Uruguay: la « restauration » de la droite (tribune d’Oscar López Goldaracena)

Oscar López Goldaracena est un juriste et avocat uruguayen, spécialisé en Droits Humains, docteur en Droit et en Sciences Sociales, écrivain et ex-sénateur.

Quand les rhinocéros batifolaient avec les restes des casernes (1)

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En mars dernier, il y a eu un changement de gouvernement en Uruguay. La pandémie est arrivée quelques jours plus tard. Après quinze ans de centre gauche, uniques dans l’histoire politique du pays depuis 1830, l’Uruguay est retourné dans le passé.

Luis Lacalle Pou
(photo officielle)

Les gouvernements du Frente Amplio (Tabaré Vázquez, 2005 / 2010 et 2015 / 2020; et José Mujica, 2010 / 2015) ont généré des avancées dans le domaine des droits, le recul de la pauvreté, la distribution des richesses, la politique de genre, les mesures sociales, ainsi que dans le renforcement des entreprises publiques, des institutions républicaines et du développement démocratique. Bien que le Frente Amplio ait été le parti le plus voté lors des dernières élections générales (2019), il n’a pas atteint au premier tour les majorités requises pour gagner la présidentielle et il y a eu ballottage. Le second tour a été remporté par Lacalle Pou, du Parti Nacional, élu président jusqu’en février 2025. Le nouveau gouvernement est constitué par la droite associée à l’extrême droite et au militarisme. C’est un retour vers le passé de tous les dangers pour l’Uruguay.

Dans son empressement à chasser le Frente Amplio, juste avant le ballottage, l’opposition d’alors s’est unie derrière Lacalle Pou dans un but électoral. Sa matrice idéologique conservatrice a été occultée et, avec l’appui des grands médias audiovisuels attaquant en permanence le gouvernement du Frente Amplio et ses faiblesses, elle s’est présentée à l’élection en proposant un « changement ».

Le « changement », en réalité, était une « restauration », un rétablissement des privilèges. Il devait être maquillé et il fallait produire des slogans publicitaires. Le « changement » dont il était question était comparable à celui auquel aspire un nostalgique de la monarchie qui regrette l’époque de l’absolutisme des Bourbons.

Il suffit d’un exemple pour comprendre. Peu avant le ballottage, le candidat Lacalle Pou annonça que, s’il accédait à la présidence, il présenterait un projet de loi d’urgence, mais il n’a jamais diffusé le contenu du projet avant l’élection. Ce type de projet de loi, prévu par la Constitution, doit être débattu dans un délai très court et si le Parlement ne bloque pas, le projet est adopté. Une fois élu président, Lacalle Pou a présenté le contenu du projet: “la restauration conservatrice” ou plus exactement le cadre légal nécessaire pour assurer la restauration conservatrice et contenir les revendications soulevées par l’application d’une politique antisociale.

La loi d’urgence limite les droits et les garanties des citoyens au nom de la « sécurité publique » ; elle augmente les pouvoirs d’enquête et de répression dont dispose la police ; elle attribue le port d’armes aux policiers et aux militaires retraités ; elle accorde une immunité à la police en élargissant la définition de légitime défense supposée ; elle crée de nouveaux délits qui pénalisent la protestation sociale ; elle limite le droit de grève ; elle élimine les mécanismes financiers qui évitaient l’évasion fiscale des entreprises et qui garantissaient le salaire des travailleurs ainsi que le paiement des charges sociales ; elle réduit l’autonomie des entreprises publiques et de l’éducation ; elle ouvre le chemin aux privatisations, etc.

De façon stratégique, le contenu de la loi d’urgence ne fut pas présenté aux citoyens avant les élections, afin d’éviter que le débat à ce sujet ne se révèle défavorable. La droite devait assurer la restauration conservatrice, ce pourquoi elle devait d’abord gagner les élections et chasser du gouvernement le Frente Amplio et les quinze années de progressisme.

Aujourd’hui, ce projet de loi d’urgence est devenu loi en Uruguay. Il a été voté pendant la pandémie de Covid-19 qui a rendu impossible la mobilisation populaire.

Du point de vue sanitaire, la crise de la pandémie reste contenue en Uruguay, grâce à un système de santé universel et gratuit, implanté par les gouvernements précédents du Frente Amplio. De même, l’enseignement à distance et le télétravail qui ont permis de surmonter le confinement s’appuient sur une infrastructure de pointe en connectivité, elle aussi générée par les gouvernements précédents grâce à l’entreprise publique de télécommunications (Antel) et au très innovant Plan Ceibal qui attribue un ordinateur à chaque écolier. Le gouvernement actuel et les chaînes de télévision qui le soutiennent s’efforcent d’ignorer la robustesse que l’Uruguay avait atteint avec les gouvernements de gauche et leur agenda de droits.

