance vis-à-vis des puissances impérialistes du Nord.

En somme, il montre ainsi combien le projet progressiste, dans ses différentes variantes, s’est articulé avant tout de politiques de redistributions partielles, sans rupture avec le capitalisme et, plus encore, renforçant l’assise extractiviste et la dépendance de l’économie vis-à-vis des super-puissances mondiales. Au mépris de leurs engagements envers les populations paysannes et indigènes et des importantes mobilisations écologistes, l’appui des progressismes sur l’exploitation des sols riches en minerais ou hydrocarbures du Venezuela, de l’Equateur ou de la Bolivie ou encore les capitaux liés au développement de l’agrobusiness en Argentine, en Uruguay, au Brésil, n’ont fait que renforcer leur dépendance aux fluctuations du marché mondial, comme le traduit la crise résultant de la baisse des cours des matières premières ces dernières années.

Ce qui apparait clairement est l’évidente contradiction entre les avancées des mouvements sociaux traduites en termes législatifs, voire constitutionnels, sur des questions aussi vastes que la démocratie participative, les relations à la nature, le coopérativisme, et les limites du pouvoir politique au moment de traduire ces aspirations populaires consacrées légalement. Ces limites se traduisent par des attitudes face aux mobilisations destinées à approfondir ces processus de transformation, allant de tentatives de canalisation (Venezuela, Bolivie) ou de cooptation (Brésil) jusqu’à l’affrontement direct (Brésil, Nicaragua).

Analysant pour finir les contraintes de chaque processus, l’auteur insiste bien sur le fait que la seule conjoncture mondiale ne suffit pas à expliquer la « fin de cycle » progressiste. Du point de vue des contraintes externes, il relève, entre autres, la dépendance accrue d’économies re-primarisées ou recentrées sur l’extractivisme et les menaces impérialistes. Mais les contradictions du progressisme sont aussi à prendre en compte pour analyser la « fin de cycle » : l’absence de transformation de fond dans les relations sociales, de production et de distribution des richesses, ainsi que le maintien d’un pouvoir économique et médiatique aux mains des classes dominantes, ne pouvaient que contribuer au reflux progressiste ou à la vague réactionnaire dans une conjoncture mondiale moins favorable.

Cette série de reculs et régressions montre la profondeur de la crise des projets progressistes porteurs de tellement d’espoir il y a encore quelques années. Marqué ces dernières années par des phénomènes divers tels que les coups d’État institutionnel au Brésil et en Bolivie en faveur de forces réactionnaires présentées comme des « revanches » antiprogressistes, un tournant conservateur en Equateur, désormais soumis aux exigences du FMI, une dérive répressive au Nicaragua, de même qu’elle survient au Venezuela dans le contexte d’un effondrement accéléré et de fortes menaces impérialistes -exemple alimentant d’ailleurs l’ascension réactionnaire continentale du fait de son utilisation par les droites comme épouvantail, paradigme caricatural de l’échec et des dangers des progressismes-, une débâcle électorale en Argentine puis en Uruguay…

Le continent en « fin de cycle » confirme les limites de la stratégie des forces politiques progressistes basée sur une cohabitation avec le capital et les fractions de la bourgeoisie pour promouvoir dans le même temps une redéfinition du rôle de l’Etat, « pax neoliberalista » basée sur des pactes dont le niveau varie selon les expériences. Sans généralisation excessive, l’auteur met en exergue au travers de son analyse, combien celles-ci conduisent à une progressive séparation des partis et de la société dans un classique processus d’oligarchisation et de techno-bureaucratisation, autant que les dérives et dangers de l’hyper-présidentialisme charismatique, en ce qu’il tend à réduire les espaces de délibérations démocratiques et à favoriser différentes dérives autoritaires.

C’est sur ce virage autoritaire que se concentre la dernière partie de l’analyse, se dégageant de celle-ci deux perspectives différentes: d’un côté, l’annonce d’un retour des droites réactionnaires, « bolsonarisation » du sous-continent et/ou le retour à un néolibéralisme « de combat », amplement confirmée depuis la sortie de l’ouvrage, mais d’un autre, un nouvel horizon d’émancipation ouvert par la résurgence de mouvements sociaux antagoniques d’ampleur, comme le mouvement indigène, en témoignent les récents soulèvement en Equateur, ou le mouvement féministe, sans qui « la révolution ne sera pas », en témoigne l’explosion sociale chilienne ou les victoires sociales et politiques du « pañuelo verde » argentin -sans pour autant que l’auteur n’oublie de souligner l’importance des mouvements sociaux réactionnaires et leur traduction en l’ascension politique des droites réactionnaires.  

