🇵🇾 Paraguay : cinquante ans après, le Condor vole toujours (Anahi Pin / FAL)
Le Condor vole toujours : ce sont les mots de Martín Almada, militant des droits humains, avocat, écrivain et ancien professeur, qui fut emprisonné et torturé sous le régime de Alfredo Stroessner au Paraguay. Il fait référence au Plan Condor, un système de répression transnational mis en place durant les années 1970 par les dictatures du cône sud en Amérique Latine.
Une coordination répressive inédite alliant les services secrets du Chili, de l’Argentine, de Bolivie, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay, avec le soutien des États-Unis, assassinant les dissidents politiques jusqu’en Europe. Des dizaines de milliers de personnes sont tuées, torturées, ou portées disparues ; des bébés sont enlevés et adoptés illégalement par des officiers de ces régimes ou leurs amis. Martín Almada fut l’un de ceux qui levèrent le voile sur ce système, découvrant au Paraguay les « Archives de la terreur. »
En 2025, nous commémorons les cinquante ans du Plan Condor. Cinq décennies après, le travail de mémoire n’a pas toujours été fait. Les dictatures comptent encore de nombreux soutiens, les crimes commis ne sont pas toujours reconnus ou condamnés, les disparus restent disparus, tous les enfants volés n’ont pas été retrouvés. Selon Martín Almada, l’héritage du Condor reste bien présent en Amérique Latine, au travers du fichage et de la répression pratiqués par l’armée, la police, le système judiciaire et des groupes paramilitaires employés par des multinationales agroalimentaires contre ceux qu’ils considèrent comme des opposants politiques : paysans sans terres, indigènes, militants écologiques… Expulsions forcées, assassinats, criminalisation, censure : bien que la situation ne soit pas la même que sous les dictatures des années 1970, on continue d’assister en Amérique Latine à une répression forte des voix dissidentes.
Dans quelle mesure la répression des opposants, la corruption et l’oligarchie mises en place durant la dictature font-elles encore aujourd’hui partie intégrante de la vie politique et sociale au Paraguay, où l’on observe une répression autoritaire au service des multinationales ?
Stroessner, le Parti Colorado, les États-Unis, et l’Ennemi Intérieur
Particularités du stroessnisme
En 1954, au terme de plusieurs années de conflits et de coups d’État, le général Stroessner s’empare du pouvoir au Paraguay. Il règnera pendant trente-cinq ans à la tête de la plus longue dictature de l’Amérique Latine. Un régime centré autour de son leader, reposant sur un système de loyauté et de récompenses, où la contrebande prend une place centrale.
Jusqu’en 1959, Stroessner consolide son régime au moyen de purges destinées à fidéliser l’Armée et le gouvernement. Il procède à la « coloradisation » de l’appareil étatique, rendant obligatoire l’affiliation au Parti Colorado pour les cadets et parents des cadets souhaitant s’inscrire au Collège Militaire, et pour qui voulait entrer au service de l’État, formant un État centralisé et personnaliste. Une caractéristique qui le différencie de ses voisins, où les Forces armées n’étaient pas identifiées avec un parti politique. Le pouvoir est concentré autour de Stroessner et indissociable du Parti Colorado, toujours au pouvoir aujourd’hui.
La corruption fait, dès le début, partie intégrante du régime. Selon Anibal Miranda, sociologue paraguayen et ex-détenu politique, l’état paraguayen se confondait avec une structure criminelle organisée[1]. Les militaires et policiers se livrent à des activités de contrebande (comme la vente d’armes en Afrique du Sud), au trafic de drogue, et au trafic sexuel. Pour Stroessner, la corruption est « le prix de la paix ». Elle constitue une source de revenus pour l’élite étatique, et permet au dictateur de s’assurer la loyauté de ses subordonnés, qu’il arrose de récompenses selon ses affinités.
Nixon, le communisme, l’ennemi intérieur
Le régime stroessniste reposait sur l’idée d’un retour à un passé héroïque et glorieux, le général Stroessner étant considéré comme un héros national, l’héritier du maréchal et dictateur Francisco Solano López ; il était l’homme qui avait apporté la paix et le progrès à un pays meurtri par les guerres de la Triple Alliance et du Chaco, et par des années de conflits en son propre sein.
Le Paraguay, petit et isolé au milieu de l’Amérique Latine, se trouve vulnérable, et l’État manque d’argent. Stroessner se cherche des alliés puissants. Les États-Unis, à cette époque en pleine guerre froide, deviendront le sculpteur qui façonnera l’anticommunisme au Paraguay, une des grandes caractéristiques du régime.
«Pourtant, en 1954, rien ne prédisposait Alfredo Stroessner à devenir le «Champion de l’Anticommunisme». Son coup d’État n’était pas une réaction face à la menace communiste comme l’avaient été les putschs au Brésil en 1964, au Chili en 1973 ou en Argentine en 1976. Stroessner avait pris le pouvoir pour le garder et s’enrichir, se positionnant comme un homme fort au détour d’une crise politique. L’anticommunisme devint son fer de lance pour percevoir des fonds économiques de la part du puissant voisin du nord. Peu à peu, la Doctrine de Sécurité Nationale fit son chemin et cet anticommunisme «artificiel» au départ devint inhérent à la société et au gouvernement paraguayens, et surtout prétexte à la répression. »
« Pour gagner l’appui de l’Oncle Sam et un appui certain dans le camp des relations internationales, Stroessner était prêt à lui donner tout ce qu’il voulait, y compris dans le domaine militaire : des bases aériennes. Le manque d’argent dans les caisses de l’Etat était la principale raison de toutes ses démarches. Il offrait en échange ce qu’il avait : de la bonne volonté et des terres à exploiter »[2]
Stroessner redouble de cette « bonne volonté » dans la lutte contre le communisme, recueillant au Paraguay des criminels exilés d’extrême droite. Stroessner accueille donc des nazis, des fascistes italiens, des anciens membres de l’OAS, des terroristes croates. Il signe des accords avec d’autres pays anticommunistes, comme le Japon, ou l’Afrique du Sud en plein apartheid. Le pays devient membre de la WACL, organisation anticommuniste soutenant des régimes répressifs et des groupes paramilitaires, et le 1er juin 1973 à Ciudad del Este se tient un congrès de la CAL (confédération anti-communiste latino-américaine), section régionale de la WACL.