Face à la crise économique et sociale qui accompagne l’urgence sanitaire, la réponse du gouvernement a été et reste de faire porter le poids de la crise aux secteurs les plus vulnérables. Fidèle à sa marque de restauration néolibérale, il réduit l’intervention de l’État. Il ne fait appel ni aux réserves financières, ni à la contribution des grandes fortunes. Il choisit de tout livrer au jeu du marché, avec les facteurs aggravants que sont la hausse des tarifs de services publics, la baisse des salaires, le démantèlement des politiques sociales, la suppression des repas dans les écoles, etc. En conséquence, le chômage et la pauvreté ont augmenté. On attribue la faute à la pandémie et aux gouvernements de gauche, alors qu’il s’agit au fond du retour au pouvoir des entreprises.

Le gouvernement réduit les droits et les garanties face à la répression policière, tout en adoptant une politique de régression des droits économiques, sociaux et culturels, cohérente avec la philosophie de « restauration ». Il oublie que les droits économiques, sociaux et culturels imposent aux états l’obligation de « faire ». Le droit oblige à « adopter des mesures immédiates », jusqu’à la « limite des ressources disponibles » pour les mettre en œuvre. Pourtant, le nouveau gouvernement choisit de « laisser faire ». Le moteur de la nouvelle normalité, ce seront les entreprises.

Revenons au début. L’Uruguay est en train de retourner au passé mais en plus, il y a des associés peu recommandables.

Il se trouve qu’a fait irruption dans la scène politique uruguayenne un parti minoritaire d’extrême droite, ultranationaliste et militariste, appelé « Cabildo Abierto ». Lacalle Pou l’a intégré, avant le ballottage, à la future coalition de gouvernement. Il n’y a pas eu en Uruguay de « barrière sanitaire » contre l’extrême droite. Au contraire, elle fait aujourd’hui partie du gouvernement.

Le porte-parole de ce groupe politique, le général retraité Manini Rios, sénateur, s’est lancé depuis son siège de législateur, et protégé par son immunité parlementaire, dans un téméraire discours ultranationaliste.

Il déploie une attaque constante contre les juges et les procureurs au sujet de l’avancement des dossiers judiciaires relatifs aux violations des droits humains intervenues pendant la dictature civico-militaire, période du terrorisme d’état (1973-1985).

Plus précisément, il a déposé un projet de loi pour rétablir l’impunité pour les crimes contre l’humanité commis par des militaires. Il prétend réinstaller la « Loi de caducité », aujourd’hui abrogée et qui empêcha, pendant les vingt ans qui ont suivi le retour de la démocratie (1985- 2005) de juger les disparitions forcées, les assassinats politiques et les tortures commis pendant le terrorisme d’état.

Il propose purement et simplement que l’Uruguay ignore les jugements de la Cour Interaméricaine des Droits Humains qui l’a condamné et qu’il tourne le dos au système de protection internationale des droits humains. Il a installé un discours ultranationaliste contraire au droit international des droits humains qui porte atteinte à l’état de droit et à l’institution républicaine de l’Uruguay.

Mais il y a plus à ce sujet. Outre de permettre la défense de ses « ex-compagnons » accusés de tortures, meurtres et disparitions forcées, les attaques de Manini Ríos contre les procureurs et le pouvoir judiciaire ne sont pas fortuites. Il ne faut pas oublier que le sénateur Manini Ríos fait l’objet d’une demande d’inculpation de la part du procureur général pour un grave délit qu’il aurait commis avant d’assumer comme législateur, alors qu’il était commandant en chef de l’armée. Il est accusé, ni plus ni moins, de ne pas avoir dénoncé devant la justice des violations gravissimes des droits humains, tortures et disparitions forcées, commises par des militaires pendant la dictature dont il a pris connaissance dans le cadre d’un tribunal d’honneur de l’armée. Il a occulté les faits et ne les a pas dénoncés devant la justice.

Élu sénateur, il bénéficie désormais de l’immunité parlementaire. Il ne peut pas être jugé pour quelque délit que ce soit sans l’autorisation du Sénat. Le procureur a sollicité la levée de son immunité parlementaire et c’est le Sénat qui doit maintenant décider s’il laisse ou non agir le pouvoir judiciaire.

Au moment où j’écris ces lignes, la demande de levée d’immunité n’a pas encore été votée. Il est prévisible que les parlementaires de la coalition gouvernementale lui accordent l’impunité en ne votant pas la levée d’immunité. Il se trouve que Lacalle Pou a besoin des voix de l’extrême droite pour tout son projet conservateur, par exemple dans l’immédiat pour voter le budget.

