Pourquoi le Chili a mis 28 ans à dépénaliser l’avortement ?
Par Franck Gaudichaud*
Ce 21 août, le Tribunal constitutionnel chilien a approuvé la loi de dépénalisation partielle de l’avortement, qui était totalement interdit depuis 28 ans. Comment expliquer que cette conquête sociale ait été aussi tardive et laborieuse ?
Il a fallu que Michelle Bachelet et les féministes chiliennes affrontent pendant deux ans et demi tous les conservatismes au cours de débats parlementaires souvent violents pour qu’enfin, ce 21 août, l’avortement soit partiellement dépénalisé au Chili. Le Tribunal constitutionnel a en effet validé ce lundi la loi de dépénalisation de l’avortement, déjà approuvée par le Parlement début août, après avoir rejeté les recours déposés par la droite. Désormais, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est autorisée en cas de risque pour la vie de la femme enceinte, de non-viabilité du fœtus, et de viol, après 28 ans d’interdiction totale.
“Certains membres de la droite continuent à dire qu’en cas de viol, il faudrait consulter le violeur”
Il s’agit d’une des mesures les plus emblématiques du mandat de la présidente Michelle Bachelet (centre-gauche), qui s’achève à la fin de l’année. La semaine dernière, elle avait soutenu cette “revendication historique de la grande majorité des femmes et des jeunes”. Selon elle cette loi, qui permet aux femmes de disposer librement de leur corps “sans que pèsent sur elles la menace de la prison ou la stigmatisation sociale, est le minimum dû par le Chili à ses femmes”. Mais en dépit du soutien de 71 % des Chiliens à cette dépénalisation partielle, dans un pays où on évalue à 120 000 le nombre d’avortements clandestins pratiqués par an, cette conquête sociale s’est heurtée à de nombreuses résistances.
“Le fond le plus réactionnaire de la politique chilienne est ressorti sur le devant de la scène à l’occasion des débats parlementaires sur cette loi, relate Franck Gaudichaud, maître de conférences en études latino-américaines à l’Université Grenoble-Alpes, qui a coordonné l’ouvrage Chili actuel. Gouverner et résister dans une société néolibérale (éd. L’Harmattan). Des séances ont été interrompues par l’intervention de groupes évangélistes, et certains membres de la droite continuent à dire qu’en cas de viol il faudrait consulter le violeur pour savoir s’il est d’accord ou pas sur l’avortement, car il est le père”. Au cours de ces débats, un sénateur de l’UDI (le parti pinochetiste) a ainsi soutenu :
“Il y a des gens au Chili qui sont en prison parce qu’ils ont projeté des avortements, oui, et ils sont bien en prison !”
Le poids de la Démocratie chrétienne
Si le Chili faisait encore partie des six pays d’Amérique latine qui interdisent totalement l’IVG (ils sont une vingtaine dans le monde), c’est que l’héritage de la dictature du général Pinochet continue de peser sur la politique chilienne. La loi pénalisant l’avortement de peines de prison a en effet été mise en place en 1989, la dernière année de la dictature, par l’amiral Merino, un des auteurs du coup d’Etat du 11 septembre 1973, “pour inscrire davantage encore le catholicisme conservateur dans les institutions”, selon Franck Gaudichaud. Et la transition à la démocratie, en 1990, n’est pas revenue dessus :
“Dès la transition, il y a eu de grandes mobilisations féministes en faveur du droit à l’IVG, mais aussi de grandes résistances de l’Eglise catholique, du parlement, de la droite et de la Démocratie chrétienne (DC), explique Franck Gaudichaud. Or la DC a participé à toutes les coalitions gouvernementales, de la Concertation [coalition de centre-gauche qui a gouverné jusqu’en 2010, ndlr] jusqu’à la Nouvelle majorité actuelle de Michelle Bachelet, dont il est un poids lourd”.
Le poids conservateur de l’Eglise catholique dans la société chilienne est encore très prégnant, même si la majorité des Chiliens ne sont pas pratiquants. Ainsi, en 2004, le Chili a été un des derniers pays développés à reconnaître le divorce. Il a donc fallu toute la détermination de Michelle Bachelet – femme divorcée, pédiatre de formation et agnostique -, et celle de députés comme Camila Vallejo (PC) pour arriver à obtenir cette loi pourtant limitée.
Une conquête sociale encore incertaine
Cette loi est d’autant plus limitée que le Tribunal constitutionnel a validé l’objection de conscience pour les médecins, chirurgiens, et peut-être même toute l’équipe médicale. La présidente du collège des médecins, Izkia Siches, s’est ainsi inquiétée que cette extension de l’objection de conscience constitue “une obstruction” à l’application de la loi.
“Il y aura une bataille pour la délimitation de l’objection de conscience, avance Franck Gaudichaud. Certains disent qu’elle pourrait être institutionnelle, et qu’une clinique en tant que telle pourrait refuser l’avortement. Celle de l’Université catholique, une des plus importantes de Santiago, a d’ailleurs fait savoir qu’elle ferait tout pour empêcher les avortements dans ses murs”.
L’avenir du droit à l’IVG au Chili est aussi incertain en raison de la conjoncture politique. En effet; la présidentielle du 19 novembre prochain pourrait amener une nouvelle majorité hostile à ce droit au pouvoir. “Tout indique pour l’instant que Sebastian Piñera [droite, président du Chili de 2010 à 2014, ndlr] emporterait les élections, il y a donc du mouron à se faire”, constate le chercheur. Un autre candidat de droite, Antonio Kast, a déclaré que sa première mesure s’il était élu serait d’abroger cette loi. Les féministes autonomes du Chili, qui réclament le droit à l’avortement libre et gratuit, ne baissent donc pas la garde.
- Article originellement publié sur les Inrocks