Le Paraguay gagnera bientôt sa réputation de « pays le plus anticommuniste du monde, » et Nixon surnommera Stroessner « Our man in Paraguay », plaçant le Paraguay comme étant, plus qu’un pays allié, un pays subordonné aux États-Unis. Une antenne de la CIA est même placée à Asunción.
Cette doctrine anticommuniste était intrinsèquement liée avec l’idée de « l’ennemi intérieur », une doctrine développée par les militaires français lors des guerres d’Algérie et d’Indochine. Ici, l’ennemi n’était plus clairement identifié par un uniforme, mais infiltré au milieu de la population, sur tout le territoire, luttant aussi bien à travers la guérilla et le terrorisme qu’en répandant son idéologie insidieusement.
Pour aider le Paraguay à lutter contre cet « ennemi intérieur », en 1956, la CIA envoie le Lieutenant K. Thierry, qui servira de conseiller technique à la DNAT (direction nationale des affaires techniques), la police secrète de Stroessner qui fut l’un des piliers de la répression dictatoriale paraguayenne. Il formera cette organisation à des techniques de torture et de répression « avancées ». Dans une lettre au ministre de l’intérieur à la fin de son service, il écrit : « Au sujet de la DNAT, Son Excellence a été suffisamment bien conseillée et mise au courant jusqu’à aujourd’hui. Je suis sûr que sous la direction du Docteur Campos Alum, cette petite, mais puissante organisation, continuera de rendre le même service hautement efficace qu’elle a rendu depuis sa création. » Campos Alum, alors directeur de la DNAT, fut l’un des plus grands tortionnaires de la dictature.
La machinerie de la répression
Ayant adopté la doctrine de l’ennemi intérieur et le farouche anticommunisme des États-Unis, devenu membre de la WACL, formé aux techniques de torture et répression par la CIA, le pays se trouve dans l’engrenage d’une répression étouffante et paranoïaque, qui plane sur tous les aspects de la vie quotidienne.
« Le communisme pouvait être un curé, un paysan, il pouvait être un libéral de droite, mais, s’il était fait prisonnier pour anti-stroessnisme, c’est qu’il était communiste, et ça, c’était trop dangereux pour ce que cela représentait pour la stabilité de la nation (CVJ, 2021). Dans ce qui a été dit, effectivement, apparaît l’élément clé dans la construction de l’ennemi intérieur, la définition de ce qui est erroné, dangereux, mauvais, mais une définition de ce qui est ambigu sur le plan des idées : « ce que l’on croit être mauvais, il doit être éradiqué, personnifié et poursuivi. » » [3]
L’ennemi peut donc être partout ; il est un poison idéologique qui peut contaminer la société et perturber la gloire paraguayenne, la paix et le progrès garantis par Stroessner. Le système de répression se repose en grande partie sur la délation pratiquée par la population elle-même. Les informateurs civils de l’état sont surnommés les pyragues, capables de dénoncer le moindre écart chez leurs voisins et leurs familles. La surveillance est au cœur même de la vie quotidienne. Toute personne étant considérée comme « subversive » risque de se faire jeter en prison et torturer. Cela inclut les communistes, mais aussi tous ceux qui se montraient critiques du régime, ou qui ne correspondaient pas à l’image du bon paraguayen travailleur et père ou mère de famille, les célibataires, les homosexuels et les mendiants étant souvent soupçonnés et visés. Martín Almada témoigne que même le fait d’être un homme avec une barbe et des cheveux longs ou de porter une chemise colorée peut valoir une arrestation.
Lorsqu’il fut arrêté, Martín Almada était officiellement membre du parti Colorado, bien qu’adhérent au MOPOCO, une branche dissidente. Ses crimes étaient d’avoir publié une thèse critiquant le système éducatif paraguayen, son activité syndicale dans l’enseignement, et ses méthodes d’éducation inspirées de Paulo Freire, un autre subversif. Il fut torturé pendant trois ans, de prison en prison, en passant par le camp de concentration d’Emboscada. Dans la paranoïa du régime, tous ceux qui déviaient d’un iota du statu quo faisaient partie de « l’ennemi intérieur ».
On pouvait aussi être arrêté pour s’être mis en travers du chemin des membres puissants du régime ; dans un pays où la corruption fait partie intégrante du fonctionnement politique, les membres du gouvernement et les militaires peuvent simplement faire incarcérer les civils qui les dérangent sur le plan personnel. Dans une interview avec Investig’action, Almada mentionne une femme dont le fils aurait été emprisonné parce qu’elle ne voulait pas céder sa propriété ; épisode mentionné également dans le livre « Opération Condor, un homme face à la terreur en Amérique Latine » de Pablo Daniel Magee.
Parmi les personnes persécutées, il faut mentionner les indigènes et les paysans. Dans la camp de concentration d’Emboscada, la majorité des prisonniers étaient des paysans sans terres, qui ne pouvaient pas gagner leur vie sous le système agricole oligarchique mis en place par Stroessner. Nous devons nous intéresser plus en détail à ce système, qui perdure encore aujourd’hui.
