Les États face aux géants pétroliers et miniers en Amérique latine : quand David se heurte à Goliath (Vincent Arpoulet – Le Temps des Ruptures)


À l’image de Rafael Correa, qui affirme que : « Le principal objectif d’un pays tel que l’Équateur est d’éliminer la pauvreté. Et pour cela, nous avons besoin de nos ressources naturelles », un certain nombre de dirigeants de gauche arrivent au pouvoir dans la majorité des pays latino-américains au cours des années 2000 avec l’objectif affiché d’impulser une étatisation significative des secteurs pétrolier et minier.

Cet article vise alors à analyser dans quelle mesure les politiques minières et pétrolières mises en place, sous l’impulsion de conceptions néolibérales, au cours des années 1980 et 1990 engendrent un certain nombre de contraintes structurelles qui viennent limiter la volonté affichée par ces gouvernements de rompre avec deux décennies de néolibéralisme.


“L’idée centrale de ce rapport est d’élaborer une formule cohérente et intégrée en vue de mettre en place une économie décentralisée qui permette d’utiliser le plus efficacement possible les ressources dont dispose le pays, afin d’atteindre ainsi des taux élevés de développement”. C’est ainsi que débute le manifeste intitulé El Ladrillo, rédigé en 1973 par plusieurs Chicago Boys, un groupe d’économistes formés au sein de l’Université de Chicago qui constitue alors le laboratoire de la pensée néolibérale. Cette pensée postule que l’État doit se désengager au maximum du marché économique, afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle, perçue comme la condition d’une gestion adéquate d’un secteur économique dans la mesure où chaque individu agit de manière rationnelle puisqu’il poursuit son intérêt propre. Les néolibéraux considèrent ainsi que la réussite des uns bénéficie nécessairement aux autres. Si ce manifeste met l’accent sur la nécessité de protéger la liberté économique face à la régulation étatique, il sert de programme économique à la dictature militaire instaurée par Augusto Pinochet au Chili. Cela vient invalider les propos de Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, qui affirme que : “le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique”. Force est de constater qu’indépendamment de l’orientation politique des différents États latino-américains, la majorité d’entre eux mettent en place, au cours des années 1980, des politiques économiques largement influencées par la théorie néolibérale, dans un contexte de diffusion à l’échelle régionale des recettes promues par le Consensus de Washington, un programme d’ajustement structurel encourageant la libéralisation des économies latino-américaines et la privatisation de leurs principaux secteurs économiques.

Une dynamique de « reprimarisation extractive » au service de la survalorisation du capital

Or, l’importation de conceptions néolibérales en Amérique latine a eu des conséquences significatives sur les modalités de gestion des ressources naturelles disponibles en grande quantité sur le continent, à l’image du pétrole ou des minerais. De nombreux pays ont donc conduit des réformes similaires :  en Bolivie, l’adoption, sous l’impulsion du gouvernement de Sánchez de Lozada, d’une série de réformes visant à privatiser la majorité des entreprises publiques du pays, en particulier celles chargées de la gestion des ressources pétrolières et minières ; en Équateur l’adoption par le gouvernement de Sixto Duran Ballén en 1993 d’une réforme de la Loi des hydrocarbures qui reconfigurera la participation de l’État dans la gestion des ressources pétrolières au profit du secteur privé. Cette réforme a autorisé des entreprises privées à bénéficier d’un pourcentage de participation dans l’exploration et exploitation des gisements d’hydrocarbures. En d’autres termes, ces entreprises peuvent depuis non seulement exploiter ces gisements, mais sont également propriétaires d’une part de ces ressources, ce pourcentage de possession étant défini au sein d’un contrat de participation conclu avec l’entreprise pétrolière étatique Petroecuador.

Ces deux exemples traduisent le fait que l’implantation du néolibéralisme en Amérique latine a engendré, au sein de la majorité des États du continent, un processus de « reprimarisation extractive » qui se traduit par l’installation de multinationales sur les principaux gisements d’hydrocarbures ou de minerais. Ce processus vient alors reconfigurer les modalités de gestion de ces ressources stratégiques dans la mesure où leur exploitation à grande échelle se substitue progressivement à des modalités d’extraction plus artisanales et locales, qui représentaient jusqu’alors la majeure partie des activités extractives. En d’autres termes, l’insertion du secteur privé dans la gestion des ressources naturelles stratégiques a engendré un élargissement significatif des surfaces exploitées, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences environnementales significatives puisque la construction d’infrastructures nécessaires au développement de l’exploitation pétrolière et minière sur des surfaces de plus en plus importantes repose pour une grande part sur de la déforestation.

De ce point de vue, nous pouvons constater que, si la dégradation de l’environnement est inhérente à la nature même de l’extractivisme, le fait que le développement de ces activités repose principalement sur des conceptions néolibérales contribue à aggraver leur impact environnemental. Le  géographe Andréas Malm explique notamment que les tenants du néolibéralisme appréhendent les ressources naturelles comme des « leviers de survaleur du capital ». Autrement dit, elles permettent selon eux d’optimiser au maximum la mise en valeur du capital en démultipliant dans des proportions considérables la production d’un travailleur. De ce point de vue, Malm explique notamment que l’avantage des ressources pétrolières repose sur le fait qu’elles ne nécessitent que peu de main d’œuvre pour être extraites. En effet, dès lors que le gisement est creusé, il est possible de retirer des quantités considérables de pétrole, ce qui permet de maximiser la production du travailleur qui se charge de son exploitation.

Si la configuration même des activités extractives permet la survalorisation du capital tiré de ces ressources, nous pouvons constater que les multinationales minières et pétrolières qui s’installent en Amérique latine cherchent à maximiser les effets de ce levier en réduisant le plus possible leurs coûts de production. Ainsi, les modalités d’extraction pétrolière développées par le groupe étasunien Chevron-Texaco en Équateur sont significatives. En effet, Pablo Fajardo, avocat de l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif composé de citoyens et de membres de communautés indigènes qui se constituent partie civile en 2003 en vue de dénoncer les dommages environnementaux causés par les activités de cette entreprise pétrolière en Amazonie, affirme notamment que : « Chevron voulait obtenir le plus de profits possibles avec le plus bas investissement possible. Jamais elle n’a appliqué la technologie adéquate en Amazonie. (…)

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