Si le Sénat ne lève pas l’immunité, il apparaîtra alors aux yeux de tous que l’Uruguay est retourné dangereusement dans le passé, quand le pouvoir était entre les mains des militaires et que les « rhinocéros » broutaient les restes des casernes.

Un gouvernement dirigé par des civils qui cherche à réinstaller un projet libéral, conservateur et restaurateur, ne se soucie pas de qui sont « ses associés « et intègre des ex-militaires d’extrême droite, nostalgique et ultranationaliste, met en danger non seulement les droits conquis pendant quinze ans mais aussi la solidité de l’état de droit.

La proposition de loi qui vise à ne plus juger les ex-militaires qui ont violé les droits humains et le discours qui l’accompagne est à rejeter absolument. Cela doit être pris en compte et condamné pour que le gouvernement d’Uruguay ne cède pas à la pression de l’armée.

L’essentiel est que le droit n’admet pas d’impunités, de caducités, d’amnisties, de pardons ou de grâces, pour ceux qui ont commis des actes de barbarie sur une population civile, qualifiés de crimes contre l’humanité.

Les disparitions forcées, les assassinats politiques et la torture sont des crimes imprescriptibles dont le jugement est nécessaire et obligatoire.

À la fin de la dictature, lorsqu’on commençait à insinuer la possibilité de l’impunité, il a été rappelé que les violations des droits humains perpétrées constituaient des crimes contre l’humanité. Nous avertissions à l’époque que le droit limitait les options politiques et interdisait de renoncer à la justice, du fait de la nature des crimes commis. Malgré cela, l’Uruguay a adopté la » loi de caducité de la prétention punitive de l’état » qui pendant plusieurs dizaines d’années empêcha de juger des militaires et valut au pays d’être condamné par des organismes internationaux de droits humains.

Cette loi de caducité prévoyait que le pouvoir judiciaire devait consulter le pouvoir exécutif, au cas par cas, pour savoir si la prétention punitive de l’état, concernant l’affaire qu’on cherchait à juger était échue ou non. C’était donc le pouvoir exécutif qui en définitive décidait quels cas étaient jugés ou non. Pendant des décennies, les gouvernements au pouvoir (parti Nacional ou parti Colorado) ont empêché que l’on juge. C’était une violation flagrante du principe républicain de la séparation des pouvoirs.

Du fait de l’illégitimité de la loi de caducité et des « fenêtres » juridiques qu’offrait ladite loi, la justice a commencé à agir, très lentement. À partir de 2005 avec la victoire du Frente Amplio, le pouvoir exécutif n’a plus interféré et le pouvoir judiciaire a avancé. Plus tard, la Cour Interaméricaine des droits humains a condamné l’Uruguay à dispenser la justice. Enfin, la loi de caducité fut abrogée.

Le débat s’est alors installé au niveau des tribunaux, entre ceux qui soutiennent que nous sommes face à des délits imprescriptibles, des crimes contre l’humanité, et ceux qui affirment qu’il s’agit de crimes de droit commun, prescriptibles. Bien que les dictateurs et quelques militaires responsables aient été condamnés, la majorité des affaires sont encore en cours. Les disparus restent disparus, sans justice, sans vérité.

En somme, l’Uruguay doit éviter de retourner dans le passé. D’un côté, la politique de vérité et justice pour les violations des droits humains n’admet pas l’alternative des caducités. D’un autre côté, l’agenda des droits n’admet pas la restauration néolibérale, car le droit lui-même oblige l’état à garantir le respect universel des droits économiques, sociaux et culturels.

Il est clair qu’en période de pandémie il en va de notre vie à tous, au sens strict. Aujourd’hui en Uruguay le système politique doit freiner la progression des virus ultranationalistes et d’extrême droite, parce qu’il en va de la vie de l’état de droit. Les parlementaires qui soutiennent le gouvernement sont encore à temps pour appliquer la « barrière sanitaire » à leurs associés minoritaires et laisser agir la justice, en votant la levée de l’immunité parlementaire de Manini.

Le gouvernement est aussi encore à temps pour corriger sa trajectoire et renoncer à la restauration conservatrice. Le bien commun exige des politiques d’état qui rentrent dans le cadre interdépendant et indivisible des droits humains dont la matrice, aujourd’hui, n’est pas la référence.

1. Le 30 novembre 1980, eut lieu en Uruguay un référendum convoqué par la dictature militaire qui proposait une réforme constitutionnelle. Celle-ci fut refusée par le peuple uruguayen. Au cours du seul débat télévisé autorisé, l’opposant à la dictature Eduardo Pons Echeverry, avec beaucoup d’ironie et faisant référence à la pièce d’Eugène Ionesco, qualifia de « rhinocéros » les civils qui collaboraient avec les militaires.