L’oligarchie agricole paraguayenne
Les terres malhabidas
En 1954, 65% de la population vivait en zone rurale, et l’agriculture représentait l’activité majeure du pays, avec seulement 7% de la population travaillant dans le secteur industriel. À ce moment-là, déjà avant Stroessner, la répartition des terres au Paraguay était extrêmement inégale : 87,7% des exploitations agricoles étaient aux mains d’1,1% des propriétaires. Stroessner met en place la « Révolution Pacifique », où il revendique puis rachète ou exproprie des terres appartenant jusque-là à de grosses sociétés brésiliennes, argentines ou paraguayennes.
Le programme était censé amener à une redistribution des terres au service du paysannat paraguayen. Selon Juan Manuel Fruntos, politicien Colorado et président de l’IBR (Institut du Bien-être Rural), « Ce qui nous intéresse, c’est ce que dit et pense l’agriculteur paraguayen et nous sommes ici pour servir l’agriculteur paraguayen. »
Derrière ce discours populiste se cache une réalité moins altruiste : Stroessner distribuait des milliers d’hectares de terres à ses alliés, formant une nouvelle oligarchie agricole qui écrasera le paysannat paraguayen.
« Dans les registres de l’IBR, les noms d’ «agriculteurs des villes» commencèrent à apparaître. Des personnes qui, étrangement, ne recevaient pas des lots de taille moyenne mais des milliers d’hectares. L’expropriation se fit au profit de personnes liées à la sphère étatique. Des personnes que le listing public et officiel avait omis : les généraux Stroessner, Rodriguez (commandant de la 1ère division de Cavalerie), Britez Borges (chef de la Police à partir de 1966), Fretes Dávalos (commandant en chef des Forces Armées), Guanes Serrano (chef du service de renseignement militaire); le ministre de l’Intérieur (jusqu’en 1966) Edgar Insfrán, mais aussi le président de l’IBR lui-même, Juan Manuel Frutos, qui devint un grand propriétaire terrien. Dans la même optique, des milliers d’hectares furent transférés à des entreprises telles que la Agro-Industrial Canindeyú, Ybel Paraguaya, La Inmobilaria SA, Ganadera Pirpucú, Yguazú SA… etc. » 2
Ces terres sont aujourd’hui appelées les terres malhabidas, les terres mal acquises, aujourd’hui encore aux mains de grands propriétaires terriens, souvent encore des anciens du régime. Les enquêtes concernant ces terres manquent cruellement, et le pays se repose encore aujourd’hui sur ce modèle agricole oligarchique. On estime que les terres malhabidas constituent 8 millions d’hectares, une surface égale au Panamá. Dans son documentaire De la Guerre Froide à la Guerre Verte (Green is the new Red), la réalisatrice Ana Recalde Miranda dénonce cette situation, établissant un parallèle avec les terres « grillagem » au Brésil, des hectares occupés illégalement depuis des décennies.
Dans le contexte dictatorial, « l’ennemi intérieur » est celui qui perturbe cet ordre établi, le paysan sans terre, l’indigène qui vit sur ces territoires mal acquis. Au début des années 60 sont créées les Ligues Agraires Chrétiennes, un mouvement social inspiré par la théologie de la libération qui promouvait une réforme agraire équitable, contre les abus des grands propriétaires et du régime, et défendait les paysans à la recherche d’une terre à cultiver. Le régime réprime violemment ce mouvement « subversif », suivant le modèle habituel : emprisonnement et torture des opposants, déportation en camp de concentration, dissolution forcée du mouvement.
Génocide
L’un des groupes ayant subi le plus de violence durant la dictature de Stroessner sont les indigènes. Ils sont en bas de l’échelle sociale et sujets au racisme, comme le décrit Pablo Daniel Magee dans sa biographie de Martín Almada « Opération Condor, un homme face à la terreur en Amérique Latine ». Les populations indigènes du Paraguay sont sujets à des violences et déplacements forcés. Sous Stroessner, les violences se perpétuent et s’accélèrent avec le développement de l’agriculture et de l’industrie. Des violences facilitées par un racisme très présent envers ces populations ; ceux qui n’adoptent pas le mode de vie européen sont vus comme arriérés, en-dehors de la société. Le guarani, langue du peuple guarani, est la langue officielle au même titre que l’espagnol, mais seules les classes les plus défavorisées le parlent exclusivement, tandis que les plus fortunés ne parlent que l’espagnol. Dans son livre, Pablo Daniel Magee décrit également cette situation : Martín, fils de lavandière, ne parlait pas espagnol avant ses 12 ans, et fut mal considéré pour cela une fois arrivé à Asunción ; on l’appelait « l’indio » à l’école. Encore aujourd’hui, il est courant qu’une personne ayant une certaine apparence, comme une personne ayant la peau trop foncée, soit qualifiée « d’indio » sur un ton péjoratif. Tout ce qui s’éloigne du mode de vie européen est rejeté.
Sous la dictature, les peuples indigènes perdent donc plus de territoire que jamais auparavant dans l’histoire paraguayenne. Le peuple aché subit un génocide, où jusqu’à 60% de sa population[4] sera annihilée. Les indigènes sont chassés à coup de machettes par les colons, pour le bénéfice de l’industrie minière, de l’industrie du bois, de l’élevage. En 1971, l’anthropologue espagnol Bartomeu Meliá alerte sur le risque de génocide encouru par les aché. En 1973, l’anthropologue Mark Münzel dénonce le génocide dans son rapport « Génocide au Paraguay », diffusé par Survival International. Fidèle à leur allié, les gouvernements du Royaume-Uni, des Etats-Unis et de l’Allemagne de l’Ouest nièrent l’existence de ce génocide.
