La première étape du cycle électoral 2022 en Colombie : changements et continuité au Congrès ( Yann Basset / Observatoire électoral 2022 de l’Amérique latine / IRIS)
Cette note d’analyse nous plonge dans le contexte politique et électoral de la Colombie après les élections législatives du 13 mars dernier et avant le premier tour de l’élection présidentielle qui se tiendra le 29 mai dans ce pays. Elle est proposée par le chercheur Yann Basset, professeur de l’Université du Rosario à Bogotá (Colombie) et animateur du Groupe d’études de la démocratie – Demos UR – de l’Université du Rosario, partenaire de notre Observatoire. (Institut de Relations Internationales et Stratégiques / IRIS)
Le contexte
La Colombie a organisé le 13 mars le premier scrutin de son année électorale pour élire un nouveau Congrès. Cette étape sera suivie de l’élection présidentielle le 29 mai, avec un éventuel deuxième tour le 19 juin. Ce cycle électoral intervient après quatre ans de présidence particulièrement turbulente de Iván Duque, du parti de droite Centre démocratique (CD). Ce parti s’était opposé aux accords de paix entre l’ex-guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement antérieur de Juan Manuel Santos, en faisant échouer le référendum organisé sur le thème en 2016, et en obligeant les signataires à des modifications du texte initial. Dans la foulée, CD, emmené par son chef incontesté, l’ex-président Alvaro Uribe gagna les élections de 2018 en faisant élire son candidat Iván Duque à la tête du pays face au candidat de gauche Gustavo Petro.
Mais le nouveau gouvernement de droite a rapidement déçu. Peu expérimenté en politique, Duque a d’abord prétendu gouverner sans organiser de coalition majoritaire au Congrès, perdant toute une année marquée par le rejet de plusieurs réformes, en particulier, l’échec des modifications que le président souhaitait apporter au système de justice transitionnelle prévu par les accords de paix. Les réticences à mettre en œuvre ces accords et les nombreux assassinats de leaders sociaux dans les zones les plus affectées par la violence ont braqué la jeunesse urbaine contre le président. Elle ne lui pardonne pas l’opposition aux accords et l’accuse de vouloir perpétuer la violence.
De plus, après deux décennies de croissance économique soutenue, les classes moyennes ont développé de nouveaux horizons et aspirent à de meilleurs services publics, à de nouvelles opportunités en matière d’éducation, et à des emplois plus stables et mieux rémunérés. Ces espoirs trop longtemps contenus par l’omniprésence de la violence et du conflit armé dans l’agenda politique ont suscité de grandes vagues de mobilisation sociale auxquelles le gouvernement n’a pas réussi à répondre. Il a bien organisé une « conversation nationale » au début de l’année 2020, mais sans les interlocuteurs mobilisés dans la rue, et sans résultats convaincants. En général, il a répondu par la répression avec des forces de police formées dans le contexte de la lutte anti-guérilla et peu adaptées à la nouvelle réalité de la mobilisation sociale massive. Le gouvernement a lui-même contribué à ce décalage en cherchant à délégitimer chaque mobilisation en les expliquant par la présence de groupes subversifs en leur sein. Tout cela s’est traduit par de nombreuses accusations de violations des droits humains et de nombreux morts, notamment lors de la nuit du 9 septembre 2021, pendant laquelle une émeute violente à Bogotá provoquée par l’assassinat d’un homme lors d’un contrôle de police se solda par un bilan de 13 morts par balle dans les rues de la capitale.