Il note également le paradoxe d’une fin de cycle qui ne bénéficie pas à la gauche révolutionnaire, qui reste minoritaire, du fait de sa fragmentation, plus encore lorsque le cycle progressiste n’a conduit à une inclusion des classes populaires et travailleuses que « de manière assistencialiste et par l’extension de l’accès au crédit […] plutôt que par la politisation, la construction d’une conscience de classe et l’organisation communautaire ou autogestionnaire. »

Jeffery Weber

Après cette analyse des racines et évolutions des expériences progressistes, le chapitre de Jeffery Weber permet d’entrer dans la compréhension de leurs contradictions en les replaçant dans les dynamiques économiques du capitalisme mondialisé. Mettant en exergue les nouvelles modalités de domination impérialiste, il prend à revers toutes analyses ayant un temps parler de BRICS ou de pays émergents en gommant les liens de dépendance qui n’ont jamais cessé de régir les relations Nord-Sud et de soumettre les économies latino-américaines.

Reprenant la chronologie des progressismes en se centrant sur les dynamiques et politiques économiques, il tire de l’analyse des années du « néolibéralisme triomphant » les continuités aux racines de certains des maux des gouvernements progressistes. En particulier, il montre que le boom de l’agrobusiness qui caractérise le XXIe siècle et l’ascension des progressismes, modifie non seulement profondément les rapports sociaux et de production dans les campagnes, de même qu’il comporte des conséquences sans précédents en termes de destruction des écosystèmes, mais conduit aussi à une réduction du secteur industriel à moins de la moitié de ce qu’il représentait dans les années 1970. Ce retour à une division mondiale du travail faisant de l’Amérique latine la « grange du capitalisme mondialisé », accentuant les liens de dépendance, n’a, comme le note l’auteur, pas changé sous les gouvernements progressistes.

Pire encore, le boom des commodities a favorisé le renforcement de l’exploitation des sols. Si la fuite en avant extractiviste n’est pas le propre des progressismes, en ce sens qu’elle est commune à tous les pays du continent quel que soit leur bord ou leurs engagements en la matière, c’est l’utilisation de cette rente qui va distinguer les progressismes. La réorientation des politiques publiques propre aux gouvernements progressistes fera de l’extractivisme le moteur des politiques de redistribution et d’inclusion des classes populaires, inclusion limitée à l’accès à la consommation et au crédit. De cette façon, l’auteur relève que si les États rompent avec l’orthodoxie néolibérale « en termes d’échelle de la dépense sociale, [ils] ont laissé les bases structurelles de l’économie intactes ».

D’autre part, l’auteur explique que si les formes de dépendance ont évolué, la crise du prix des matières premières a brusquement rappelé aux pays ayant fait le pari de la soumission de leurs économies aux fluctuations d’un capitalisme organisé autour des intérêts des grandes puissances étatiques et financières.

Le retour qu’effectue par la suite l’auteur sur certains changements géopolitiques majeurs permettent d’expliquer l’évolution des formes de dépendance, l’analyse étant centrée sur la concurrence qui se joue au cours de la période entre les deux acteurs majeurs que sont les Etats-Unis et la Chine. D’une part, en ce qui concerne les Etats-Unis, face à l’échec de leur principale initiative économique, la Zone de Libre Echanges des Amériques, c’est au travers de la multiplication d’accord bilatéraux que ceux-ci garantiront le resserrement de leurs relations avec les Etats latino-américains. De même, c’est en se concentrant sur le contrôle des pays proches géographiquement, de l’Amérique Centrale à la zone Caraïbes en passant par le Mexique, notamment en accentuant sa présence militaire au prétexte de la lutte contre le narcotrafic, que les États-Unis défendent leur hégémonie dans la région. D’autre part, la période progressiste voit la Chine devenir investisseur privilégié dans des pays aussi importants que le Brésil ou l’Argentine, d’autant plus qu’elle investit dans des secteurs clés de l’économie, les matières premières et l’agrobusiness.