[La première fois qu’il a vu des « Blancs », Enrique Tekuaregi avait dix ans. Il vivait alors avec sa famille selon le mode de vie ancestral du peuple indigène Aché, chasseurs-cueilleurs nomades dans la forêt tropicale paraguayenne. « Un groupe de femmes enceintes se rafraîchissait, confie l’homme aujourd’hui âgé de 58 ans. Il y avait Chamataprarugi, Kryrogi et des autres. Les Paraguayens sont arrivés par derrière et ont tiré au fusil, des femmes ont été mutilées à la machette. Ils ont emmené les enfants, moi j’ai couru le plus vite possible. » […] La scène remonte à 1967. La dictature du général Stroessner vient de décréter la sédentarisation forcée des derniers individus encore non contactés. Hommes traqués à la chasse à courre puis concentrés dans un camp de travail, femmes réduites en esclaves sexuelles, enfants volés et utilisés comme domestiques : les indigènes Aché vont alors être victimes pendant plus de dix ans des pires violations des droits de l’homme. »][5]
Le Condor
La mise en place d’un système répressif, d’une surveillance de masse et d’une paranoïa induite par le fantôme d’un ennemi intérieur menaçant la dignité et l’identité nationale constituèrent les germes de l’Opération Condor au Paraguay. Le Condor regroupait le Chili, l’Argentine, la Bolivie, l’Uruguay, le Brésil et le Paraguay. Il fut officiellement mis en place le 28 novembre 1975 à Santiago, où Pinochet convoque des représentants de ces six pays. Il s’agissait d’un système de collaboration destiné à la traque et l’élimination des opposants. Via la mise en place d’une banque de données commune, utilisant des moyens à la pointe de la technologie de l’époque, ces différents régimes dictatoriaux vont traquer, emprisonner, torturer et faire disparaître leurs opposants quels qu’ils soient : des militants socialistes, des généraux, des guérilleros, des hommes politiques démocrates (comme l’ancien ministre Orlando Letelier), des membres de l’église trop progressistes, et toute personne se montrant trop critique du régime, y compris à l’international. Cette opération, dont la phase principale se déroula de 1976 à 1978, bénéficia de la complaisance voire du soutien de la CIA.
On pouvait déjà voir les prémisses de ce système commencer de s’établir même avant son officialisation. On peut penser par exemple à l’assassinat du général Carlos Prats le 30 septembre 1974 à Bueno Aires par la DINA, très probablement facilité par les forces de l’ordre argentines[6]. Il y a déjà ici une collaboration entre deux pays de l’opération Condor.
À Asunción, le 16 mai 1975, six mois avant la réunion à Santiago, les deux membres de guérilla Amilcar Santucho et Jorge Fuentes sont arrêtés. Ils sont hauts placés au sein du PRT/ERP, du MIR et de la JCR, détenant des sur eux des documents remplis d’informations vitales. La police paraguayenne décide de partager leurs informations avec le FBI et les services de renseignements des pays alliés. A leurs séances de torture seront présents des argentins et des chiliens. « La gestion du cas Santucho-Fuentes créa le moule dans lequel, six mois plus tard, serait coulée l’opération Condor. » (John Dinges)
Lorsque Martín Almada est torturé dans les prisons paraguayennes, il témoigne lui aussi de la présence de plusieurs officiers étrangers. « J’ai été torturé par des militaires argentins, brésiliens boliviens, chiliens, uruguayens et paraguayens ». Martín Almada a été arrêté en 1974, soit avant l’officialisation du Condor : la collaboration répressive était déjà en marche.

L’Opération Condor centralise les informations, collabore dans la répression. Stroessner met de côté ses méfiances et différents envers ses voisins, au nom de l’anticommunisme maintenant intrinsèque à son régime, et intègre ce système. On peut fuir le Chili, être arrêté au Paraguay, torturé en Argentine ; les opposants se retrouvent piégés sur le continent, et même au-delà, avec des opérations visant l’Europe.
Une répression aussi motivée par la peur d’une révolution violente pour ces régimes : les dictateurs de ces six pays craignent les mouvements de guérillas qui suivent le mouvement après Cuba, et s’inspirent de la guerre du Vietnam. C’est au nom de la lutte contre les groupes armés que le Condor s’en prendra à tous types d’opposants, bien après l’anéantissement de ces mouvements dans le cône Sud. Dans un contexte de Guerre Froide, les États-Unis laissent faire ou encouragent, encore humiliés après la défaite du Vietnam, craignant de voir un nouveau Cuba émerger.
Selon Martín Almada, cette collaboration répressive continue de sévir encore aujourd’hui. D’après lui, « le Condor vole toujours » ; malgré la découverte de quatre à cinq tonnes de documents dans les Archives de la Terreur, le Parquet et l’armée protège les militaires coupables d’exactions durant la dictature, laissant de nombreux criminels dans l’impunité. Les terres malhabidas ne sont pas redistribuées, les paysans sont toujours réprimés, et le parti Colorado est hégémonique. Il faut nous intéresser au fonctionnement politique du pays, pour comprendre comment le parti de la dictature a pu maintenir son hégémonie.
Le Parti Colorado, le coup d’état de 2012, la question des terres
L’éternel Colorado
À la suite d’un coup d’État militaire le 3 février 1989, Stroessner perd le pouvoir. Mais si le coup signe la fin officielle de la dictature, le parti Colorado, pilier du régime, indissociable de celui-ci comme nous l’avons démontré plus haut, reste au pouvoir.
En 2008, pour la première fois depuis 1989, c’est un candidat progressiste, non affilié au parti Colorado qui gagne : Fernando Lugo, membre du PDC (Parti Démocrate Chrétien), ancien évêque et adepte de la théologie de la libération. Longtemps défenseur des paysans sans terres, il fait des services publiques, de la lutte anti-corruption et de la réforme agraire les priorités de son programme. Il améliore le système de santé publique, quasi inexistant au Paraguay, investit dans l’éducation publique, avec la distribution de laptops pour les enfants et de goûters financés par les gouvernements départementaux.
