🇵🇪 Au Pérou, la progression du néolibéralisme militarisé (Carla Granados Moya / Le Vent se Lève)
Répression militaire, criminalisation de la contestation, normalisation de la violence d’État… Depuis la fin du « conflit armé interne » (1980-2000), les forces militaires péruviennes n’ont jamais réellement quitté la scène politique. Jadis instrumentalisée pour justifier une « guerre sale » contre les guérillas Sentier lumineux et Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), leur doctrine sécuritaire s’est adaptée à la nouvelle conjoncture. Aujourd’hui, c’est au nom de l’ordre économique que l’on réprime. Tandis que la figure de l’« ennemi interne » continue de hanter les imaginaires, l’ingérence des officiers retraités dans la vie publique s’intensifie, au service d’intérêts corporatistes et anti-démocratiques.
Article originellement publié dans la revue Trama, espacio de crítica y de debate, traduit pour LVSL par Nubia Rodriguez et Clara Tisseuil Rodriguez.
Leer en español : Una guerra política: la avanzada militar y la destrucción de la democracia peruana
L’entrée en politique d’anciens militaires, vétérans du « conflit armé interne » ou officiers retraités du régime autoritaire d’Alberto Fujimori, gagne du terrain au Pérou [le « conflit armé interne » renvoie à une période qui s’échelonne de 1980 à 2000 ; l’armée péruvienne, dont l’impunité a été consacrée par les gouvernements d’Alan García et d’Alberto Fujimori, a multiplié les actions criminelles visant à réprimer des guérillas révolutionnaires NDLR]. L’inclination autoritaire qui imprègne la culture politique du pays, combinée à une instabilité gouvernementale persistante, favorise ce phénomène. Contrairement aux périodes passées, les militaires n’accèdent plus au pouvoir par des coups de force, mais par les urnes. Pourtant, cette évolution n’est pas nécessairement le signe d’une adhésion aux principes démocratiques.
La politique péruvienne sous l’influence d’anciens militaires
Vingt ans après le retour à la démocratie, à la suite de la chute du régime de Fujimori et de la fin du « conflit armé interne », plusieurs ex-officiers des Forces armées occupent des postes clés dans l’appareil d’État. Depuis le début de la crise démocratique en 2018, avec la démission de Pedro Pablo Kuczynski, plus d’une dizaine de hauts gradés retraités ont accédé à des fonctions parlementaires, ministérielles ou à la tête de partis politiques, pesant ainsi sur les décisions du gouvernement.
Le point culminant de cette ascension a été marqué par la violente répression orchestrée par le gouvernement de Dina Boluarte entre décembre 2022 et mars 2023. Face à une vague de manifestations réclamant sa démission et de nouvelles élections, l’armée et la police ont ouvert le feu, tuant 49 civils, dont six mineurs. Les autopsies révèlent que nombre de victimes, principalement d’origine quechua et aymara, ne participaient pas directement aux manifestations. Avant leur exécution, elles avaient été arbitrairement qualifiées de « terroristes » par les autorités. Certains militaires retraités siégeant aujourd’hui au Parlement ont même revendiqué ces morts. Jorge Montoya, député d’extrême droite et ancien haut gradé sous Fujimori, les a décrites comme un « tribut de sang » pour la guerre contre le terrorisme et la défense de la démocratie.
L’intégration des militaires à la sphère politique a injecté une rhétorique guerrière dans le discours public, à tel point que de nombreux politiciens civils s’en sont emparés. La justification des violences commises par les forces de l’ordre s’inscrit dans une vision militariste teintée de racisme, où l’ennemi intérieur est systématiquement assimilé à un terroriste.
L’instabilité démocratique du Pérou a favorisé cette montée en puissance des militaires. Depuis 2018, la guerre ouverte entre les pouvoirs exécutif et législatif a plongé le pays dans une crise politique chronique, avec cinq présidents en six ans. Face à cet état de faiblesse institutionnelle, les dirigeants successifs ont multiplié les appels à l’armée, facilitant sa politisation. Le basculement s’est toutefois produit en 2021, avec l’élection de Pedro Castillo.
Pour de nombreux officiers, en activité ou à la retraite, Castillo représentait un intrus. Cet ancien instituteur issu d’un milieu rural, soupçonné d’être un ex-guérillero, était indigne de diriger le pays. Ce rejet a été exploité par l’extrême droite, emmenée par Keiko Fujimori. Après sa défaite aux élections de 2021, elle a lancé une offensive contre Castillo et ses électeurs, majoritairement indigènes et issus des régions marginalisées. Alliés à Fujimori, des groupes radicaux composés d’ex-soldats ont organisé des manifestations, arborant uniformes et insignes militaires. Ils ont dénoncé une prétendue fraude électorale, réclamant l’annulation du scrutin et appelant même à un coup d’État. (…)
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