🇵🇾 🇧🇷 🇦🇷 En Amérique latine, la Triple frontière, la route sud de la cocaïne vers l’Europe (Isabelle Le Gonidec / RFI)


La zone dite de la Triple frontière concerne trois pays : le Paraguay, le Brésil et l’Argentine. Eloignée des centres politiques de décision, inégalement et peu peuplée, elle était jusqu’à une date récente aussi oubliée des pouvoirs publics, quoique déjà au carrefour de nombreux trafics : main d’œuvre, prostitution, blanchiment d’argent, armes, et drogue. Moins connue que les routes Nord, celles des Caraïbes ou du Mexique et de l’Amazonie, pour l’exportation de la cocaïne, elle est devenue au fil des années une voie d’acheminement importante, notamment vers l’Europe.

Containers sur le port de Hambourg en Allemagne. Les saisies de cocaïne ont augmenté de façon spectaculaire en Allemagne (+750 % entre 2018 et 2023). En 2021, la police allemande a réalisé la saisie de cocaïne la plus importante jamais réalisée en Europe : seize tonnes de poudre blanche dissimulées dans 1 700 pots provenant du Paraguay. AFP – Fabian Bimmer

Un maillage dense de fleuves et rivières, trois villes dont une zone franche, des ponts internationaux : la Triple frontière (TBA pour l’organisme de recherche sur le crime organisé Insight Crime) est un carrefour où transitent marchandises et êtres humains.

La région dite des Trois frontières, au carrefour de trois pays : le Paraguay, le Brésil et l'Argentine.
La région dite des Trois frontières, au carrefour de trois pays : le Paraguay, le Brésil et l’Argentine. © Studio graphique FMM

Ciudad del Este, deuxième ville du Paraguay après sa capitale Asunción, est une zone franche où des milliers de consommateurs, notamment brésiliens, viennent s’approvisionner. Électronique, vêtements, électroménager… dont beaucoup de contrefaçons en provenance d’Asie. Mais aussi des faux papiers, de la fausse monnaie, des voitures volées, des armes… Les échanges sont estimés à quelque 15 milliards de dollars par an ce qui la place juste derrière Hong Kong et Miami.

Des dizaines de nationalités s’y côtoient depuis la construction du grand barrage et de la centrale hydroélectrique d’Itaipu qui a fixé dans la ville de nombreuses personnes venues des régions pauvres voisines du Paraguay (notamment le Chaco) et des pays plus au nord, Bolivie et Pérou, en quête de travail, dans les années 1970 et jusqu’à la mise en service de la centrale en 1984.

À la confluence du majestueux Paraná, qui se jette dans l’Atlantique et de son affluent, l’Iguazú, Ciudad del Este a été fondée en 1957 par le dictateur Alfredo Stroessner. Elle a d’abord porté le doux nom de Puerto Flor de Lis avant d’adopter celui du dictateur (Puerto Stroessner) puis Ciudad del Este. Elle est installée sur un territoire longtemps oublié du colonisateur espagnol puis des pouvoirs publics paraguayens, où les tribus indiennes, notamment guaranies, et les bandoleros harcelaient les rares comptoirs et les implantations jésuites.

Ciudad del Este communique avec sa jumelle côté brésilien, Foz do Iguaçu, par le pont de l’Amitié sur le Paraná, construit en 1965 et le pont de l’Intégration en voie d’achèvement. Et c’est un autre pont, sur la rivière Iguazú, celui de Tancredes Neves qui relie Foz do Iguazu à sa voisine argentine Puerto Iguazú. Foz do Iguazu et Puerto Iguazú, deux villes également récentes, fondées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle à la faveur de la culture de la hierba mate, des échanges commerciaux, licites ou non avec l’explosion de population suscitée par les grands travaux sur les fleuves et de l’exploitation touristique des fameuses chutes d’Iguazu, le plus grand ensemble de cascades au monde.