Il reçoit des menaces de mort, et ses opposants tentent de l’associer à des groupes armés comme les FARC. En effet, c’est la première fois en 61 ans que le parti Colorado n’est pas au pouvoir, et sa lutte anti-corruption et sa tentative de réforme agraire sont vues d’un mauvais œil.
Le 15 juin 2012 survient la tuerie de Curuguaty. A Curuguaty, des paysans sans terres occupaient des terres qu’ils revendiquaient. Au milieu de négociations avec la police, deux tirs sont tirés. Onze paysans et six policiers meurent dans l’affrontement qui s’ensuit. Au moins neuf personnes[7] détenues après les événements ont subi des tortures ou des traitements cruels et inhumains de la part de la police.
Le gouvernement de Lugo est accusé d’avoir causé la tuerie en faisant monter les tensions sociales liées à la terre. Le gouvernement est renversé dans un coup d’état parlementaire, la 24e tentative de destitution.
Miguel Angel López Perito, ancien premier ministre sous le gouvernement de Lugo, témoigne de cet évènement dans « De la Guerre Froide à la Guerre Verte ». Pour lui, le gouvernement de Lugo a été renversé parce qu’il touchait à l’oligarchie agricole paraguayenne, pilier du pays. « Dès qu’on a touché à la terre, ils nous ont renversé. »
Depuis 2012, c’est de nouveau le parti Colorado qui est au pouvoir. Comment expliquer une telle hégémonie ? Pourquoi la structure agricole paraguayenne est-elle si intouchable ?
La République du Soja, toujours une oligarchie
La gloire paraguayenne
Aujourd’hui, le Paraguay est l’un des plus grands pays exportateurs de soja. Faisant partie du large ensemble de territoires formant la « République du soja », désignant des zones du cône Sud où cette culture est pratiquée (comme au Brésil, en Uruguay, ou en Bolivie), le Paraguay est même parfois surnommé « Sojaguay ». Un surnom peu flatteur, révélateur de la place que cette monoculture intensive a pris dans l’économie et la terre du pays.

Le soja constitue 96% des terres productives du pays. 90% des récoltes sont exportées, ces exportations étant gérées par des immenses multinationales qui contrôlent le commerce mondial des céréales et oléagineux.[8] Nous prendrons pour exemple le cas de Cargill et ADM, deux géants états-uniens, qui gèrent 40% des exportations de soja Paraguayen. On voit déjà ici à quel point le Paraguay est dépendant des intérêts étrangers, surtout états-uniens, une réalité ancrée depuis Stroessner, « Our man in Paraguay ».
80% du soja mondial est cultivé pour l’alimentation animale, et ces exportations paraguayennes sont dirigées vers la Chine ou l’Europe, avec par exemple l’entreprise Danish Crown, la plus grande entreprise de transformation de la viande en Europe, qui fournit notamment Carrefour, Lidl, Intermarché et Netto, ou l’entreprise Two sisters, plus grand producteur de poulet du Royaume-Uni, qui fournit notamment KFC.
Ce commerce avec les États-Unis, l’Europe et la Chine constitue l’une des principales sources de richesses du pays. La culture du soja et l’élevage sont la fierté paraguayenne, qui lui permet de briller à l’international. Les personnes qui remettent en question ce système sont considérés comme les nouveaux « subversifs », ceux qui menacent la « paix et le progrès du pays ». Mais cette richesse n’est pas répartie également au sein de la population ; encore en 2025, les racines de l’oligarchie stroessniste sont fortement ancrées dans le pays.
Une richesse qui ne profite pas à la population
Au Paraguay, 79% de la terre est détenue par 1,6% de la population[9], en faisant l’un des pays avec la distribution des terres la plus inégale du monde. Comme nous l’avons vu, 8 millions d’hectares sont des terres malhabidas, appropriées pendant la dictature.
Les bénéfices de ces grands propriétaires ne profitent pas à toute la population [10]: l’agrobusiness ne génère que 15% d’emplois précaires aux conditions de travail pauvres, et ne représente que 2% des recettes fiscales, malgré le fait qu’il constitue 25% du PIB. Il est responsable du déplacement de populations paysannes et indigène (jusqu’à 900 000 personnes sur les dix dernières années en 2022), et un tiers des paraguayens en zone rurale vit dans une situation d’extrême pauvreté. L’agrobusiness est également étroitement lié à la corruption politique.
Cette monoculture est également très nocive pour l’environnement, provoquant l’assèchement des sols, la mort de la faune et flore locale, l’empoisonnement des cours d’eau potable. Entre 2001 et 2019, le Paraguay a perdu, selon l’observatoire Global Forest Watch, environ six millions d’hectares de couvert végétal.
Les pratiques agricoles de ces grands propriétaires posent donc des problèmes sociaux, politiques et environnementaux. Le commerce du soja est structuré autour de pratiques abusives et illégales, colonialistes envers les peuples indigènes ; les entreprises qui dominent l’économie du pays travaillent main dans la main avec des grands propriétaires locaux aux pratiques mafieuses, comme au temps de la dictature.
Le Paraguay, un pays en marge de la loi
Les exportateurs et leurs clients achètent le soja paraguayen à des propriétaires qui se rendent coupables de violations des droits de l’homme, avec des expulsions forcées et violentes de peuples indigènes et de paysans ou des intoxications de la population causées par des pesticides.
