🇲🇽 Au Mexique, compter les mort·es, chercher les disparu·es (entretien avec Sabrina Melenotte / Pierre Madelin / Ballast)
Le 26 septembre dernier a marqué le dixième anniversaire de la disparition des 43 étudiant·es de l’école rurale d’Ayotzinapa, dans la province de Guerrero, au Mexique. Depuis le milieu du XXe siècle, les disparitions forcées ont concerné plus de 100 000 personnes, soit autant de familles, dans un pays qui compte près de 130 millions d’habitant·es. Face à l’inaction, voire à la complicité des autorités, c’est la société civile qui se mobilise pour retrouver les disparu·es, afin de leur offrir une sépulture décente et de faire leur deuil. L’essayiste et traducteur Pierre Madelin s’est entretenu avec l’anthropologue Sabrina Melenotte, coordinatrice de Mexique – Une terre de disparu·e·s et qui, depuis plusieurs années, accompagne les familles dans leurs recherches.
Vous avez consacré depuis plusieurs années l’essentiel de vos recherches à la question des personnes disparues au Mexique, ainsi qu’à celles et ceux qui les recherchent. Pourriez-vous nous rappeler quelle est la situation ?
À ce jour, le Mexique compte plus de 116 000 personnes disparues, la moitié se concentrant dans seulement cinq des 32 états fédérés de la République. S’ajoute un solde macabre d’environ 500 000 homicides volontaires, avec en moyenne 90 assassinats — dont 10 féminicides — par jour, et un nombre très important de migrant·es qui disparaissent lors de leur transit dans le pays. La temporalité ne cesse de s’étirer et remonte désormais à 1952 dans les registres officiels. Néanmoins, il faut souligner que la quasi-totalité de ces disparitions et homicides ont eu lieu à partir de 2006, en raison de la lutte contre le narcotrafic impulsée par Felipe Calderón Hinojosa (2006-2012). Les personnes qui disparaissent sont en majorité des hommes entre 19 et 35 ans, bien que l’on observe ces dernières années une certaine féminisation des disparitions dans certains états fédérés, par exemple dans le Nuevo León. La disparition de très jeunes femmes entre 12 et 19 ans est directement adossée à la traite de celles-ci à des fins sexuelles ou à des féminicides, qui se manifestent souvent dans le domaine privé. Les chiffres, incomplets et incertains, font tressaillir car le pays se targue d’être une démocratie depuis plus de trente ans.
Quelles en sont les raisons ?
La nécropolitique mexicaine contemporaine puise, d’une part, dans le répertoire ancien des répressions qui ont caractérisé les histoires nationales en Amérique latine depuis les années 1970, et d’autre part dans l’histoire globale et contemporaine du capitalisme, qui a déstructuré les pactes clientélistes anciens, marchandisé et exploité les corps, désormais tuables en toute impunité. À l’époque de la « guerre sale » déjà, dans les années 1970-1980, des politiques contre-insurrectionnelles se déployaient contre des groupes particuliers de la population, essentiellement des étudiants et militants de gauche, des membres de guérillas, des ouvriers, des paysans et des indiens organisés. La « guerre contre la drogue » impulsée en 2006 a conduit à une hausse spectaculaire du nombre de victimes et un changement quant à la nature même des violences, désormais caractérisées par une grande cruauté sur les corps. Et cela ne concerne plus uniquement les groupes organisés, mais l’ensemble de la population civile. L’augmentation drastique et incessante des homicides et des disparitions est donc un aveu de l’échec des politiques sécuritaires.
Quelle est la part de responsabilité de l’État mexicain dans ces disparitions massives ?
Il est indéniable que les cartels défient la souveraineté de l’État mexicain et contrôlent par la terreur les populations de certaines régions. Il est tout aussi indéniable que dans bien des cas, des hommes politiques, des forces de l’ordre ou l’armée sont impliqués directement dans les disparitions. Dans l’État de Veracruz, où je mène actuellement mes enquêtes ethnographiques, les anciens gouverneurs Fidel Herrera (2004-2010) et Javier Duarte (2010-2016) avaient établi un pacte à peine dissimulé avec le sanguinaire cartel des Zetas, composé d’anciens groupes d’élites de l’armée. Il n’est pas rare non plus que des acteurs publics sous-traitent le « sale boulot » à des acteurs privés. La privatisation et la sous-traitance de la violence ne sont pas propres au Mexique, mais elles ont été exacerbées ces dernières années.
Le 26 septembre dernier, on a commémoré les dix ans de la disparition des 43 étudiants de l’école rurale d’Ayotzinapa dans le Guerrero1. On sait que le maire d’Iguala avait fait appel au cartel des Guerriers Unis pour se débarrasser des corps, et que les polices municipales et fédérées, ainsi que l’armée, ont joué un rôle actif dans l’action coordonnée de la répression. Bien qu’un cartel soit impliqué, ce cas est devenu paradigmatique de la violence d’État au sein de ce que le journaliste Témoris Grecko a nommé un « empire criminel », composé d’agents de l’État devenus narcotrafiquants. Ces phénomènes de corruption, de collusion, voire carrément d’allégeance, entre monde politique et monde criminel, doivent être analysés à partir de ces arrangements locaux et régionaux plus ou moins stables et durables.
Des dispositifs ont-ils malgré tout été mis en place pour faire face à ces disparitions ?
Oui. Des institutions ont été créées pour prendre en charge les victimes et les recherches de personnes disparues. Dès 2013, une première Loi sur les victimes a été adoptée après la grande marche de 2011 organisée par le poète Javier Sicilia, chef de file du Mouvement pour la paix avec justice et dignité (MPJD), suite à l’assassinat de son fils. Cette loi offre des droits, des programmes de réparation matérielle et de l’assistance juridique aux familles de victimes. Une autre loi, entrée en vigueur fin 2017, reconnaît la disparition dite « forcée », commise par des agents de l’État et plus seulement par des particuliers, ce qui a constitué une avancée normative cruciale, quand on sait que la rhétorique officielle se contentait jusque-là de parler de « non-localisations » et de « règlements de compte » entre criminels. Ces réformes sont le fruit de la pression exercée par des mobilisations sociales plus que d’initiatives présidentielles. Malgré tout, il reste encore beaucoup à faire pour briser le mur de l’impunité, réparer les traumatismes et accéder à une justice intégrale, pénale et sociale, qui fasse toute sa place aux revendications des familles de victimes. (…)
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