La justice française doit décider de l’extradition vers l’Argentine d’un tortionnaire présumé (Carolina Rosendorn/ Le Monde)

L’Argentine réclame depuis cinq ans de pouvoir juger l’ex-policier franco-argentin Mario Sandoval, accusé de crimes contre l’humanité. Après cinq ans de suspense, la cour d’appel de Versailles devrait se prononcer jeudi 14 septembre sur la requête d’extradition en Argentine de l’ex-policier Mario Alfredo Sandoval, un tortionnaire présumé de la dernière dictature militaire (1976-1983) installé depuis 1985 à Paris et naturalisé français il y a vingt ans. Buenos Aires l’accuse d’avoir participé à une centaine de crimes entre 1976 et 1979 sous les ordres de la junte militaire, dont un seul a été retenu par la justice française pour évaluer la demande argentine : la séquestration, en 1976, d’Hernan Abriata, un jeune étudiant en architecture qui n’a jamais été retrouvé.

Beatriz Cantarini de Abriata, mère de Hernan Abriata, devant l’ambassade de France à Buenos Aires, le 9 avril 2014. DANIEL GARCIA/AFP

Demandée par le juge argentin Sergio Torres en mars 2012 dans le cadre de l’affaire dite « de l’École de Mécanique de la Marine » (ESMA) –centre de détention clandestin de Buenos Aires d’où ont disparu quelque 5 000 opposants –, l’extradition avait été autorisée par la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris en mai 2014, avant d’être freinée par un arrêt de la Cour de cassation en février 2015. Ce qui fait débat entre les magistrats : la « disparition forcée », considérée comme un crime contre l’humanité imprescriptible par l’Argentine et par la Convention contre les disparitions forcées adoptée par l’ONU en 2006 – dont la France est signataire – ne figure pas dans le code pénal français. Alors que la demande d’extradition de M. Sandoval, 63 ans, ne date que de 2012, les faits sur lesquels elle s’appuie remontent aux années 1970. Les lois argentines dites du « Point final » (1986) et du « Devoir d’obéissance » (1987) pour amnistier les membres des forces de l’ordre ayant commis des actes criminels pendant les sept ans de dictature, ont empêché de poursuivre les responsables de plus de 30 000 disparitions, tortures et assassinats jusqu’en 2003, année de leur abrogation. Ouverte aussitôt, la « méga affaire » de l’ESMA, gérée par le tribunal d’instruction du juge Sergio Torres, comptait dès le départ plus de 1 000 victimes, dont seulement 547 corps ont été retrouvés. Parmi ces derniers ne figurait donc pas celui d’Hernan Abriata, âgé de 25 ans et marié depuis huit mois au moment de son enlèvement.

« Persécution politique »

La justice argentine soupçonne Mario Sandoval d’être à la tête de l’opération de police qui a arraché le jeune militant du mouvement péroniste de son domicile le 20 octobre 1976. L’ex-policier, reconverti depuis son arrivée en France en expert en intelligence économique, et ancien enseignant à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine (Iheal) de la Sorbonne Nouvelle, a toujours nié en bloc les accusations. Il a multiplié les versions, affirmant avoir été victime d’un problème d’homonymie, puis appuyant la thèse d’une persécution politique. Sollicités par Le Monde, ni M. Sandoval ni son avocat, Me Bertrand Lampidès, n’ont souhaité s’exprimer sur les faits qui lui sont reprochés. Me Karina Bearzi, secrétaire du juge Torres à Buenos Aires, affirme de son coté avoir présenté auprès des autorités judiciaires françaises tous les documents nécessaires afin de prouver l’identité de l’accusé : carte d’identité, photos et même son dossier personnel au sein de la police, lors qu’il était officier.