On peut prendre pour exemple le cas de la communauté indigène Ava Guaraní de Cerritos : ils vivent dans le Haut Parana, entre les champs de la plus grande région productrice de soja du Paraguay. Expulsés de leurs terres sous Stroessner, ils se trouvent aujourd’hui dans une situation très précaire. Revenant sur des terres qu’ils revendiquent, ils se trouvent maintenant parmi les milliers d’hectares de terres détenues par German Hutz, puissant producteur de soja. Par trois fois, la communauté a été expulsée de force violemment : « Depuis lors, la police a délogé la communauté à trois reprises, tirant des coups de pistolet et utilisant des gaz lacrymogènes pour expulser les résidents, et, plus tard, brûlant leurs maisons et leur temple, détruisant leurs récoltes et tuant leurs animaux. Après le troisième délogement, en mai 2022, les membres de la communauté se sont retrouvés sans logement dans le froid hivernal ; certains des enfants n’avaient même pas de vêtements, puisqu’on ne leur a pas donné le temps de rassembler leurs possessions. »8
Toujours selon Global Witness, des sources locales ont indiquéqu’ADM s’approvisionnait en soja auprès de German Hutz ; interrogés, l’entreprise n’a pas démenti les allégations, et German Hutz n’a pas répondu à l’ONG.
La communauté de Cerritos n’est pas la seule à avoir subi ce genre de violences : en 2021, la communauté de Ka’a Poty a souffert de deux expulsions forcés, de la destruction de dizaines de logements et de leur école publique, malgré le fait qu’ils détenaient légalement un millier d’hectares, et un arrêt judiciaire qui ratifiait leur occupation. Parmi les producteurs de soja occupant les terres revendiquées par la communauté, Agrícola Entre Ríos et Agro Integración, deux fournisseurs d’ADM et et Cargill.
Des méthodes de répression violentes contre une population jugée comme étant une cible acceptable : des indigènes, dans le climat toujours raciste du Paraguay, et des « voleurs de terres », qui questionnent le prestige agricole paraguayen par leur présence. Une violence pourtant en contradiction avec l’article 64 de la nouvelle constitution paraguayenne adoptée en 1992 après la destitution de Stroessner, qui interdit « le déracinement ou transfert [des peuples indigènes] de leur habitat sans le consentement explicite de ceux-ci. ». Mais le stroessnisme n’est pas si facile à déraciner, surtout quand des intérêts d’une telle ampleur sont en jeu.
Les pratiques polluantes des producteurs de soja font également des victimes dans la population locale : la communauté paysanne de Yerutí eut un mort et plusieurs intoxications à déplorer, à cause de la négligence des entreprises Hermanos Galhera y Cóndor Agrícola, qui ne prirent aucune précaution pour éviter de contaminer les populations locales lors des fumigations de leurs champs de soja, comme le fait de laisser des barrières de végétation protectrices entre les champs et les zones habitées. Ils lavaient également leur équipement de fumigation dans les rivières locales, utilisées régulièrement par la population. Hermanos Galhera fournit du soja à Cargill, ADM, et Bunge.
Un pays qui n’est pas souverain
Le prestige agricole, fierté nationale, a paradoxalement pour coût la souveraineté paraguayenne : des géants de l’agro-alimentaire états-uniens comme Cargill, ADM ou Bunge que nous avons cités précédemment dominent et contrôlent le secteur agricole du pays.
L’un des cas d’ingérence des États- Unis sur le Paraguay le plus flagrant, abordé dans le documentaire « De la Guerre Froide à la Guerre Verte » concerne encore une fois Cargill : le port de l’entreprise est situé à quelques mètres de la capitale Asunción. Un emplacement dangereux, puisque l’entreprise transporte du matériel traité avec des produits toxiques, en direction de la prise d’eau potable de la ville : en cas d’accident, toute l’eau de la ville est contaminée. En 2011, le gouvernement de Lugo décrète que Cargill doit installer son port ailleurs, pour la sécurité de la capitale. Une décision qui créé des tensions avec l’ambassade des Etats-Unis, qui décrète que c’est à Asunción de changer le lieu de sa prise d’eau potable. Un incident qui démontre l’immense influence que détiennent les Etats-Unis sur le Paraguay, au point que leur ambassade intervienne pour prendre la défense d’une de leurs entreprises privées.
« Our man in Paraguay » : la répression du nouvel ennemi intérieur
Dans un contexte où les producteurs et exportateurs de soja forment une oligarchie et bénéficient d’une certaine impunité, le nouvel ennemi intérieur est le paysan sans terres, l’indigène, le militant écologiste, le syndicaliste qui remet en question ce système agricole qui fait la richesse des élites.
Dans le documentaire « De la Guerre Froide à la Guerre Verte », la réalisatrice Ana Recante Miranda affirme que les techniques de recoupement d’informations, de traque des opposants et de répression face à un ennemi intérieur menaçant le statu quo se perpétue encore aujourd’hui, dans la persécution des paysans sans terres, de la population indigène et des militants écologistes. Une position controversée, mais qui pose question sur l’état de la démocratie au Paraguay.
En Amérique Latine, 1500 militants écologistes ont été assassinés depuis 2012, selon Global Witness. Un chiffre en deçà de la réalité, selon la réalisatrice, puisque ne pouvant comptabiliser certains meurtres. Au Paraguay, pays encore gangréné par la corruption mise en place sous le règne de Stroessner, il est difficile d’avoir des informations sur ces meurtres, qui sont cachés, non comptabilisés. On sait que plus de 130 leaders paysans[11] ont été assassinés au Paraguay depuis 1989.
La place de la guérilla
Pour parler de la répression envers les mouvements paysans, il faut parler de la place de la guérilla dans le paysage paraguayen. En effet, 2008 voit l’apparition de l’EPP, un groupe armé de gauche concentré sur les luttes paysannes.
