«Nouvelles routes de la soie»: en Amérique latine, «les États et les sociétés savent dire non» (Christophe Paget / RFI)


Au Pérou, la Chine construit en ce moment, avec sa compagnie Cosco Shipping, un port en eau profonde qui doit permettre de réduire le temps de trajet des conteneurs entre l’Amérique latine et la Chine de dix jours. Un projet qui s’inscrit dans le cadre des « nouvelles routes de la soie ». L’Amérique latine est le deuxième plus important destinataire des investissements étrangers chinois derrière l’Asie. Emmanuel Véron, spécialiste de la Chine contemporaine, des questions stratégiques et de relations internationales, associé à l’Inalco et à l’École navale, répond aux questions de RFI sur les « nouvelles routes de la soie » en Amérique latine.

Une vue générale du chantier où la compagnie chinoise Cosco Shipping construit un port en eau profonde à Chancay au Pérou, le 22 août 2023. © Ernesto Benavides / AFP

RFI : Qu’est-ce que la Chine vient chercher au Pérou, et plus largement en Amérique latine ?

Emmanuel Véron : Elle vient d’abord et avant tout chercher du soutien et de l’appui politique, diplomatique, mais aussi des ressources naturelles et agricoles. C’est le pilier essentiel de la diplomatie chinoise en direction du Pérou, de la Colombie, du Brésil bien évidemment, ou de l’Argentine. Pékin veut aussi resserrer l’étau diplomatique autour de Taïwan, en essayant de se rapprocher le plus possible de différents États qui jusqu’alors reconnaissaient Taïwan. Et quand on regarde la cartographie de ces États-là, ils ne font que s’égrainer, diminuer : on a quelques États en Amérique centrale, aux Caraïbes et un seul en Amérique latine, le Paraguay. L’ensemble des autres États reconnaît Pékin comme seule Chine.

Cette volonté de la Chine d’établir des liens avec l’Amérique latine ne date pas des « nouvelles routes de la soie », elle a commencé il y a une vingtaine d’années. Est-ce que c’était aussi, de la part de certains pays d’Amérique latine, une volonté d’être moins proche des États-Unis, de l’influence américaine ?

Il y a indéniablement, de la part de la plupart des pays latino-américains, une volonté de diversifier les partenariats, de sortir d’une logique d’arrière-cour américaine. D’ailleurs, on voit que la percée chinoise des vingt dernières années est concomitante avec l’arrivée au pouvoir des différents mouvements de gauche, que ce soient le Brésil, les pays andins, l’Argentine ou le Chili. Bien évidemment, depuis vingt ans, il y a eu flux et reflux de ces gouvernements, de gauche et de droite. Aujourd’hui, on a de nouveau un agenda qui est plutôt à gauche. Et on sent que la Chine essaye au maximum, même si elle partage des accointances avec l’ensemble du spectre politique, de tirer profit de ce paysage politique plutôt à gauche.

Ces « nouvelles routes de la soie », on le voit avec la construction de ce port en eau profonde au Pérou, vont au-delà du simple accord pour l’exportation d’énergie et de matières premières. Comment procède la Chine pour s’établir dans ces pays ?

Il y a cette première phase de rapprochement, d’intensification des relations, et puis rapidement la signature des accords de libre-échange avec l’ensemble des pays – je pense à celui du Brésil au milieu des années 2000, idem avec la Colombie, le Pérou, l’Argentine, le Chili… qui donc viennent asseoir l’influence politique, diplomatique chinoise, qui, elle, cherche d’abord à sanctuariser les ressources naturelles – des ressources minières, des ressources agricoles. Et puis, par là même, déployer tout le volet infrastructurel du rail, de la route et bien évidemment les infrastructures portuaires. Il y a, je le disais, sur les ressources naturelles, l’importance des minerais, du gaz et du pétrole. Ce qui conduit certains collègues enseignants-chercheurs latino-américains à parler de « reprimarisation » des économies latino-américaines : à mesure de l’accroissement des relations économiques – par exemple avec le Brésil, on a davantage de relations qui sont polarisées par l’extraction, par les ressources agricoles. En échange, on a une perte substantielle des capacités industrielles brésiliennes face à la très forte concurrence chinoise, notamment de produits chinois dans la balance commerciale sino-brésilienne qui viennent inonder le marché brésilien. 

Et puis, toujours dans le cadre de ces « nouvelles routes de la soie », il y a ces prêts contractés auprès de la Chine – elle le fait aussi en Asie ou en Europe centrale : des prêts sous conditions : « on vous prête de l’argent, mais vous devez recourir à notre technologie si vous voulez faire telle ou telle chose ».

Le cas de l’Argentine est particulièrement intéressant, puisqu’elle a adhéré pleinement en signant ce qu’on appelle un Memorandum of understanding en février 2022, dans le cadre des « nouvelles routes de la soie ». Et précisément, quand un pays signe ce type d’accord, c’est « open bar », si je puis dire, pour la pénétration chinoise en matière de standards, en matière de déploiement diplomatique, commercial, voire stratégico-militaire. Et il ne vous aura pas échappé que l’Argentine accueille une base avec un relais pour le développement spatial de la Chine, notamment dans la base de Neuquén au cœur de l’Argentine. Et cette base-là, qui a des visées sur le programme spatial, fait aussi la jonction avec la vision chinoise d’observation et de visée stratégique sur le pôle Sud. Donc on voit bien ici l’enjeu, qui est purement infrastructurel, des « nouvelles routes de la soie », associé à des enjeux stratégiques et diplomatiques dans lesquels les partenariats déséquilibrés avec des pays affaiblis, et c’est bien le cas de l’Argentine, ne pèsent pas suffisamment face à la Chine. (…)

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