Face à ce jeu de concurrence entre super-puissances, en terrain latino-américain comme dans les Suds en général, l’auteur revient sur les tentatives d’intégration latino-américaines qui auraient pu conduire à l’amélioration des rapports de force entre le continent et le Nord. La CELAC ou l’ALBA, porteurs d’espoir en leur temps, ont lamentablement échoué, notamment du fait d’une hétérogénéité politique de leurs membres (rappelant s’il fallait l’importance de ne pas voir le « tournant à gauche » comme une expérience uniforme), et, comme le souligne l’auteur, du rôle joué par le Brésil se comportant « comme un sous-impérialisme ».

La crise des commodities ouverte en 2012 qui, on l’a dit, ne saurait expliquer à elle seule la « fin de cycle » progressiste, s’est néanmoins conjuguée aux effets de l’onde de choc de la crise de 2008, conjoncture dont les deux super-puissances concurrentes n’ont pas manqué de se saisir pour renforcer leur influence respective au niveau régional.

Massimo Modonesi

Pour faire suite à ces deux analyses concrètes des progressismes et clore l’ouvrage, Massimo Modonesi propose, d’une part, une cartographie des confrontations discursives entre défenseurs et opposants aux progressismes et, d’autre part, une synthèse des oppositions et entrecroisements des positions composant « l’arc en ciel des critiques de gauche » structurant ce débat d’époque, qui marquera un « tournant historique de l’histoire politique et intellectuelle régionale ».

Rappelant que si « l’horizon d’époque » est anti-néolibéral, en ce que l’anti-néolibéralisme est consensuel au sein de la gauche intellectuelle et sert de dénominateur commun pour caractériser les progressismes, les divisions autour de la portée de ceux-ci et de la définition de « l’horizon stratégique post-néolibéral », donnent lieu à un « panel multicolore » de critiques. Prenant soin de noter que les positionnements intellectuels qu’il décrit correspondent à la dislocation des forces politiques, Modonesi montre combien, au gré de l’exacerbation des tensions internes aux progressismes et des modifications externes, les oppositions mais aussi les entrecroisements des critiques vont s’intensifier pour déboucher sur la perte d’hégémonie de ces régimes.

Les positionnements au sein de ce panel critique sont hérités de fractures antérieures au sein de la gauche et de « vieilles questions » (entre autres, l’incorporation d’autres sujets -indigènes, paysans, femmes- en tant que sujets révolutionnaires ou les accusations de réductionnisme ouvriériste), toutefois restructurées à la lumière de nouvelles problématiques et courants émergeants (luttes éco-territoriales, autonomisme, post-colonialisme…).

Modonesi rappelle le rôle central du processus bolivarien dans les débats, de par sa place de premier gouvernement ouvertement anti-néolibéral, son articulation géopolitique et idéologique mais, surtout, par la radicalité de son discours et de ses politiques : le cas vénézuélien fonctionne comme axe de structuration des débats et oblige les intellectuels à se positionner face à lui. Plus généralement, il délimite quatre questions majeures pour l’analyse des progressismes : la question socioéconomique d’une part, le débat se structurant autour des notions de post-néolibéralisme, néo-développementisme ou anticapitalisme ; la question économique et écologique, autour des nœuds problématiques liés à la re-primarisation, au modèle extractiviste et au renforcement de la dépendance ; la question de la diversité culturelle, en écho aux revendications de construction pluri-nationales ou post-coloniales ; la question, enfin, de l’État et de la démocratie, en lien avec les débats sur la « raison populiste » -analysée ici moins dans sa version anathèmique de droite qu’au prisme de la théorie popularisée par Laclau, ayant fortement influencé la stratégie kirchneriste ou celle du MAS. L’État y joue un rôle central comme « instrument en vue d’un développement des forces productives qui permet d’entrevoir un éventuel futur socialiste mais également comme catalyseur du développement, garant de l’équilibre social, expression de l’universalisme et affirmation de la nation ». Mais au-delà de la seule critique de la théorie « populiste de gauche », Modonesi met plus généralement en exergue les limites de la « statolâtrie » progressiste, mettant l’utilisation -et non la transformation- de l’État, au cœur du projet progressiste. Il met en reflet ses liens avec le développement de pratiques clientélistes-caudillistes et transformistes « subalternisantes » ayant pour corolaire l’absence de développement, au-delà du discours, de formes de démocratie plus participatives.