La pandémie et les longues périodes de confinement qui ont plongé de nombreux Colombiens dans la ruine et la pauvreté ont également alimenté la mobilisation sociale, et la violence en son sein. La première vague de « grève nationale » (paro nacional) de fin 2019 avait déjà été l’occasion de nombreux affrontements entre la police et les manifestants, marqués notamment par la mort de l’étudiant Dilán Cruz, tombé sous les balles de la police, et devenu le symbole des victimes de la répression par les forces de l’ordre. La seconde vague du printemps 2021, déclenchée par une malheureuse tentative de réforme fiscale du gouvernement au beau milieu de la pandémie, sera quant à elle une véritable catastrophe, notamment dans les villes de Bogotá et Cali, où le gouvernement sembla perdre complètement le contrôle de la situation durant deux semaines. Le bilan oscille entre 25 et 75 morts selon les sources gouvernementales et d’organisations de la société civile.
Si la gestion de la mobilisation sociale restera certainement le principal point noir du bilan du gouvernement sortant, tout n’est pas négatif dans ce dernier. On lui reconnait en général deux succès. En premier lieu, même si la politique de pression face au gouvernement vénézuélien destinée à le déstabiliser, en ligne avec l’administration Trump, s’est finalement soldée par un échec et un certain isolement de la Colombie sur la scène régionale, la politique d’accueil plutôt bienveillante des migrants du pays voisin tranche avec les réactions plutôt hostiles des autres pays de la région, tant des gouvernements que des populations. Il n’est pas facile pour le gouvernement d’un pays de 50 millions d’habitants qui se débat déjà avec de nombreux problèmes d’accueillir en si peu de temps un nombre de migrants estimé à 1,7 million en maintenant des mesures en général plutôt conciliantes, et sans céder à l’expédiant facile du discours xénophobe (tentation à laquelle n’ont pas si bien résisté des politiques considérées comme plus progressistes, comme la maire de Bogotá Claudia López).
En second lieu, l’action du gouvernement en réponse à la pandémie est en général jugée favorablement. Même si le bilan humain est dramatique en Colombie comme dans toute l’Amérique latine, une région où l’informalité ne permettait guère aux populations les plus démunies de se confiner pendant de larges périodes, le gouvernement colombien a vacciné la grande majorité de sa population en un temps record.
Somme toute, la droite aborde ce cycle électoral en position de faiblesse. Non seulement le président Duque est impopulaire (25,7% d’approbation selon l’enquête réalisée par Invamer à la veille des élections), mais l’ex-président Uribe, figure tutélaire de la droite qui jouissait jusque-là d’une grande popularité l’est également (37,1% d’approbation selon la même enquête), ce qui change nettement le panorama en comparaison avec les élections antérieures.
Fort logiquement, c’est le candidat de gauche, Gustavo Petro, adversaire malheureux de Duque au deuxième tour de 2018 et principal dirigeant de l’opposition, qui bénéficie de ce rejet du gouvernement, et apparait comme favori pour les élections présidentielles dans les enquêtes. Il a réussi à fédérer derrière lui presque toutes les tendances de gauche et au-delà, alors que ces mouvements et personnalités étaient traditionnellement prompts à se diviser, dans une alliance qui a reçu le nom de « Pacte historique ».
Pour sa part, la droite s’est organisée en une coalition de partis et d’hommes politiques reconnus, l’« Équipe Colombie » (Équipo Colombia), qui tente de se démarquer du Centre démocratique dont elle reste pourtant proche. Néanmoins, le panorama ne se laisse pas résumer en un affrontement gauche/droite classique bien que peu fréquent en Colombie. Même si de nombreux médias insistent sur les dangers de la « polarisation » entre la droite et la gauche de Gustavo Petro, la majorité des Colombiens continue de s’identifier au « centre » plutôt qu’à la droite ou la gauche. Par exemple, selon l’enquête de culture politique du Departamento Administrativo Nacional de Estadística (DANE), l’institut public de statistiques, sur une échelle de 1 à 10 sur laquelle 1 est la position la plus à gauche et 10 la plus à droite, 38,5% se classent au niveau 5 suivis des 13% qui disent ne pas savoir et des 10,8% qui refusent de répondre. Seuls 8,7% se positionnent en 10 et 4,8% en 1.