« Apparu en mars 2008, l’EPP est un groupe insurgé qui se dit marxiste-léniniste. Possédant des racines rurales, il a surgi lors d’un conflit opposant les habitants de la petite commune de Kurusu de Hierro (département de Concepción) à Nabort Both, propriétaire d’une plantation de soja voisine. Les premiers exigeaient l’installation d’une barrière verte (composée d’arbres) afin d’empêcher que la fumigation de produits agrochimiques, réalisée par le second, ne continue de provoquer des intoxications au sein des foyers. Alors qu’un procès était en cours, l’EPP brûla des tracteurs et autres machines agricoles appartenant à M. Both. Depuis, l’EPP a multiplié les actions violentes : embuscades, attaques armées et enlèvements. Il a de nouveau fait la une des journaux avec l’enlèvement, le 9 septembre 2020, de l’ancien vice-président de la république Oscar Denis. »[12]
En réponse à l’apparition de l’EPP, le président Lugo déclare l’état d’exception dans trois départements du pays. Plus tard, l’EPP mettra sa tête à prix. En 2013, le président Horacio Cartes créé le FTC (Force Opérationnelle Conjointe), qui regroupe les Forces armées, la Police nationale et le Secrétariat national antidrogue.
Bien que luttant contre l’EPP depuis plusieurs années, le FTC n’a jamais réussi à éradiquer le mouvement, au point que certains militants prétendent que le gouvernement le laisse perdurer pour justifier la répression. Dans le cadre de cette lutte, la FTC se rend coupable d’exactions contre des militants et paysans sans terres, soupçonnés automatiquement d’être des guérilléros.
Une situation qui n’est pas sans rappeler la répression des opposants du temps du Plan Condor : un gouvernement qui, craignant les guérillas de gauche, s’attaque à tout militant jugé « subversif », soupçonné automatiquement d’être allié de la guérilla, d’être un poison idéologique. Bien que de nombreux membres des mouvements paysans se positionnent explicitement contre l’EPP, cela ne les empêche pas d’être étiquetés.
Dans une interview avec l’association Reporterre, Adriano Muñoz, un militant de l’OCN s’exprime : [ « Le problème avec la FTC, c’est qu’elle part du principe que tout paysan est un guérillero, cela entraîne une répression aveugle dans les villages », explique Adriano. Une situation que le jeune homme connaît personnellement. C’est parce qu’il était menacé d’arrestation qu’il s’est exilé trois ans au Venezuela. Il a ensuite été accusé d’être « le délégué international de la guérilla » de l’EPP pour sa présence dans le pays chaviste.]
Les violences de la FTC dans les régions du nord poussent les habitants à revendre leurs terres à bas prix à des propriétaires terriens ou des entreprises brésiliennes. Selon les militants, de nombreux paysans sont tués, puis déclarés membres de l’EPP pour maquiller la répression.
[La FTC continue de torturer et de tuer des paysans désarmés en affirmant que ce sont des guérilleros. « On leur met une arme dans la main, un uniforme de l’EPP, et le lendemain la presse officielle écrit que les forces de l’ordre ont éliminé un foyer de guérilla», relève l’évêque de Concepción. Résultat: en raison de l’insécurité, les familles abandonnent la terre, la vendent à vil prix à de grands propriétaires terriens paraguayens ou à des prête-noms qui agissent pour le compte de compagnies étrangères, notamment brésiliennes. Ces petits paysans qui quittent leur lopin vont garnir les ceintures de misère des villes. Les forces spéciales affirment que le groupe terroriste – c’est ainsi qu’elle qualifie l’EPP – a déjà tué plus de soixante personnes depuis le début de ses opérations en 2008, mais tant l’Église que les organisations de défense des droits de l’homme mettent en doute ces chiffres. ](L’EPP, une guérilla fantôme)On retrouve également la paranoïa présente durant les années Condor, où même des militants opposés à l’EPP sont soupçonnés d’alimenter la guérilla.
Ainsi perpétrée par l’armée et la police, la répression des « subversifs » est justifiée par leur affiliation avec la guérilla, sans besoin d’aucune preuve : remettre en question le statu quo est suffisant pour être considéré comme un traître à la nation.
Cette répression s’effectue aussi au niveau législatif…
La loi Zavala
Dans son article « Menaces au-delà de la géographie. Histoire, application et durabilité du concept de « l’ennemi intérieur » au Paraguay », le professeur de sociologie de l’université nationale d’Asunción Carlos Anibal Peris Castiglioni dénonce la loi Zavala, loi qui criminalise les occupations de terres, dans un contexte où ces occupations sont souvent le fait de paysans pauvres sans terres à cultiver, d’indigènes réclamant leur territoire, parfois sur des terres illégalement distribuées pendant la dictature.
Cette loi modifie l’article 142 du Code pénal pour considérer l’occupation illégale de propriétés privées comme un crime, en augmentant la peine maximale de 5 à 10 ans de prison. Proposée par les sénateurs Fidel Zavala et Enrique Riera, elle vise à renforcer la protection de la propriété privée, en particulier face aux occupations de terres rurales. Les auteurs affirment que l’intention n’est pas de criminaliser les revendications sociales, mais de décourager les invasions de terres orchestrées par des groupes organisés à des fins politiques ou économiques.
