Les zapatistes à l’heure européenne – interview de Bernard Duterme (CETRI)


Entretien avec Bernard Duterme, du Centre Tricontinental / CETRI, mené par Iván Cadín pour Pie de Página, México – 23 junio, 2021.

Photo : Francisco Lion

Leer en español Gira zapatista, una bocanada de aire para las izquierdas en Europa

Iván Cadín – Quelles vont être les effets de la visite en Europe de cette délégation zapatiste (composée d’indigènes pauvres, femmes, hommes et trans) qui vient d’y débarquer ? Quel impact sur le débat public dans un continent où l’ultra-droite a gagné beaucoup d’espace, tant au niveau des gouvernements que dans les discours ? Aura-t-elle de fortes répercussions ou seulement des impacts sectoriels ?

Bernard Duterme – Je souhaite me tromper, mais je crains que l’impact sur le débat public de la tournée de la délégation zapatiste en Europe reste limité, confiné aux cercles de sympathisants et de sympathisantes de la rébellion du Chiapas – ceux et celles qu’on appelle ici les « zapatisant·es » – et à une série de luttes particulières ou de mobilisations locales que cette délégation va rencontrer grâce à ces sympathisants : des groupes de solidarité avec les migrants, des initiatives agroécologiques, des occupations urbaines pour le droit au logement, des « zones à défendre » (ZAD) contre des projets commerciaux, industriels, aéroportuaires…, des associations féministes, des actions symboliques de personnes « racisées », des communautés autogérées, etc.

Dans le débat qui divise les opinions publiques européennes, mais aussi la gauche elle-même, parfois très fortement comme en France, voire en Belgique aujourd’hui avec la question du port du voile des femmes musulmanes dans les services publics, c’est donc plutôt des activistes de ce pôle minoritaire que les « universalistes » qualifient de « communautariste » que les zapatistes vont rencontrer. Là où les perspectives « intersectionnelles » (pluralité des discriminations de classe, de sexe, de race…), la culture « woke », les positionnements « décoloniaux » font florès. En rupture donc, en effet, avec ce que vous percevez des « vents dominants » européens, sécuritaires à plus d’un titre, et hostiles aux « menaces identitaires ».

IC – Personnellement, vous qui vous avez écrit des ouvrages de référence sur le zapatisme, comment recevez-vous cette tournée ? Participerez-vous à des événements prévus avec la délégation zapatiste ?

Photo: Isabel Mateos / Cuartoscuro

BD – Bien sûr, j’irai les écouter là où je pourrai. Je suis ravi qu’enfin, pour une fois, le rapport visiteurs – visités classique soit inversé, que les zapatistes aient pu créer les conditions d’un renversement de perspectives, que « le Sud » vienne déambuler dans « le Nord » en période estivale, que des militants indigènes mayas débarquent à Madrid (500 ans après Hernán Cortés à Mexico-Tenochtitlán), à Paris, à Bruxelles… Et ce, de leur propre volonté, sans instrumentalisation externe. Pour parler de leurs luttes, échanger et tenter l’articulation avec celles et ceux qui, en Europe, « en bas à gauche » selon leur formule, contestent le modèle dominant qui creuse les inégalités et détruit l’environnement. Depuis le 1er janvier 1994, pour exister au-delà du Chiapas, pour entretenir leur écho « intergalactique », la rébellion zapatiste a multiplié les ruptures symboliques, les « coups d’éclat ». Certes à intervalles irréguliers, mais durant plus d’un quart de siècle maintenant. Il s’agit là d’un tour de force sans précédent dans l’histoire des mouvements de libération.

IC – Quelle est la réaction de la gauche à la tournée zapatiste ? Si l’on compare avec les années 1990, lorsque le zapatisme intéressait un large spectre de la gauche européenne (les sociaux-démocrates, les eurocommunistes, les luttes autogérées, les luttes paysannes, les artistes, etc.), l’accueil paraît aujourd’hui plutôt prudent et circonspect. Cette tournée aura-t-elle des répercussions sur la « gauche électorale » ou seulement sur la « gauche antisystème » ?