Cette domination du centre a fait naitre des alternatives qui entendent profiter de ce positionnement de l’électorat. Ainsi, une convergence de figures politiques importantes du parti Alliance verte (centre gauche) et de dissidents du traditionnel parti libéral (centre) ont constitué une coalition baptisée « Centre Espoir » (Centro Esperanza). De même, le contexte d’insatisfaction a suscité les candidatures antisystèmes de figures indépendantes comme Rodolfo Hernández, entrepreneur et ancien maire de la ville de Bucaramanga, et Ingrid Betancourt qui tente un retour en politique. Ces dernières figures se concentrent sur l’objectif de la présidentielle sans guère se soucier du Congrès, et en critiquant la corruption et la classe politique avec un discours volontiers populiste. Finalement, les grands partis qui dominent le Congrès tendent au contraire à se concentrer sur les législatives en se pliant aux pré-candidats qui dominent les coalitions, ou en restant en marge pour les présidentielles, espérant négocier leurs soutiens au Congrès avec le futur vainqueur.
Les résultats des législatives
Avec le panorama décrit précédemment, on ne s’étonnera pas que les élections législatives aient été avant tout une victoire de la gauche. Cette victoire a surpris étant donnés les pauvres résultats que la gauche obtenait habituellement au Congrès. Elle était en effet souvent divisée, son électorat se limitait aux grandes villes alors que les partis traditionnels de droite et du centre bénéficiaient d’un ancrage solide dans les campagnes et les petites villes, et surtout, la gauche souffrait du stigmate ancien associé à la guérilla et ses exactions, même si certains de ses courants ont toujours affiché leur détermination à se démarquer de la violence. Le contexte post-accords de paix a donc favorisé la gauche d’une double manière : en cassant le stigmate de l’assimilation à la violence, et en soulignant l’importance de revendications sociales plus proches de son discours.
Il faut mentionner également le rôle de la stratégie dans la victoire de la gauche, qui a su s’adapter aux particularités et complexités du système électoral colombien. Les élections législatives permettent d’élire directement un Sénat en circonscription nationale unique et une Assemblée de représentants en circonscriptions départementales. Les deux chambres sont élues au scrutin proportionnel, et les partis, mouvements ponctuels avalisés par des signatures de citoyens, ou coalitions de partis, présentent des listes qui peuvent être selon leurs choix « fermées » ou « ouvertes ». Dans le premier cas, les électeurs votent pour une liste entière, et les élus occupent les sièges gagnés dans l’ordre de la liste déterminé préalablement par le parti. Dans le second cas, les électeurs votent pour une personne dans une liste. La somme des votes de la liste permet de déterminer le nombre de sièges gagnés, et les élus les occupent en fonction du nombre de voix qu’ils ont personnellement reçues.
En général, les partis colombiens tendent à préférer la liste ouverte, fondamentalement parce qu’ils sont incapables d’arbitrer entre les ambitions des caciques régionaux qui les constituent, et de les organiser dans un ordre de préférence acceptable par tous. De plus, les électeurs sont habitués à voter pour une personne plus qu’un parti, même si les étiquettes ont commencé depuis quelques années à acquérir plus d’importance qu’elles n’en avaient auparavant. Finalement la relation personnalisée entre électeurs et élus se prête facilement à des relations de type clientéliste, voire à des phénomènes de franche corruption électorale qui ont considérablement terni l’image des partis traditionnels.
Dans ce contexte la gauche a fait le pari d’une grande coalition avec des listes fermées dans la plupart des circonscriptions. Ceci a simplifié considérablement la tâche des électeurs invités à voter pour le même logo aux deux chambres et à la primaire associée puisque l’on votait les primaires pour les élections présidentielles de manière simultanée. De plus, cela a eu un effet de « présidentialisation » de l’élection législative, les partisans de Petro étant invités à lui donner d’emblée une majorité et à voter pour lui à la primaire de gauche. (…)
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