La gauche a-t-elle encore un avenir au Brésil ? (Laurent Delcourt/ Cetri)

Opportunité de revenir sur le devant de la scène politique, les élections municipales d’octobre 2020 ont constitué un nouveau revers pour les gauches brésiliennes. Comment expliquer un tel désaveu dans un contexte marqué par le recul de tous les indicateurs socio-économiques et une gestion chaotique de la pandémie ? Analyse.

Manuela D’Ávila, Lula et Guilherme Boulos (manifestation contre l’arrestation de l’ex-président à Curitiba, 28 mars 2018)
(Photo : Manuela D’Ávila)

La gauche a-t-elle encore un avenir au Brésil ? La question mérite d’être posée au vu des résultats des élections municipales de novembre 2020.

Dernier rendez-vous électoral avant la présidentielle d’octobre 2022, l’enjeu était de taille pour le Parti des travailleurs (PT). Quatre ans après avoir été renvoyé dans l’opposition, le PT misait beaucoup sur ce scrutin pour récupérer les espaces politiques perdus depuis l’éviction de Dilma Rousseff (2016) et revenir, ainsi, tambour battant, sur le devant de la scène.

Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette stratégie de reconquête du pouvoir politique à partir de l’échelon local s’est noyée dans les urnes. Non seulement le PT n’est pas parvenu à arracher la moindre municipalité d’envergure, mais il a perdu quelques-uns de ses bastions électoraux. A peine 183 maires estampillés PT ont été élus ou réélus, contre 630 en 2012 et 257 en 2016. Et pour la première fois depuis 1985, le parti de l’ex-président Lula ne gouvernera plus aucune capitale brésilienne en 2021. Le fiasco est total.

Le bolsonarisme a certes connu lui aussi un important revers. La plupart des candidats soutenus ouvertement par Jair Bolsonaro ont été défaits au premier ou au second tour, au grand dam du président d’extrême droite qui a aussitôt crié à la fraude, en s’alignant sur la posture de son mentor nord-américain.

Mais, aucun autre parti de gauche n’a profité du reflux et du PT et du courant présidentiel. Incarnant tous deux l’espoir et le renouveau du camp progressiste, Guilherme Boulos (Parti Socialisme et Liberté – PSOL) et Manuela d’Ávila (Parti communiste du Brésil – PCdoB) se sont finalement inclinés au second tour, respectivement à São Paulo et à Porto Alegre. Et leurs partis ne l’ont emporté que dans une soixantaine de municipalités au total, le PCdoB perdant même la préfecture de São Luis, capitale de l’État du Maranhão.

À l’échelle du pays, à peu près partout, les droites traditionnelles et, surtout, les partis dits physiologiques ont raflé la mise, ne laissant aucune grande ville tomber entre les mains des gauches, à l’exception notable de Belém (PSOL), Recife (Parti démocratique travailliste – PDT) et Fortaleza (PDT). Au total, les parties de gauche et de centre gauche contrôleront en 2021 moins de 15 % (contre 20 % en 2016) des 5570 municipalités que compte le pays. Jamais, depuis la démocratisation, le camp progressiste ne s’était trouvé dans une telle situation de faiblesse. Un désaveu cinglant.

En dépit de la gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement Bolsonaro, de la chute de tous les indicateurs socio-économiques et de la dégradation de l’image internationale du pays, les gauches brésiliennes n’ont pas réussi à tirer parti de leur cure d’opposition et à s’imposer comme une alternative crédible au « bolsonarisme » aux yeux de l’électorat. Ironie du sort, l’opposition politique au gouvernement d’extrême droite, au niveau municipal, sera désormais essentiellement incarnée par la droite traditionnelle, celle-là même qui a déstabilisé la démocratie brésilienne, en votant comme un seul homme en faveur de la destitution de Dilma Rousseff et en préparant ainsi le terrain à l’ascension du président d’extrême droite, avant de tourner casaque et de faire campagne contre lui.

Une stratégie perdante

De nombreuses raisons ont été avancées pour expliquer cette débâcle : un système institutionnel et des modes de scrutin qui tendent à favoriser les partis physiologiques aux dépens des partis idéologiques ; un champ médiatique monopolisé par les droites ; le besoin de stabilité politique, qui aurait poussé l’électeur moyen à porter son choix sur des candidats plus « centristes », ou encore des années de violentes campagnes de diabolisation qui ont durablement nui à l’image de la gauche. Sans doute valables, ces facteurs n’expliquent cependant pas à eux seuls l’étendue de cette déroute.

Fin connaisseur de la vie politique brésilienne, le journaliste et politologue Aldo Fornazieri donne une autre clé de lecture. Pour lui, la responsabilité de ce naufrage est avant tout imputable aux gauches brésiliennes elles-mêmes (GGN, 30 novembre et 7 décembre 2020). Constatant que les supporters de foot avaient relégué les partis de gauche au second plan dans la lutte contre le bolsonarisme et pour la démocratie, il écrivait quelques mois plus tôt dans un article qui sonnait comme un avertissement :

« Les partis de gauche brésiliens vivent un moment d’égarement, de perdition et d’inanité qui n’a plus que probablement rien d’équivalent dans l’histoire. Pas même au moment où elle [la gauche] a été mise en déroute par l’instauration de la dictature militaire en 1964 […]. [Ces] partis sont depuis 2015 dans une stratégie défensive dont ils ne sont toujours pas parvenus à s’extirper. En adoptant cette posture réactive et défensive, ils sont allés d’échec en échec. Ces défaites ne sont pas que politiques. Il s’agit aussi de défaites morales et psychologiques. Elles ont ébranlé le militantisme et renforcé l’incrédulité des activistes et des mouvements sociaux quant à l’utilité de leur propre parti. Les jeunes (….) ne croient plus que les partis puissent prendre la tête et diriger une dynamique d’affrontement et de dépassement de l’actuel contexte d’abandon du peuple, de destruction des droits et d’assassinat de la dignité nationale » (GGN, 15 juin 2020).

Et de mettre en cause la responsabilité de la direction du PT, vieillissante et déconnectée des réalités vécues dans les quartiers populaires. Ses dérives bureaucratiques, son incapacité à donner une direction claire aux militants, son refus de l’autocritique, son penchant mortifère à l’autovictimisation, de même que sa nostalgie démobilisatrice des succès d’antan. La tendance également de plus en plus marquée de l’ensemble des partis de gauche (y compris les plus radicaux) à privilégier la compétition électorale à l’activisme de terrain et les intérêts pragmatiques aux débats d’idées et aux visions programmatiques. L’abandon de la confrontation directe au profit de postures morales et rhétoriques, passant presque exclusivement par la publication de manifestes et l’émission de notes ou de communiqués indignés, sans effet concret. Leurs profondes divisions. Et leurs interminables débats, aussi stériles qu’inutiles, sur la nécessaire union des gauches face au bolsonarisme, oubliant au passage que, dans l’histoire (du Brésil), l’unité s’est d’abord « construite dans les luttes » communes et concrètes.

La désaffection des milieux populaires

Reste que l’incapacité aujourd’hui manifeste des gauches brésiliennes à mobiliser le consensus et l’action trouve aussi son origine dans une tendance plus lourde : l’éloignement croissant des classes populaires du camp progressiste – incarné autrefois essentiellement par le PT. (…)

(…) Lire la suite de l’article ici.