BD – Encore une fois, j’espère me tromper, mais dans la liste – impressionnante – des centaines de groupes et d’associations qui se sont mobilisés ces derniers mois pour préparer l’accueil des zapatistes sur le sol européen, la surreprésentation des courants autonomes, anarchistes ou libertaires est manifeste. Hormis certaines exceptions (quelques configurations partisanes-syndicales particulières en Grèce, en Italie ou en Catalogne par exemple), on y trouve très peu de partis politiques, de grands syndicats ou de traces des principaux acteurs collectifs « traditionnels » de la gauche européenne. Je ne suis même pas sûr que ces acteurs soient au fait de ce qui se joue. Tant que la grande presse n’en parle pas davantage, l’information pourrait ne pas les atteindre. C’est regrettable évidemment. Tant les mouvements sociaux européens que les mouvements sociaux mexicains, comme le zapatisme, ont beaucoup à gagner d’échanges et de coopération sur des enjeux politiques et économiques majeurs, tels que, par exemple, la ratification en cours dans les États européens du nouvel accord de libre-échange entre l’Europe et le Mexique. Cet accord, en dépit des impacts sociaux et environnementaux désastreux du précédent signé en 2000, prévoit d’accentuer la libéralisation et la déréglementation du commerce entre les deux régions, en donnant davantage de pouvoir encore aux investisseurs extérieurs. Entre acteurs critiques du capitalisme, ici et là-bas, il y a forcément des choses à se dire sur le sujet, non ?

IC – Quelle évaluation faites-vous de l’évolution idéologique et programmatique des zapatistes ? Ils ont déjà frappé les esprits en 1994 en s’éloignant d’emblée du discours stéréotypé des guérillas marxistes-léninistes de l’époque, et maintenant, en 2021, ils évoluent dans un perspective plus autogestionnaire, anarchiste, antisystème et anticapitaliste.

BD – Le caractère évolutif du rapport au politique des zapatistes, de leur conception de l’État et des voies privilégiées du changement social est un fait. Le « Sup Galeano » (ex-Marcos) a lui-même longtemps parlé, ironiquement, d’« indéfinition » à propos du profil idéologique de la rébellion. En gros, en vingt-cinq ou trente ans de zapatisme, on est passé d’une tendance plutôt « étatiste » (jacobine, marxiste-léniniste, révolutionnaire, « par le haut »…) à une tendance plus « autonomiste » (libertaire, horizontale, « par le bas », celle du « mandar obedeciendo »…). Pour autant, essentialiser cette dernière tendance, ou identifier, voire réduire le zapatisme à celle-ci, revient à la fois à sous-estimer son caractère hautement circonstanciel – c’est-à-dire « faire de nécessité vertu » selon le mot du philosophe Daniel Bensaïd – et à oublier les réflexes plus « verticalistes » ou les dimensions plus « délégatives » toujours à l’œuvre dans l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale). D’où – un exemple parmi bien d’autres – la surprise d’une partie des « zapatisants » européens à l’annonce de la candidature indigène de « Marichuy » à l’élection présidentielle mexicaine de 2018. Candidature suggérée et promue par les zapatistes, qui risquait aux yeux des tenants du « changer le monde sans prendre le pouvoir » de re-légitimer la voie classique du jeu politique. (…)

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Sur la tournée zapatiste, voir également
L’EZLN en Europe : entre enthousiasme et marginalisation (Bernard Duterme / CETRI)
Bande dessinée sur la venue des zapatistes en Europe (Le voyage pour la vie / Lisa Lugrin – Club Médiapart)
– La « dé-conquête » de l’Amérique, pour conquérir l’Europe solidaire ( Sergio Ferrari / CADTM)
Les zapatistes naviguent vers l’Europe (Bernard Duterme / Le Soir)
– Les zapatistes viennent en Europe raviver les braises de la rébellion (Reporterre)
 « L’invasion zapatiste » commence ! (Jérôme Baschet / Lundi Matin)
– Mexique. Caravane zapatiste : en route vers l’Europe… (Commission Sexta de l’EZLN / Enlace zapatista)
– La route pour la vie ! Collecte de fonds pour la venue des zapatistes (texte et vidéo de Primitivi)
– Déclaration commune d’une partie de l’Europe d’en-bas et de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale
– Nouvelles zapatistes: un voyage aux cinq continents (Julia Arnaud et Espoir Chiapas / Revue Ballast)