Pérou. Les vies brisées des orphelins du Covid (Rosa Moussaoui / L’Humanité)


Dans ce pays andin de 33 millions d’habitants, 98 000 enfants et adolescents ont perdu un ou deux parents dans la pandémie. Une catastrophe humaine et sociale.

La réponse aux difficultés matérielles, indispensable, ne suffira pas seule à dissiper toutes les nuées accumulées sur l’avenir de ces enfants. Sebastián Castaneda / Reuters

Depuis bientôt deux ans, ­Stephanny, 17 ans, se mure dans le silence. Cette adolescente d’Iquitos est régulièrement prise de convulsions, connaît de fréquents épisodes d’évanouissement. Inquiète, sa mère, Cathy, l’a fait examiner par des médecins de Lima. L’IRM n’a décelé aucune affection physique ; la blessure de la jeune fille est émotionnelle : elle a perdu son père, ­Robert Falcón, le 6 mai 2020. Responsable de la sécurité civile de la cité amazonienne, ce pompier connu et apprécié de toute la communauté s’est retrouvé en première ligne au début de la pandémie de Covid. Il a contracté le coronavirus, a rapidement succombé faute de respirateur et de personnel médical qualifié. Sa benjamine, Danika, âgée de 11 ans, connaît depuis lors de violentes sautes d’humeur, devient incontrôlable. Les enfants ravalent leur tristesse et leur colère, la famille a sombré dans la précarité et Cathy craint plus que tout de voir ses filles abandonner l’école, être contraintes de travailler pour subvenir à leurs besoins.

Le taux de mortalité le plus élevé au monde

Mateo, lui, ne dort plus. Des douleurs à la poitrine le réveillent en sursaut chaque nuit. Il passe le plus clair de son temps cloîtré dans sa chambre, sèche les cours, s’est coupé de ses camarades de classe. Il a perdu son père, Carlos, 49 ans, chauffeur Uber, au mois de janvier 2021. Son cœur a fini par lâcher après un mois d’hospitalisation, dont quelques jours en soins intensifs. Mateo et Patricia, sa mère, vivent aujourd’hui dans la terreur d’être frappés à leur tour par le coronavirus. Avec un salaire de moins, un suivi psychologique serait hors de portée du budget familial. Mateo cherche vainement le soulagement dans les relaxants prescrits par le médecin.

Au soir de sa vie, Lucia doit composer avec son propre deuil, le chagrin de son petit-fils de 12 ans et les difficultés matérielles. Sa fille, Maribel, la trentaine, vendeuse de vêtements à San Martín de Porres, dans le nord de Lima, est décédée du ­Covid le 23 février 2021. Le père de l’enfant ne s’est jamais manifesté : elle l’a recueilli chez elle, prend soin de lui comme elle peut, sans soutien humain ni financier.

Salud con Lupa, une plateforme numérique dédiée à la santé publique en Amérique latine, est allée à la rencontre de ces familles brisées par la pandémie. Leurs témoignages mettent en lumière une douloureuse séquelle collective du Covid : le Pérou, qui cumule 204 000 décès et présente le taux de mortalité le plus élevé au monde avec 6 122 décès par million d’habitants, recense 98 000 orphelins depuis mars 2020. Le chiffre, d’abord avancé par la revue médicale The Lancet – qui évalue à 1 134 000 le nombre d’enfants dans le monde ayant perdu dans cette période au moins un parent ou tuteur –, est confirmé par les autorités péruviennes. « Nous avons le triste record d’être le pays au monde avec le plus grand nombre d’enfants qui ont perdu un père, une mère », confirme la ministre de la Femme et des Populations vulnérables, Anahi Durand.

Une allocation de 200 soles par mois (l’équivalent d’une quarantaine d’euros) est bien versée aux orphelins dont les proches en font la demande, mais elle ne bénéficie pour l’heure qu’à 17 000 enfants et adolescents. De multiples entraves excluent encore la majorité des familles concernées : méconnaissance de ce droit, manque de travailleurs sociaux, fracture numérique – surtout dans les campagnes, où 11 % de la population seulement disposent d’un accès à Internet. « Beaucoup de familles nous sollicitaient car elles voulaient accéder à cette pension, mais elles n’avaient pas le certificat de décès prouvant que ceux qui ont succombé chez eux pendant la première et la deuxième vagues sont bien décédés du Covid », déplore aussi Anahi Durand, qui vient de faire adopter par le Congrès un projet de loi prévoyant la levée de ces obstacles pour élargir le nombre de bénéficiaires à cette allocation.

705 000 élèves ont abandonné leurs études

La réponse aux difficultés matérielles, indispensable, ne suffira pas seule à dissiper toutes les nuées accumulées sur l’avenir de ces enfants. La déscolarisation les guette plus encore que les autres dans un contexte où 705 000 élèves ont déjà abandonné leurs études depuis le début de la pandémie – ils pourraient être encore 320 000 à décrocher d’ici à la fin de cette année, redoute le ministère de l’Éducation. « L’accompagnement social apporté par l’école est d’autant plus important que le degré d’exclusion est élevé. Dans les foyers où les parents ont de très longues journées de travail, des difficultés économiques, l’école joue généralement un rôle plus important. En être coupé (après deux années de scolarisation à distance –  NDLR) génère déjà un sentiment d’abandon, et si on ajoute à cela une situation de désagrégation de la famille, le fait de devoir aller vivre ailleurs, probablement une plus grande paupérisation, c’est toute une trajectoire qui doit être prise en charge », résume la psychologue María Pease.

Dans les premiers temps de la pandémie, l’État s’était bien peu préoccupé de ces orphelins privés de deuil, exposés à la pauvreté et à la violence, au délitement de leurs liens sociaux. Le gouvernement de Pedro Castillo, l’instituteur de gauche élu président l’été dernier, envisage aujourd’hui la création d’un registre unique des enfants et adolescents ayant perdu leurs parents.  Objectif, les identifier pour leur offrir un suivi social, un soutien psychologique, une assistance juridique. Une urgence : dans ce pays andin de 33 millions d’habitants, un mineur sur cent est fragilisé par la perte d’un ou deux parents décédés du coronavirus.

Article publié le 20 janvier 2022, réservé aux abonné.e.s de l’Humanité mais reproduit ici avec l’aimable autorisation de la journaliste.