Sur la question du développement et de la justice sociale, le projet progressiste se dessinant comme un projet de redistribution appuyé sur une perspective productiviste, l’extractivisme se voit présenté par ses défenseurs comme le mal nécessaire à l’accumulation et à la redistribution. En soulignant les contradictions de leur matrice néo-développementiste, Modonesi rappelle d’ailleurs que l’un des aspects les plus soulignés des progressismes tient à leur considérable réduction des niveaux de pauvreté, soulignant bien que celle-ci apparait définie selon les critères de la Banque Mondiale, tout autant que les mesures à adopter pour l’endiguer : des transferts monétaires conditionnés à la responsabilisation individuelle, n’étant donc en rien une lutte contre l’exclusion, pour le développement de nouveaux droits pour toutes et tous ou celui des services publics, en somme, aucunement en rupture avec le néolibéralisme.

L’ensemble des tensions internes au progressisme, dont nous avons esquissé quelques traits, provoque des dissensions importantes à gauche, mais la crise vénézuelienne de 2015 va jouer le rôle de cristaliseur des clivages et polariser les débats autour de simplifications réduisant celui-ci à la confrontation entre défenseurs et « ennemis » ou traîtres du processus bolivarien.[1]

Pour présenter les termes du débat au-delà de ces simplifications et dresser par leur biais un bilan des progressismes qui permette une analyse de la « fin de cycle » et conduise à la construction de nouvelles perspectives d’émancipation, Modonesi distingue, d’une part, les postures de soutien aux progressismes en perdition et autres tentatives de neutralisation des critiques avant de revenir sur les postures critiques. En dressant leur ligne argumentaire, l’auteur explique que les défenseurs du progressisme rappellent leurs réussites économiques et sociales et tendent à expliquer leurs difficultés par les menaces impérialistes, l’absence de création d’une culture contre-hégémonique et le « fatalisme » d’une démobilisation, présentée comme propre aux flux et reflux des processus révolutionnaires, plutôt qu’à mettre au compte des pratiques gouvernementales progressistes.

Par la biais de la justification des processus progressistes « par en haut » orientés vers un horizon post-capitaliste, ou la proximité des gouvernements progressistes avec les secteurs dominants traditionnels et autres forces capitalistes, tout en opérant une inversion de responsabilité sur la question liant leaderships charismatiques et régressions autoritaires, présentée non pas comme responsabilité du leader, mais des classes subalternes elles-mêmes, en ce qu’elles n’intégreraient pas leur expériences de lutte donc s’auto-subalterniseraient, des intellectuels continuent à soutenir le progressisme sur le déclin. Le bolivien García Linera, qui explique les contradictions des régimes progressistes par les « tensions créatives » du processus révolutionnaire,  ôte ainsi toute responsabilité aux gouvernements progressistes et contre-attaque les critiques de gauches, tour à tour taxées de « trotskisme-vert », quand Rafael Correa ne s’y réfère pas comme du « gauchisme et de l’écologisme infantile », admise à la rigueur si les rangs se resserrent face à l’ennemi commun, l’impérialisme US.

Après les discours officiels du progressisme et ses porte-voix, Modonesi passe en revue les critiques qui naissent en son sein. Ses sympathisants, à l’instar de Solana et Szalkowicz à propos du processus bolivarien, soulignent les aspects positifs du progressisme comme la relégitimation des processus électoraux, les améliorations sociales, la réactivation de l’Etat et la promotion d’une intégration latino-américaine anti-impérialiste. Ils mettent néanmoins au chapitre des « tâches non résolues » la question du dépassement de la matrice productive dépendante et extractiviste ainsi que des limites de la démocratie libérale par des formes plus participatives, la soumission du leader au peuple selon le principe du « mandar obedeciendo » et la construction du pouvoir populaire et d’une révolution culturelle pour aller au-delà d’une vision du peuple comme seul soutien électoral et d’un rapport clientéliste à la citoyenneté et, enfin, la nécessité d’une plus grande autocritique face aux «  conformisme triomphant » des progressismes.