Mais la loi a suscité une forte opposition de la part des organisations paysannes et autochtones, qui dénoncent une criminalisation de la lutte pour la terre. Voici quelques extraits de l’article de Carlos Anibal Peris Castiglioni : « À ce moment précis du débat, on a pu constater que derrière cette loi, une loi qui a réuni des politiciens, des groupes de pression, des lobbyistes et des entrepreneurs, se profilait une idée, une manière particulière de concevoir le modèle de production rurale au Paraguay. Le soja et l’élevage, fers de lance du secteur rural paraguayen, seraient les principales voies vers le bien-être. Et si ces compétences et ces fruits de la production venaient à être affectés, directement ou indirectement, notamment par les invasions de terres, il faudrait punir de manière exemplaire, rapide et rigoureuse. »
« On a ainsi exalté la figure de « l’ennemi intérieur du bien commun », celui qui chercherait à freiner l’amélioration et la prospérité économique nationale. Par conséquent, en érigeant cette « idée sociale », tout débat se retrouve clos, comme si l’on ne pouvait plus discuter du fait que le Paraguay est le pays ayant la distribution des terres la plus inégalitaire de la région ; que les quinze plus grands propriétaires fonciers détiennent à eux seuls plus d’un million et demi d’hectares ; que 90 % des terres agricoles sont concentrées entre les mains d’environ 12 000 grandes propriétés, soit moins de 5 % de la population.
À ce sujet, l’ONG BASE IS a analysé : « le secteur des grands propriétaires terriens (latifundistes) est le principal promoteur de la loi, cherchant à protéger les richesses illicites qu’ils accumulent au détriment de milliers de familles paysannes, autochtones et de citoyens en général. »
L’image du militant écologiste extrémiste remplace celle du communiste. Les militants et les « voleurs de terre » sont la nouvelle menace pour le statu quo, le poison qui veut compromettre le prestige paraguayen. Un prestige indissociable de son industrie agricole, de son poids économique.
Une autre fin du monde est possible
Dans « De la Guerre Froide à la Guerre Verte », Ana Recante Miranda trouve cette formule devant la situation politique et sociale paraguayenne. En effet, il y a de quoi être défaitiste. Quand on fait face aux champs de soja, on entend aucun bruit : pas d’insectes ou d’oiseaux au milieu du désert vert. Les températures montent au point d’être irrespirables, affectant les parties les plus pauvres de la population. L’eau potable est contaminée. Les militants écologistes, paysans et indigènes sont assassinés, délogés et réprimés dans l’ensemble de la zone de la République du Soja, du Brésil au Paraguay, pour servir les intérêts des grands propriétaires et des entreprises privées états-uniennes, européennes et chinoises. Les États-Unis pratiquent une ingérence sur le pays au mépris du bien-être de la population. L’armée, la police et l’appareil législatif sont structurés de manière à défendre l’oligarchie agricole, dont la richesse profite essentiellement aux élites.
Le parti de la dictature est toujours au pouvoir depuis le coup d’état parlementaire de 2012. En mai 2022, Marcelo Pecci, procureur anti-corruption au Paraguay[13] est assassiné en Colombie. En octobre 2024 est passée une loi[14] restreignant les actions des ONG sur le territoire, poussant Amnesty international à réagir. Le Paraguay est 149e sur 180 pays avec un score de 24/100, selon l’Indice de Perception de la Corruption de 2024 rapporté par Transparency International.
Il ne s’agit pas de dire que la situation est la même que sous la dictature ; mais comme le signale Martín Almada, une grande partie des anciens du régime reste en place, impunie, et les structures mises en place sous la dictature sont toujours là. Avec la montée de l’extrême droite mondiale, les racines stroessnistes sont plus tenaces que jamais ; la corruption et l’oligarchie sont toujours dans l’ADN du pays. Il est urgent d’agir en faveur d’une répartition plus équitable des terres, du droit des peuples indigènes à disposer de leur territoire, et de remettre en question un système agraire basé sur des monocultures aspergées de produits toxiques illégaux en Europe, qui à long terme assèchent, empoisonnent les sols. Tel qu’il est, le Paraguay est à la merci des intérêts internationaux, écrasant sa propre population sous le poids d’un système conçu exclusivement pour ses élites.
Mais toute action est compliquée dans la mesure où la répression est massive, déployée sur toute la République du soja. Au Brésil, des groupes paramilitaires tirent directement sur les populations paysannes et indigènes, engagés par des propriétaires terriens. Au Paraguay, la FTC réprime ces mêmes mouvements. Comme durant les années Condor, la répression est encouragée et soutenue, parce que les intérêts en présence sont internationaux.
En vérité, pour espérer faire tomber la République du soja, c’est le modèle agricole international qu’il faudrait réformer, toute la chaîne qui devrait être remise en question, des propriétaires aux exportateurs, des sociétés d’élevage aux distributeurs.
Anahi Pin, stagiaire à FAL
- [1] (Anibal Miranda, Crimen Organizado en Paraguay)
- [2] (Benjamin Offroy, Le Paraguay, un autre nid du Condor)
- [3] ( Carlos Anibal Peris Castiglioni, Amenazas más allá de la geografía. Historia, aplicación y perdurabilidad del concepto de “enemigo interno” en el Paraguay)
- [4] Tribu de América del Sur lleva a los tribunales una demanda por genocidio histórico, Survival
- [5] « Paraguay: la renaissance des indigènes Aché après le «génocide oublié»), Rfi
- [6] “Les années Condor” John Dinges
- [7] Codehupy se ratifica en denuncia de que hubo ejecuciones, Ultima Hora
- [8] Desalojos forzosos en el Alto Paraná: las dificultades del pueblo ava guaraní con la soja, Global Witness
- [9] Ezquerro Canete y Fogel, Journal of Agrarian Change
- [10] “Sojaguay”, El resulto del agronegocio, El País
- [11] Paraguay: L’EPP, une «guérilla fantôme», cath.ch
- [12] Au Paraguay, des paysans en lutte contre la monoculture de soja, Reporterre
- [13] Le procureur antidrogue du Paraguay assassiné lors de la lune de miel en Colombie, Le Monde
- [14] El Senado sanciona la ley “Garrote” que controla a las organizaciones no gubernamentales ONG, Nodal