C’est dans ce creuset interlope (on appelle aussi cette région les « Nations unies du crime ») et à la faveur des réseaux de trafics préexistants qu’a prospéré le trafic de drogue. Si le Paraguay était déjà le premier producteur et exportateur (vers les pays voisins) de cannabis du continent, la surveillance accrue des voies du Nord du sous-continent a incité les réseaux à utiliser d’autres voies d’acheminement et chercher d’autres points de sortie. Toutes les organisations criminelles y sont représentées : cartels colombiens, brésiliens, mexicains mais également des membres des organisations criminelles italiennes, turques, ukrainiennes, japonaises et triades chinoises.

Selon une enquête du site Insight Crime (2021), les principales sources illégales de revenus dans la TPA sont la cocaïne, le cannabis, les opiacés, le trafic d’êtres humains, le vol, le trafic d’armes, la délinquance environnementale et les mines illégales. Outre les ponts, les échanges entre les rives des fleuves et les pays se font aussi sur des barges. Et tout au bout, il y a les ports du Brésil, de l’Argentine ou de l’Uruguay vers l’océan Atlantique. La cocaïne, elle, cultivée au Pérou ou en Bolivie – où la production explose – arrive dans la région de la Triple frontière soit par la route, soit par les airs dans de petits avions (narco avionetas) qui atterrissent dans des aéroports clandestins, soit sur l’un ces cours d’eau de la sous-région. Et elle en repart le plus souvent par bateau, sur ces énormes porte-conteneurs qui font route vers l’océan.

La drogue a pour destination l’Europe essentiellement. Les cartels mexicains visent l’Amérique du Nord et ceux qui opèrent dans cette région ont pour cible l’outre-Atlantique : un marché plus petit mais où la drogue peut être vendue plus cher. Dans l’édition 2023 de son rapport mondial sur la cocaïne, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) présente également cette voie d’eau comme le principal canal d’exportation des drogues vers le marché européen. D’une tonne de feuille de coca, on extrait un kilo de cocaïne qui sera vendue 2000 dollars US en Bolivie mais 5 500 à Buenos Aires et 35 000 en Europe, peut-on lire dans une enquête du quotidien argentin La Nación.

Plusieurs réseaux opèrent pour contrôler ce juteux trafic. On évoque le plus souvent le PCC brésilien, le Primer Comando da Capital qui serait à l’origine du « tsunami » de cocaïne qui a envahi l’Europe ces dernières années. Ses points d’entrée sont les ports d’Espagne, du Portugal et de Belgique et plus récemment des Pays-Bas grâce à la coopération avec des réseaux morocco-néerlandais, peut-on lire dans cette enquête. Cette organisation qui compte plus de 100 000 « membres » a également noué des liens avec la ‘Ndrangheta calabraise, les mafias d’Europe orientale et la mafia nigériane du Black Axe.

D’après les services du contre-terrorisme des États-Unis, le PCC aurait aussi des liens étroits avec le Hezbollah libanais. Cette région a accueilli à la fin du XIXe siècle, puis à la chute de l’empire ottoman au début du XXe siècle, une forte communauté syro-libanaise (les « Turcos » en Argentine), originaire principalement du sud du Liban et de la plaine de la Bekaa. Une communauté estimée au Brésil par exemple entre 7 millions et 10 millions d’habitants, soit bien plus que la population du Liban, note la chercheuse Rashmi Singh. Le Hezbollah utiliserait le PCC pour blanchir de l’argent et lui fournirait des armes. Le nom du clan Barakat apparaît souvent dans les médias comme faisant le lien avec le Hezbollah dans la région ; il aurait aussi fourni des informations au commando qui a organisé les attentats en mars 1992, à l’ambassade d’Israël à Buenos Aires (29 morts et 242 blessés) et en juillet 1994 à l’AMIA, le centre communautaire juif de la capitale (84 tués et 230 blessés).

Né dans les prisons de São Paulo, le PCC a la réputation d’être extrêmement violent. Il est dirigé depuis 2002 par Marcos Willians Herbas Camacho, aussi appelé Marcola ou Playboy. Né en 1968 et condamné à quelque 340 années d’emprisonnement, il dirige néanmoins depuis sa prison de haute sécurité son réseau d’une main de fer… Le trafic de stupéfiants lui rapporterait près de 4,9 milliards de reaís (8,9 milliards d’euros) selon le Gaeco (Groupe d’action spéciale pour la répression du crime organisé au Brésil), rapportait la correspondante de France 24 au Brésil. (…)

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