Pour présenter l’arc en ciel des critiques de gauche, Modonesi donne des pistes d’explications de la critique rouge, verte, noire et multicolore, semblable « à la whipala andine ». D’abord, la critique anticapitaliste, critique des progressismes sur le terrain de l’analyse de l’évolution de la lutte des classes et des alliances inter ou trans-classistes qu’ils défendent, mais aussi de leur horizon intra-capitaliste et néo-développementiste. Ensuite, il rassemble sous le nom de « critique verte », les perspectives écologistes et des mouvements paysans (et) indigènes, contre les projets extractivistes et les effets du néo-développementisme, pour le respect de la nature et des droits des peuples indigènes nouvellement consacrés. La critique « noire », autonomiste-libertaire, est plutôt dirigée contre l’autoritarisme, le centralisme, le clientélisme et le caudillisme dont font preuve les gouvernements progressistes. Enfin, la multicolore critique post-coloniale, défend le rapport à la Terre-Mère et la défense des modes de vie communautaires face au modèle extractiviste et dénonce la persistance des hiérarchies raciales.

L’auteur rappelle combien ces analyses critiques s’opposent et se croisent, au travers de l’analyse des notions de progrès, développement, justice sociale, démocratie, vivir bien ou buen vivir tout en se rejoignant dans un bilan sans appel des progressismes latino-américains, dans lequel l’amélioration indéniable du niveau de vie des secteurs les plus démunis est analysée à l’aune des contradictions des régimes extractivistes et les ambitions démocratiques à celle de leur centralisme et de leur défense de formes plus participatives de démocratie restée lettre morte, de même qu’au travers de leur évolution vers l’autoritarisme, le clientélisme, la corruption et les renoncements, au gré des nouvelles alliances entre pouvoirs politiques progressistes, représentants locaux et internationaux de la bourgeoisie.

Les progressismes : révolutions passives

Après cette importante synthèse des débats animant les rapports des intellectuels de gauche vis-à-vis des progressismes, la puissance de l’analyse de Modonesi réside certainement dans l’hypothèse qu’il formule afin de caractériser ces expériences, au travers du concept de « révolutions passives », qu’il avait développé en 2017. D’inspiration gramscienne, relativement méconnue en France, le concept de révolution passive est ici défini par l’auteur comme une « série de projets politiques devenus processus de transformations mais limités, avec une toile de fond conservatrice, des processus impulsés par le haut et au moyen de pratiques politiques démobilisantes et subalternisantes », telles le césarisme et le transformisme. Couplés à la statolâtrie et au modèle néo-développementisme, leur caractère de césarismes progressistes-régressifs faisant obstacle à la construction d’une contre-hégémonie réelle, fonde l’argumentaire de l’auteur pour adopter cette qualification de « révolutions passives » et dépasser le vocable ambigu et impropre de « progressisme », en leur restituant, dans un sens large, leur portée « révolutionnaire », tout en qualifiant leurs limites. C’est enfin le transformisme qui les a caractérisés, au travers de l’institutionnalisation et du contrôle des revendications populaires au travers de l’intégration institutionnelle et la cooptation, entre autres pratiques démobilisantes et subalternisantes, qui est souligné comme argument de la « passivité » ainsi induite par ses régimes.

L’auteur conclue que ces « révolutions passives », en processus de décadence avancé, annoncent « la fin d’un cycle, d’une époque qui s’achève inexorablement », plus visible à leur perte relative d’hégémonie et à leur incapacité croissante à construire des consensus inter ou trans-classistes larges et un enracinement populaire du projet, qu’au seul retour des droites comme élément de bascule. En faisant le bilan, il lit la période progressiste comme une décennie perdue en termes d’accumulation de force par en bas, face à l’absence de construction ou stimulation de dynamiques d’auto-organisation et auto-détermination pour une transformation des conditions de vie au-delà de l’accès à la consommation, ayant pour conséquence les difficultés actuelles à faire face à une double dérive droitière : d’une part, le virage autoritaire et conservateur des progressismes, d’autre part l’offensive réactionnaire et le renforcement de l’opposition de droite.

Un bilan négatif, certes, mais dont la lucidité, face à l’enfermement dans de simples postures acritiques et bien souvent aveugles au réel qui a caractérisé les débats ces dernières années, est porteuse d’espoir pour qui prétend lutter en faveur de l’émancipation et de la disparition des injustices sociales. Malgré les impasses du labyrinthe progressiste, une perspective centrée sur les mouvements sociaux et sujets subalternes permet notamment de montrer, comme en témoigne leur nouvelle vigueur, de l’Argentine au foulard vert au Chili de l’explosion sociale, de l’Equateur des mouvements indigènes au Brésil des Sans Toits, que si le cycle progressiste se clôt, la partie sociale n’est pas terminée.