Pour Me Sophie Thonon-Wesfreid, avocate de l’État argentin, il n’y a jamais eu de doute sur le fait que c’était bien M. Sandoval qui agissait sous les ordres des bourreaux de la dictature du général Jorge Videla. La famille a témoigné de la participation de M. Sandoval à l’enlèvement de M. Abriata. « Est-ce que M. Sandoval répétera [lors de l’audience de jeudi] qu’il est victime d’une persécution politique ? Je ne sais pas. Mais il est fort probable qu’il profitera de l’argument avancé par la Cour de cassation sur la prescription des faits, estime l’avocate, car c’est celui qui l’arrange le mieux. » La cour d’appel de Versailles doit se prononcer précisément sur ce point : est-ce que l’on considère que, faute de corps, il n’est pas possible de déclarer Hernan Abriata mort ? Dans ce cas, le crime est considéré comme « continu » et la prescription ne s’applique pas. Ou bien estime-t-on que le jeune militant est mort depuis longtemps, au nom de la présomption de décès des personnes disparues, ce qui reviendrait à classer l’affaire comme prescrite ? Un faux dilemme, selon Me Thonon-Wesfreid. Le caractère continu d’un enlèvement suivi de disparition n’avait pas été remis en cause à l’époque des instructions ouvertes contre des responsables de la dictature chilienne du général Pinochet (1973-1990). En 2010, en effet, treize condamnations ont été prononcées par la justice française pour les disparitions au Chili de quatre ressortissants français entre 1973 et 1975.

Dichotomie

« Il existe en droit français des éléments pour considérer que le crime est imprescriptible, soutient l’avocate. Un crime commis dans le cadre d’un plan systématique de répression relève dans la jurisprudence internationale d’un crime contre l’humanité. » D’autant plus que la France fut l’un des États artisans, aux côtés de l’Argentine, de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, un traité de l’ONU. Or, en droit français, la définition du crime contre l’humanité date de 1994 et le principe de non-rétroactivité ne permet pas se fonder sur cette définition pour accepter l’extradition, puisque l’enlèvement a eu lieu bien avant, en 1976.

Pour Olivier Cahn, chercheur associé au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales du CNRS, cette dichotomie entre les engagements internationaux de la France et le rendu de sa justice ordinaire est éminemment politique. « Certains juges français se sont jusqu’à présent montrés soucieux d’éviter qu’il puisse y avoir des procédures contre des Français ayant commis des exactions pendant les guerres coloniales, estime-t-il. Sans cette jurisprudence, on aurait pu envisager, comme l’ont fait les Argentins, que les disparitions forcées sont des crimes imprescriptibles. »

Le 8 septembre, des enseignants-chercheurs de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine – où Mario Sandoval a donné des cours de relations internationales entre 1999 et 2005 –, ont adressé une lettre à la cour d’appel de Versailles pour lui demander d’autoriser son extradition. « Nous déplorons que M. Mario Alfredo Sandoval, ayant joui d’une complète impunité après la chute de la dictature, ait été amené par le passé à enseigner à l’Iheal en tant qu’intervenant extérieur, écrivent-ils. Ceci est contraire à toute l’histoire de l’Iheal, qui a accueilli de nombreux exilés de régimes autoritaires latino-américains et continue d’être un refuge contre toutes les persécutions. »

Le 22 mai, la famille d’Hernan Abriata avait également remis une lettre à l’ambassadeur français à Buenos Aires, demandant à Emmanuel Macron d’intercéder pour que Mario Sandoval réponde aux accusations à son encontre devant la justice argentine. D’autres pays européens abritant des tortionnaires présumés sont allés dans ce sens. En 2010, l’Espagne extradait l’ex-pilote de l’armée Julio Poch, soupçonné d’avoir participé aux tristement célèbres « vols de la mort » lors de la dictature de Videla. Madrid n’avait pourtant inscrit dans son code pénal l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité qu’en 1996, deux ans après la France.

Carolina Rosendorn

http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/09/13/la-justice-francaise-doit-decider-de-l-extradition-vers-l-argentine-d-un-tortionnaire-presume_5185119_3222.html