La gauche au pouvoir en Amérique latine : une vague de fond ? (Ximena Sampson / Radio Canada)


Les difficultés économiques, les inégalités croissantes et la mauvaise gestion de la pandémie changent la donne dans plusieurs pays de la région. L’élection de Gabriel Boric au Chili marque la dernière d’une série de victoires de partis de gauche en Amérique latine. Xiomara Castro au Honduras, Pedro Castillo au Pérou, Luis Arce en Bolivie. Les dernières élections présidentielles ont toutes été remportées par des partis de gauche. Gustavo Petro en Colombie et Lula au Brésil pourraient compléter le tableau. Qu’est-ce qui explique ce vent de gauche?

Des partisans de Gabriel Boric lors de son dernier rassemblement de campagne, le 16 décembre 2021, à Santiago. PHOTO : GETTY IMAGES / MARTIN BERNETTI

Ce qu’on voit en Amérique latine depuis quelques années, c’est un cycle de sanctions des gouvernements sortants, quelles que soient leurs affinités politiques, soutient Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), à Paris, spécialiste de l’Amérique latine. Dans les années 2015-2018, c’est la droite qui en a profité, aujourd’hui c’est la gauche, ajoute-t-il.

Ce rejet s’explique en partie par la crise économique qui frappe la région. Le boom des matières premières des années 2000 a permis une croissance forte et la mise en place de programmes sociaux. Depuis que cette phase d’expansion a pris fin, il y a environ dix ans, la croissance a ralenti et les inégalités sociales se sont accentuées. À cela s’est ajoutée une perception de mauvaise gestion, nourrie par des scandales de corruption à grande échelle. « Il y a une énorme défiance des populations et des opinions publiques envers les gouvernements, les classes politiques, les institutions, toutes les organisations représentatives, d’une manière générale, de la politique. » explique Christophe Ventura.

Une analyse partagée par Sébastien Dubé, professeur au Département de sciences politiques et relations internationales de l’Universidad del Norte, à Barranquilla, en Colombie, qui croit que le malaise démocratique est alimenté par des comportements douteux ou carrément corrompus de la part des élites, ainsi que par leur mauvaise gestion de la pandémie.

Dans les enquêtes d’opinion, vous voyez que le taux de confiance envers la présidence, le système de justice, la police, les députés, le Congrès et les partis politiques est au plus bas, affirme-t-il.

« C’est cette insatisfaction qui dicte le vote des électeurs latino-américains plutôt qu’un attachement idéologique à la gauche ou à la droite, pense M. Dubé. Si vous croyez que le gouvernement n’en fait pas assez ou que votre fonds de pension va fondre à cause des dévaluations, votre préoccupation ce ne sera pas toute la mécanique, mais plutôt est-ce que vous avez accès à des services de santé de qualité? Est-ce que le gouvernement a fait sa job? Ce sont des perspectives de court terme plutôt que des considérations plus idéologiques qui motivent l’immense majorité des électeurs.  »

Le rôle de la pandémie

L’Amérique latine a été frappée de plein fouet par la pandémie. En plus de tuer au moins 1,3 million de personnes, la COVID-19 en a plongé 22 millions d’autres dans la misère. La région a ainsi perdu les avancées de la dernière décennie dans la lutte contre la pauvreté.

Le taux de chômage régional a atteint 10,7 % à la fin 2020, soit une augmentation de 2,6 % par rapport à 2019. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime en outre que les travailleurs du secteur informel, majoritaires en Amérique latine, ont perdu 80 % de leurs revenus.

Dans ce contexte difficile, il n’est pas étonnant que les électeurs soient attirés par des candidats qui mettent l’accent sur la justice sociale et la redistribution de la richesse.

La pandémie a révélé la fragilité des économies, des politiques sociales et des institutions socio-économiques, estime Stéphanie Rousseau, professeure au Département de sciences sociales de l’Université catholique du Pérou, à Lima. « On est revenu à des niveaux de pauvreté d’il y a 10 ans; c’est sûr que ça a un impact au plan politique. » Par contre, croit-elle, chaque situation est à prendre au cas par cas, puisque chaque pays a sa propre trajectoire.

Au Pérou, par exemple, la victoire de Pedro Castillo, candidat du parti marxiste-léniniste Pérou libre, reflète en grande partie un rejet de la candidate de droite, Keiko Fujimori, fille de l’ancien président Alberto Fujimori, condamné pour crimes contre l’humanité et corruption. Ce n’est pas nécessairement le signe qu’il y a un fort appui pour la gauche dans la population, estime Mme Rousseau : « Castillo est un leader d’origine paysanne, rurale et syndicale. C’est peut-être ça qui a généré un appui de la population plutôt qu’un appui clair à un programme de gauche qui aurait été bien diffusé et bien compris. »

Au Brésil, c’est également la mauvaise gestion de la pandémie qui pourrait avoir raison du président de droite Jair Bolsonaro. Avec plus de 600 000 morts, le pays déplore l’un des pires bilans au monde, le deuxième, après les États-Unis. Une commission d’enquête parlementaire a d’ailleurs accusé le président Bolsonaro de plusieurs crimes, dont crime contre l’humanité, pour sa gestion de la crise sanitaire. L’ancien président Luiz Inacio « Lula » da Silva, chef du Parti des travailleurs, est pressenti pour remporter l’élection présidentielle d’octobre.

Plus de différences que de similitudes

Ce qu’ont en commun ces dirigeants, c’est avant tout de surgir dans ce contexte de ralentissement économique amplifié par la pandémie. Mais on ne peut nullement parler d’une gauche homogène à l’échelle de la région, soutient Stéphanie Rousseau.

Au Chili, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric représente un changement de génération, estime M. Ventura. Boric est opposé à l’autoritarisme et la verticalité dans l’organisation politique, il a pris des distances avec Cuba et le Venezuela, qui sont pourtant des références historiques de la gauche latino-américaine. Cette nouvelle gauche chilienne se soucie de l’environnement et tente de remplacer le modèle économique basé sur l’exploitation et l’exportation de matières premières et des ressources naturelles. Elle a également une posture différente sur les questions géopolitiques, moins marquée par la rupture avec Washington et les dénonciations de l’impérialisme américain. (…)

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