Ces trois regards depuis l’histoire des mouvements sociaux, les dynamiques géopolitiques à l’oeuvre et les débats intellectuels critiques constituent autant d’outils de réflexion utiles à l’élaboration d’une stratégie politique réellement émancipatrice. Les auteurs n’ont de cesse de montrer combien la seule prise des institutions, sans auto-organisation des classes populaire, reste illusoire en termes de conquêtes émancipatrices, auto-organisation qui ne saura se passer de tirer « les bilans critiques des principaux processus ayant marqué l’histoire récente de « notre Amérique » et, particulièrement, de comprendre les limites, obstacles et contradictions des expériences progressistes et national-populaires », une tâche à laquelle cet ouvrage s’attèle au moyen de trois regards cohérents et complémentaires, dynamiques et résolument ancrés dans le réel, constituant ainsi un apport fondamental.

Sur la base des réflexions ouvertes ici, on pourra esquisser quelques besoins d’approfondissement : d’une part, afin d’en finir avec les vrais-faux bilans et vertus du « leg progressiste », il conviendrait d’approfondir la réflexion sur son bilan en termes de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Rappeler que la définition adoptée par les progressismes ainsi que les mesures adoptées correspondent aux programmes de la Banque Mondiale mérite qu’on examine la portée réelle des impacts et qu’on les mette en lien avec la composition des gouvernements progressistes et leurs rapports aux classes dominantes.

Plusieurs auteurs vont ainsi jusqu’à relativiser les statistiques ayant donné aux gouvernements progressistes leur aura pour questionner l’impact réel de leurs politiques en la matière du fait de la persistance des inégalités structurelles ainsi que de l’extension de l’accès aux crédits pour les classes populaires, les conduisant à des taux majeurs d’endettement. Ce phénomène de l’inclusion des classes populaires restreint à l’accès à la consommation et au crédit, finalement au préjudice des classes populaire, se produit parallèlement aux alliances des progressismes avec les classes dominantes et au développement de « nouvelles bourgeoisies », non sans rapport avec la violence du virage régressif de la dernière période où, dans des conditions économiques adverses, les progressismes penchent clairement en faveur de la protection des intérêts des classes dominantes

D’autre part, il aurait été intéressant de montrer à quel point, au gré de ces alliances de classes qui ont caractérisé les progressismes mais aussi de la constitution de nouvelles élites « progressistes » intégrées à la classe dominante, les dynamiques d’accumulation capitalistes, de même que les rapports d’exploitation, en dépit des droits nouvellement consacrées, loin de s’être vues remis en question, se sont vus renforcés. On saisira aisément l’incohérence de la critique de l’absence de construction d’une culture contre-hégémonique alors que les classes dominantes conservent l’intégralité de leur pouvoir et le développent.

Enfin, en lien avec ce dernier sujet ainsi qu’avec la « statolâtrie » progressiste et l’absence de développement de formes de démocratie plus participatives, en termes de pouvoir d’initiative mais aussi de contrôle du pouvoir, il conviendrait de s’interroger sur le rapport quasi fétichiste aux avancées législatives qui s’est imposé au cours de la période. Ces nouvelles consécrations législatives, dont l’innovation est le dénominateur minimal des « progressismes », restant bien souvent lettre morte et leur ayant servi de vitrines sur la scène internationale et de paratonnerre face aux critiques émergeantes.  

Lauriane Bouvet


[1] L’auteur note que des expériences telles que l’Argentine et le Brésil donnent lieu à la création d’un front critique plus univoque chez les intellectuels de gauche, ou que d’autres, comme l’expérience frente-ampliste en Uruguay, se voient moins critiquées du fait de l’attrait que continuent à exercer certaines composantes du bloc progressiste (les héritiers du MLN ou le PCU dans le cas du FA) chez les intellectuels de gauche.


Voir également:
– Penser le reflux des gouvernements progressistes latino-américains: quelques leçons pour la gauche (Patrick Guillaudat / Contretemps) ici
– Présentation de l’ouvrage ici